m^-.
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Joseph Reinach Historien
%
313
S
HENRI DUTRAIT-CROZON
Joseph Reinach
Historien
RÉVISION DE
« L'Histoire de i'Affalre Dreyfus »
CTome I, le procès de 18^4. — Tome II, Esterha^)
PREFACE DE
Charles MAURRAS
-MM|€-
PARIS
ARTHUR SAVAÈTE, ÉDITEUR
76, RUE DES SAINTS-PÈRES, 76
1905
Au Général MERCIER
A l'ancien Etat-Major
ERRATA
Page
17
Note
I
62
ligne
• 14
64
—
26
67
—
31
69
—
4
79
—
II
127
—
15 et 16
r53
—
26 et 27
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—
3
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—
7
232
—
12
251
—
32
251
—
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263
—
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—
29
525
—
25
33^
—
13
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—
5
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—
28
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—
33
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—
21
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—
I
449
—
29
465
—
II
515
—
28
321
—
9
540
—
14
lire Rennes I, 575.
au lieu de I, 575,
— ses — ces
Placer toute la ligne entre guillemets.
ail lieu de aurait lire avait
- (2) - (i)
—
veux
—
peux
—
dilemne
—
dilemme
—
démasqué et dé-
masquer
—
démarqué et dé-
marquer
—
comparaison
—
Dreyfus
—
(3)
—
(2)
—
(2)
—
(3)
Supprimer
cette ligne.
Ajouter^
, en tête de la ligne ;
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au lieu
de
commandement
lire
commandant
—
Valsive
—
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Supprimer
le mot il.
au lieu
de
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—
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—
identique
—
indique
—
proscription
—
prescription
—
admissible
—
admirable
—
de fil
—
le fil
peuve
preuve
Avant le mot qui, mettre une virgule, et après le
mot copie, un point d'interrogation.
Avant parla, ajouter lui.
Ajouter d' au commencement de la ligne.
Entre les mots avait et dictée ajouter été.
au lieu de contre lire entre
PRÉFACE
L'ancien capitaine Dreyfus a été condamné, par deux fois, en
Conseil de guerre, pour avoir livré à l'Allemagne les documents
énumérés dans un bordereau écrit de sa main et découvert chez
l'ambassadeur allemand. Lui-même a reconnu, le 5 janvier 1896,
avoir trafiqué de ces pièces et, le 19 septembre 1899, en accep-
tant sa grâce, il a confirmé ses aveux,
La défense de ce condamné semblait interdite par la force des
choses et par le bon sens. Mais, aussitôt que son parti se fut
emparé de l'Etat, dès le mois de septembre 1898, ses instances
en revision eurent lieu dans des conditions de faveur inouïes. Les
formes coutumières de la justice furent changées, les lois tournées
ou violées, toutes les juridictions fatiguées, les garanties doublées
et redoublées sans fin. Le procès de Rennes a tenu vingt-cinq
audiences, entre le 7 août et le 9 septembre. La première enquête
de la Cour de cassation avait excédé deux trimestres ; la nouvelle
n'était pas finie après douze mois.
L'intérêt de Dreyfus, comparable à celui d'un prince apparenté
à la Maison régnante, obligeait donc les juges à prendre et à
reprendre, à peser et à repeser, une par une, en leur détail le plus
extrême, toutes les minuties de fait, toutes les broutilles de droit.
S'ils ne faisaier^t que leur devoir, on avouera que ce devoir fut bien
négligé envers tout autre que Dreyfus ! La justice la plus som-
maire était trouvée trop bonne encore pour quiconque avait eu
l'audace de se prononcer contre lui ; si l'on ne s'est pas délivré du
général Mercier et du lieutenant-colonel du Paty de Clam en les
accrochant à quelque lanterne, c'est que le peuple de Paris, même
dans les milieux révolutionnaires, ne fut jamais très favorable au
faux innocent. Ce que le peuple n'a jamais voulu tenter, l'Etat
l'eût fait s'il l'avait pu. Il usa de tous ses pouvoirs. Les disgrâces,
les peines disciplinaires elles blâmes furent prodigués à tout le per-
sonnel civil et militaire C|ui s'était permis d'élever des objections
contre une doctrine d'Etat : la langue officielle appela vérité les
fictions propices au traître, et mensonge l'évidence qui le char-
geait ; certaines preuves de son crime, étant trouvées embarras-
santes, furent étouffées ou falsifiées, toutes les fois que l'on en
trouva le moyen.
Là ne s'arrêta point l'influence des pouvoirs publics. Ils s'appli-
quèrent aussi à décourager l'examen des particuliers. Tout souvenir
donné à la Défense nationale fut traité d'importun, du haut de la
tribune. Un seul souci : Dreyfus. Le nom de cet homme imposa
son obsession à l'esprit public. Les badauds des deux mondes se le
représentèrent comme la pure image du Juste flagellé et de l'Inno-
cent mis en croix. Il en résulta une crise de monomanie religieuse
qui fit classer et considérer tous les cultes suivant leur degré
d'amitié ou d'éloignement pour la communion dreyfusienne. Le
judaïsme gagna de la sympathie, quelques dames s'y convertirent
parce que c'était la religion d'un martyr. Le protestantisme obtint
de précieuses marques de déférence, en tant que doctrine des
Droits de l'Homme. Pour le cathohcisme, il fut traité en ennemi
Les associations catholiques furent proscrites pour différentes rai-
sons, mais la plus pressante a été que les pères jésuites et les pères
assomptionnistes observaient une règle incompatible avec le sym-
bole du nouveau dieu.
Un vrai martyr eût dit que c'était trop de palmes et trop d'au-
réoles. Un innocent qui eût été, je ne dis même pas de race
française, seulement de cœur droit, aurait été troublé dans sa
conscience par ce déchaînement des querelles civiques, morales,
religieuses ; il aurait hésité à pousser son droit à l'extrême, se
demandant peut-être si le repos de tous ne mérite pas d'être pré-
féré au droit de chacun. Rendue compatissante par ses propres
malheurs, cette victime d'une véritable infortune eût épargné
à la nation de nouveaux maux ; elle eût tout essayé soit pour
adoucir les anciens, soit pour en effacer la trace. Mais les créances
fausses font les créanciers les plus durs. Dreyfus, traître avéré et
plaideur privilégié, considéra que son abus persévérant de la
bonhomie nationale, son excès de quiétude et son orgie d'impu-
nité ne lui donnaient pas une satisfaction complète. Parce qu'il
jouissait du libre parcours dans la rue et pouvait paraître en pu-
blic sans courir le risque d'être assommé, il voulut que la tolé-
rance lui fût confirmée hautement, que la faveur devînt honneur
et qu'une charte solennelle lui fut souscrite dans les formes par
son esclave et son complice, l'Etat français, qu'il avait trahi autre-
fois. Le procès en réhabilitation a donc commencé, quoiqu'il en
puisse coûter encore à la France. Nouveau pourvoi, nouvelles
plaintes ; peut-être, hélas ! nouvelle crise et nouvelles agitations. Di-
version favorable à tout ce que pourra tramer contre nous l'Étranger
et, qui le sait? à défaut d'un nouveau Sedan, nouveau Fachoda.
Plus que de l'hystérie de nos guerres civiles et de notre abaisse-
ment national, plus que de la fureur de nous vendre à travers l'Eu-
rope, ce misérable est travaillé de la curiosité de voir, de sentir,
de connaître jusqu'à quel point précis il lui sera donné de se
moquer de nous. Sa dernière promenade judiciaire est le plus san-
glant des défis. Si l'on veut réfléchir à la force de son insulte, on
obtiendra un commencement de lumières sur le degré de l'impu-
dence auquel peut s'élever, de nos jours, un drôle né juif.
Commencement d'ailleurs modeste. En avançant dans l'étude
d'un tel sujet, l'on se convainc qu'il y a plus beau que Dreyfus. Il
y a les meneurs du parti de Dreyfus. Chez le traître, domine une
inconscience née de l'insensibilité. Il ose tout, ne sentant rien. Leur
audace, à eux, est allante, outrancière, un peu risque-tout. On sent
qu'elle jaillit d'un fond derancuneet de rage, d'une faim, d'une soif,
d'une volonté de vengeance servie par de patients calculs. Ils ont,
dans leur crapule et leur scélératesse, un air de cynisme éclatant
qui ne manque pas d'un certain intérêt pittoresque. Dreyfus attriste,
ennuie et dégoûte du genre humain. Mais les mensonges faits
pour ce traître blafard sont tout au contraire voyants, luxuriants,
menés en apparat et contés avec verve : énormes inventions de na-
vigateurs levantins ou fmauderies de bazar, ces ruses variées peuvent
arracher un sourire. En nous faisant penser à Jean-Jacques et à
Robespierre, elles évoquent Pantalon et Polichinelle. A qui veut
mesurer ce que peut recouvrir le charlatanisme de la légalité et de la
justice, il convient de fournir un historique exact des grimaces de
ces gens là. Et qui voudra connaître les dernières ressources du
charlatanisme de la science étudiera avec fruit la feinte et la parade
de ces mêmes bouffons. On connaîtra l'un et l'autre charlatanisme,
on verra ces deux fleurs de pitrerie suprême unies et mariées sur le
même rameau, en concentrant toute l'étude et toute la recherche
sur la personne de M. Joseph Reinach. Ce type unique d'hypo-
crisie et de fraude, beaucoup plus complet que Dreyfus, repré-
sente l'idéal filou dreyfusien. Quand l'heure aura sonné de le
mettre en prison, on pourra hésiter entre une baraque foraine et la
vitrine d'un musée. Un homme qui ressemble de si près à ce qu'il
doit être, qui remplit, accomplit, réalise si pleinement sa formule
ignominieuse, finit par inspirer une espèce d'estime, mêlée de
complaisance et d'un peu d'amitié. Je lui sais gré, je l'aime d'être
pur et d'être parfait.
Mais ce n'est pas le moins du monde un type d'intelligence. Il
est bête, el peut-être bon. Sa niaiserie profonde se laisse surprendre
assez naïvement à l'œil nu. Mais un ardent instinct vital peut
fournir à un homme, surtout à la variété sémitique de l'homme,
le succédané, l'approximation et presque l'équivalent de l'intelli-
gence. Tout ce qu'il a d'esprit, M. Reinach le tient de ce premier
fond animal.
Je ne lui prête pas de mesquine cupidité. Il n'eut à l'origine
aucune ambition médiocre. Son seul souci était de conserver et de
consolider entre les mains des siens, de ses affranchis et de ses
clients, le Gouvernement de la France. Par malheur, le jour vint
Oli ce rêve si simple et si naturel se trouva menacé. On faillit
appliquer les lois, les justes lois, à son oncle, l'illustre escroc du
Panama. Cette tentative timide, arrêtée à temps par un mi-
nistre (M. Loubet), porta le premier coup à la sécurité du jeune
oligarque, alors député et officier de réserve, qui traitait en égales
toutes les puissances françaises, ayant succédé à son patron
Gambetta comme amphitryon de l'opportunisme. Mais il lui
arriva bien pis, deux années plus tard : on mit en jugement,
mais en jugement régulier, sans mesure de faveur ni de privi-
lège, sans la moindre dérogation aux prescriptions du code, ni
à la teneur de l'usage, un capitaine juif, homme riche et considéré
à la synagogue. Cet accusé fut convaincu de trahison, ce traître
condamné, ce condamné dégradé et conduit au bagne, comme s'il
n'eût pas fait partie de la plus ancienne aristocratie du monde.
Israël perdait-il ses modernes immunités ? Le droit commun ! Le
sort commun ! A ce coup de tonnerre éclatant dans son ciel,
M. Joseph Reinach reconnut l'avertissement. Comme Drumont l'a
bien marqué, le juif qui est oppresseur dès qu'il cesse d'être
opprimé se revoit opprimé du moment qu'il n'opprime plus.
M. Joseph Reinach vit en rêve un collier de joug préparé au loin
pour sa race. Il résolut de se délivrer de cette imagination mena-
çante. La cause juive devint le cœur de son cœur. Noble mobile:
saluez. Ce n'est pas de sa faute si le cœur que la nature avait
composé à M. Joseph Reinach n'était pas sensible aux chatouille-
ments du scrupule, si les moyens bas, détournés, immondes n'y
pouvaient éveiller aucun mouvement de dégoût. Ce patriote juif
a toujours le droit de se dire, comme l'homme d'Etat français,
qu'il a servi, servi les siens. >
t de foi
Les meneurs de la campagne, comme ils
l'ont dit mille fois et donné a entendre
cent lîiille fois, sont parti de cette hy-
pothèse que l'Etat-major français aurait
condamné sciemment un innocent. Ineptie
vraiment monstrueuse.
LiEBKNECHT.
Ceux qui s'établissaient ainsi, béatement et saintement, clans
l'éternité du Droit et du Vrai, y trouvaient un profit merveilleux
pour ce bas monde.
Le double absolu invoqué permettait, en effet, de constituer une
immense pétition de principe, innocence évidente, nécessaire répa-
ration, qui suffisait à écarter sans examen ni discussion toutes les
vues contraires, quelle que fût la force d'une preuve certaine, ou
1 indépendance d'un juge, ou la compétence d'un spécialiste et
d'un tribunal. Le Conseil de Guerre de 1898, par exemple, dé-
clarait-il Esterbazy innocent de tel crime déterminé, pour la
raison péremptoire que ce misérable se trouvait dans la plus com-
plète incapacité de le commettre? — Esterbazy n'en restait pas
moins le véritable auteur du bordereau : c'était une chose certaine :
qu'on ne partageât point cette certitude, dont chacun d'ailleurs
discutait, c'était le scandale unanime de ceux qui seuls savaient.
En épargnant aux bons lecteurs les preuves du scandale, on le sou-
lignait d'autant mieux... La Cour d'Assises de la Seine condam-
nait-elle M. Zola à un an de prison pour calomnies, notamment
envers M. du Paty de Clam, calonmies qui ont été reconnues
telles plus tard par M. Reinach et que M. Zola n'avait même pas
su préciser à l'audience ? — On se récriait contre Y iniquité, sans
même avoir à se donner la peine de l'établir... La Commission du
ministère de la Justice refusait-elle de reconnaître aucun rappor
sérieux entre le suicide du colonel Henry et les motifs d'une
revision du procès de Dreyfus} — A'/Tea/' criante ! révoltante machi-
nation ! Les aveux du faussaire (qui avait déclaré n'avoir rien à
se reprocher) devaient contribuer à la revision. Pourquoi.^ C'était
écrit. Juf^ement infaillible ne se molivc pas... Une enquête ayant
été trouvée nécessaire, la partialité passionnée des enquêteurs occa-
sionnait-elle le dessaisissement partiel de juges prévenus? -- Cette
mesure trop clémente était appelée scélérate, mais l'on s'abstenait
de rien écrireà l'appui de ce gros qualificatif... Enfin le plus débile
des arrêts de revision conduisait-il à la recondamnation de Drey-
fus ? M-. Reinach et ses amis faisaient savoir tranquillement que
c'était à recommencer, jusqu'au triomphe de la Vérité et de la Jus-
tice, certes offensées mais immortelles.
Cette identification toute gratuite d'axiomes irrésistibles avec une
opinion au moins douteuse sur une affaire au moins obscure fut
acceptée par bien des gens sans contrôle aucun. Certes, M. Rei-
nach s'était avisé d'un bon tour. Tout le monde aurait demandé
à voir et à contrôler, s'il n'avait engage que sa têle et son cœur
pour la garantie de Dreyfus. Mais c'est ce dont il eut bien garde.
Il parla de Science et de Conscience en général, nullement de ce
qu'il en avait reçu en dépôt viager : au lieu donc de valoir toute la
délicatesse et tout le savoir de M. Reinach, mais rien davantage,
Dreyfus, par cet emploi de deux termes heureux, valut le prix to-
tal de la Science et de la Conscience universelles. Quelques ré-
compenses obtenues au concours général, additionnées de petits
succès post- scolaires dans les revues spéciales, et cette bonne for-
tune de posséder deux frères établis dans l'Eradltion permirent à
M. Reinach l'affectation d'un vocabulaire de critique] savante
en lui épargnant la risée immédiate, celle qui fait échouer les
combinaisons. Survinrent ses amis. Leur concours ne lui manqua
point. Dès le premier moment, ils virent le parti qu'on tirerait de
ce carnaval de science. M. Ranc, qui n'est naïf que quand il le
veut bien, avait soin de hocher la tête d'un air pénétré quand il
fallait aider la besogne du faux docteur : « Son arfjumentation est
très forte, » disait-il des imaginations les plus saugrenues de
M. Reinach, de ces contes en l'air que Picquart, moins stylé,
traitait irrespectueusement dépures « histoires » : M. Joseph Rei-
nach est « celui de nous tous qui a le plus creusé l'Afiaire, qui est
allé le plus au fond ». ^I. Ranc aimait à prodiguer ces belles sen-
tences à son jeune ami. De son côté, M. Zola le désignait pour
écrire sur l'Aifaire, non une brochure, non uii volume ni un livre
quelconque, mais le livre : que l'on entende le Livre de la Cons-
cience et de la Science totales. Tel scribe diligent chargé des
articles-réclames eut mandat d'insister sur le caractère critique
et scientifique, impartial et transcendanlal de ce qui tombe de la
plume de M. Reinacli, tout au moins aux heures où elle s'occupe de
l'Affaire. « La documentation de M. Reinach est aussi abondante
« et plus sévère encore... Bien qu'il ait été lui-mcme un des au-
u teurs principaux du drame et l'un des plus violemment attaqués,
« M. Joseph Reinach continue à faire preuve dans son récit d'une
c( rigoureuse impartialilé. Cette histoire date d'hier, on dirait
« qu'elle est reculée pour lui dans un lointain de plusieurs siècles.
<( Ni les amitiés personnelles, ni les amitiés politiques ne le re-
« tiennent. Quelqu'un lui a reproché un jour sa dégoûtante équité.
(( Il s'y obstine (i) ». Ces lignes sont dédiées à Reinach historien.
On écrivait et l'on disait les mômes choses de M. Reinach journa-
nalistc en 1898 et 1899. Le rhéteur le plus foui'be, le plus inté-
ressé, était compté pour un austère magistrat. On le vantait pour
le recul de ses jugements. Et, vraiment, c'aurait été beau I Quand
on est né Reinach, écrire de l'Affaire avec une a dégoûtante
équité » ne serait pas seulement l'acte d'une vertu très ferme, ce se-
rait la merveille de la raison. La conter comme si M. Bard eût été
juge dans Ninive ou M. Félix Faure prince babylonien, ce chef-
d'œuvre de l'intelligence victorieuse mériterait à son auteur l'admi-
ration, l'estime et l'envie de ses adversaires. M. Reinach n'a pas
fait cela. 11 a fait une chose un peu différente, mais déjà d'une
jolie force. 11 a fait courir ce portrait flatté, flatté adroitement, ce
qui est rare. Il s'est porté et présenté en modèle de bonne foi. lia
su poser pour celui que ses ardentes passions d'homme ne sau-
raient empêcher d'examiner en connaisseur. Dans un pays comme
le nôtre, tenté par toutes les apparences de la culture et qui n'ac-
corde plus ce qui lui reste de respect qu'aux autorités de 1 intelli-
gence, le moindre crédit obtenu par cette fable colossale représente
en banque juive des millions. Une réputation de ce genre gagnée,
M. Reinach pouvait tout oser.
\ue profonde. Tandis que d'autres dreyfusiens, moins intéressés
que ne l'était celui-lù à gagner la partie, allaient importuner le
Pape ou solliciter les descendants de nos Rois, M. Joseph Reinach,
négligeant ces appuis qui devaient manquer les uns et les autres,
s'adressait directement au Pape, au Roi, au Dieu de l'opinion
française moderne : au fantôme et au simulacre du Savoir. Ayant
coill'é la tiare de Salomon son frère, il fit crier partout que c'était
le bonnet du plus fameux docteur de l'Europe et des Amériques.
La plus grande mystagogic du siècle et du monde devint possible.
(i) Le Temps du 29 février 1904.
Plus subtilement que Thérèse Ilumbert, malheureuse apprentie
qui ne déroba que de l'or, on employa ici le moyen infailUble de
voler tant le spirituel que le temporel. Nous y avons perdu jusqu'à
notre renom de peuple intelligent. A l'Etranger, où les personnes
bien renseignées sur l'Affaire sont moins rares qu'on ne le pense,
on fut encore plus touché qu'émerveillé de nous découvrir si cré-
dules. Nous bénéficiâmes de la nuance de sympathie souriante ac-
cordée aux peuples gâteux.
IV. — Quelques flagrants délits
Les défenseurs de Dreyfus, en fait de faux
n'ont à redouter le record de personne.
Auraient-ils l'impudence de les nier ?
Mais on pourrait leur ser-.'ir une longue,
une très longue liste à la Leporello.
LiEBKNECHT.
De la tiare cabalistique, le mensonge, la fraude et le faux s'é-
panchèrent avec une tranquille majesté.
Leurs experts de 1897, ceux que Bernard Lazare était allé
chercher sous tous les climats, déclaraient à la majorité de sept
contre trois que le bordereau pouvait ou devait être un document
« forgé ». Tel était donc l'arrêt premier de la Science. Mais l'ana-
lyse pénétrante de M. Bertillon ayant bientôt précisé l'accusation
et montré que Dreyfus avait dû en effet décalquer et contrefaire sa
propre écriture, la thèse des amis de Dreyfus dut aussi changer.
Ce ne fut pas très difficile, ni très long. Une volte face. On appela de
nouveaux experts. Ils accoururent. Us dirent ce qu'on leur souffla.
L'arrêt de la Science fut, cette fois, que le même susdit borde-
reau avait été écrit à main courante et ne portait aucune trace de
forgerie. — Si M. Bertillon, qui se donna la peine de prouver le
contraire, eût été^ depuis lors, moins ferme, s'il eût été conciliant,
traitable, s'il se fût permis quelques souples évolutions : aujour-
d'hui, la fortune et la gloire lui souriraient; grâce aux mille voix de
la presse, les Français ne seraient plus les seuls en Europe à igno-
rer l'autorité qui s'attache aux travaux de l'illustre savant. Il n'a
pas accepté détourner ni de varier ; depuis 189/i sa pensée se dé-
veloppe, se complète, se vérifie : il faut donc que ce soit un so-
XX ÎX
phiste, et un charlatan, presque un fou : il y a des sectaires et des
valets d'Académie qui le lui diront, et voici des nigauds qui se
croiront tenus de sourire en parlant de lui...
En novembre 1898, peu après la mort du lieutenant-colonel
Henry, il importait beaucoup à la justification de Dreyfus que le
bordereau eût été reçu au service des renseignements par un
autre qu'Henry. Contre toute évidence, contre un ensemble de dé-
positions concordantes, M. Reinach n'hésita point à déclarer dans
ses dissertations du Siècle qu'en effet le bordereau avait été remis
non à Henry, mais au lieutenant-colonel Cordier, lequel, l'ayant
« dit, raconté, attesté à vingt personnes » (i), devait en témoigner
devant la Cour de cassation. Le colonel Cordier témoigna en effet :
mais il témoigna du contraire de ce qu'avait annoncé M. Joseph
Reinach. Celui-ci n'en éprouva aucun embarras. Il lui suffit de
faire circuler une autre version : Henry a bien reçu le bordereau
mais non de la « voie ordinaire ». Preuve : il l'a reçu non déchiré,
mais intact. Pour mieux inculquer au lecteur l'état précis de ce
papier, M. Reinach fit insérer en tète de son livre un fac-similé
de la pièce, après en avoir retranché toutes les déchirures caracté-
ristiques. Pourtant, les plis du papier-pelure montraient clairement
qu'il avait été froissé. Que fait iVI. Reinach ? Aidé de la Science et
appuyé sur la Critique, il écrivit tranquillement : « Ce papier
« d'espèce si fragile n'était ni plié ni froissé, il était uni et lisse ».
Très peu de personnes ont été en mesure de voir l'original ou les
photographies exactes du bordereau; mais, pour quelques francs,
tout acheteur naïf pourra se donner le spectacle probant du borde-
reau tel qu'il plaît à M. Reinach de le faire connaître et de le faire
voir : (( lisse », d uni ». C'est un bordereau pour le peuple ou, si
l'on veut, pour le public. Si le public pouvait être effleuré d'un
doute, ce doute injurieux serait tout aussitôt chassé par cette consi-
dération que M. Joseph Reinach a le renom de grand savant.
« Ovide, ce grand médecin .. )) est-il dit dans la Jalousie da bar-
bouillé. Mais Ovide est un grand poète, et M. Reinach un grand
bateleur.
Le problème étant de savoir une fois pour toutes si le langage
des principaux amis de Dreyfus nousapjjorte une erreur sincère ou
(i) Siècle du 6 novembre 1898. Ces • vingt personnes» devaient en
<( déposer au besoin >■ selon le même article de M. Reinach. On les attend
encore.
la volonté consciente de nous tromper, s'ils parlent leur pensée ou
s'ils produisent une convention mensongère, ce problème peut être
résolu, comme on l'a fait souvent, par l'examen successif de cha-
cun de leurs témoignages, suivi d'un compte général et d'une ba-
lance d'ensemble donnant, en gros, le résumé des falsifications
de détail. L'impression de leur éclatante mauvaise foi se dégage
ainsi d'une masse énorme de faits. Impression puissante, mais
confuse et ainsi passible d'un doute. Une méthode plus som-
maire, et décisive, peut être employée quand on a le bonheur de
rencontrer dans le nombre infini des cas en observation tel cas.
tel fait, plus net et caractéristique : ce cas particulier Suffit à pro-
jeter sur tout le reste les lumières d'une irrésistible évidence.
Par exemple, un certain mensonge bien qualifié et bien constaté,
portant sur un objet bien déterminé, jugera définitivement les
personnes qui auront menti de la sorte. Il n'est pas nécessaire
que l'objet de la fraude commise soit important en soi pour nous
découvrir ce que nous cherchons : la mentalité et la moralité du
fraudeur. C'est pourquoi, point de subtilités, ni de complications :
les cas simples, grossiers, d'une évidence immédiate, sont les seuls
qui puissent servir. Il ne s'agira donc que de la lecture d'un
mot, du temps d'un verbe, de choses qu'un enfant de sept ans
puisse voir, épeler, reconnaître. Où tout le monde lit tel mot,
on ne peut lire un autre mot. Ce mot est. L'être réel du mot, sa
forme certaine, ne sont altérables, sauf hallucination, que par l'ef-
fort délibéré de la volonté consciente. Mais, que cette altération
typique soit constatée; qu'elle ait vraiment porté sur un point
matériel éclatant, le même pour tous ; qu'elle soit toujours, à toute
heure, saisissable, et palpable, et vérifiable, en des textes laissés
à la disposition du public et dont on peut citer exactement la page
et la ligne ; que, de plus, l'intention de fraude, le désir de déter-
miner une erreur ou un désordre apparaisse avec la même netteté
brutale; ce ne sera pas seulement un mensonge que nous tien-
drons, en un cas pareil : nous tiendrons le signe, l'indice, la
piste certaine et le gage sûr d'une multitude de mensonges circon-
voisins. Si, en clTct, l'on a menti sur des choses simples, nettes
et lumineuses, où le contrôle de l'adversaire était facile, il faut cal-
culer et conclure qu'on aura de même menti, et menti davantage,
dans les autres parties de ce même sujet, à proportion qu'elles auront
été moins éclairées et que la vérité y sera moins facile à saisir ou
à rétablir. Qui fraude en plein midi sur le port de Marseille frau-
dera d'autant mieux à Londres, à onze heures du soir. Une sincé-
rite qui aura été trouvée en faute dans un cas privilégié |X)ur sa
clarté et sa simplicité sera certainement en faute dans tous les au-
tres cas moins simples et moins clairs.
Il existe dans le l'atras de Tallaire Dreyfus un de ces cas éminem-
ment significatifs et probants, un cas de fraude en plein midi et de
mensonge à l'évidence, qui permet d'affirmer en toute ceititude la
mauvaise foi organique établie au centre de l'œuvre dreyfusienne
et rayonnant de là jusqu'aux dernières extrémités du système.
Chacun peut en juger. Il suffit de lire l'arrêt de revision rendu le
3 juin 1899 par les Chambres réunies de la Cour de cassation, puis
de considérer différents témoignages portés au Conseil de guerre
de Rennes.
Cet arrêt dit, en toutes lettres, que certains faits nouveaux
(( tendent à démontrer ■' que le le bordereau « n aurait pas été écrit
par Dreyfus ». Je cite textuellement. Le verbe (( tendent » exprime
que les faits ont une tendance à démontrer cette hypothèse, mais
constate aussi qu'ils n'en ont pas fait la démonstration. L'auxiliaire
« aurait >', au temps conditionnel, précise que, si celte tendance
se réalisait, si la démonstration tendant à se faire se faisait en effet,
il serait vrai de dire : — le bordereau n'a « pas été écrit par Drey-
fus ». (( Si », « si », (( si »... Restaient ces inconnues. Il fallait
donc les dégager. Aucun lieu de l'arrêt ne porte « démontrent que
le bordereau n'aurait pas été écrit par Dreyfus ». Et moins encore
y est-il dit que « le bordereau n'a pas été écrit par Dreyfus ». La
preuve était à faire. La démonstration à réaliser.
Le Conseil de Guerre futur avait donc charge expresse et cer-
taine àe voir <( si » cette démonstration serait réalisée ou non devant
lui. Il y avait, en attendant, possibilité, et même chance, que le
bordereau ne fût pas l'œuvre de Dreyfus : et voilà pourquoi l'on
cassait le premier jugement ; mais la chance contraire, la possibi-
lité inverse, l'idée que le bordereau fût bien de Dreyfus subsistait
au même titre, elle aussi : voilà pourquoi l'on allait à de nouveaux
juges. Tel était l'objet essentiel de ces débats ultérieurs auxquels
était renvoyée l'affaire. Loin d'adresser aux juges de Rennes une
cause déjà jugée, on leur expédiait une cause à juger. Les mots
tendent à, n'aurait pas en sont les témoins éclatants (i). Aucun
(1) Autre témoignage conforme : celui de M. B.illot-Beaupré dans son Rap-
port aux Chambres réunies : « Aussi la loi de 1895 parle t-elle uniquement
« àe faits qui sont de nature A établir Vinnocence du condamne, qui sont de nature
(lAVctahlir, mais qui peut-être en dernière analyse ne l'établiront pas. » (Page
31 des Débats de h Cour de Cassation.) Le dénature à du texte de la loi corres-
trait du contexte n'affaiblit la portée ni ne nuance la lumière du
temps conditionnel et de l'infinitif démontrer précédé et précisé
par le tendent à.
Jamais du reste aucune controverse sérieuse ne fut engagée
dans la presse sur ce point : quand nous rétablissions la vérité là-
dessus, nos adversaires ne contestaient pas, ni n'insistaient ; ils se
taisaient (i). Jamais les etTorts des vrais amis de la vérité ne réus-
sirent à attirer les dreyfusiens dans un débat sérieux touchant cette
phrase dont le sens exclut tous les doutes. Mais ce silence, ce dé-
sir de fuir ce débat ne les empêcha point de revenir, toutes les fois
qu'ils se crurent seuls ou devant des contradicteurs peu gênants,
à leur absurde théorie que la Cour de cassation aurait elle-niênie
retiré la paternité du bordereau à Dreyfus, qu'elle l'aurait attribuée
elle-même à Esterhazy et ^qu'elle aurait dès lors interdit juridique-
ment tout examen du bordereau au Conseil de Guerre de Rennes...
Ce mensonge a été dit, redit, écrit et récrit, mais de manière à
esquiver les démenlis publics et les preuves catégoriques du con-
traire. Parce que des juges militaires, essentiellement attentifs aux
graves questions de fait qu'ils élucidaient et du reste peu fami-
liers avec la lecture des textes judiciaires pouvaient prendre cette
falsification pour un thème d'école permis à des licenciés ou docteurs
en droit, cela s'est dit, cela s'est lu, non seulement en tête du Fi-
(jaro ou en première page du Temps, mais dans le prétoire de
Rennes, et aux comptes rendus officiels du Conseil de Guerre, ce Le
<( bordereau est d'Esterhazy et j'ai le droit de dire pourquoi, parce
« que la chose a été souverainement jugée par la Cour de cassation.
(( La Cour de cassation est le pouvoir suprême de la justice en France,
« la Cour de cassation a dit le bordereau est d'Esterhazy. Elle l'a
« dit... il y a là une vérité juridique absolue : la Cour de cassation
(( l'a dit. Je suis un magistrat, je le dis après elle, je le dis avec elle,
« et non pas seulement parce que je suis magistrat mais parce que
(( mon cœur, mon intelligence, tout me dit d'être avec elle. » (Au-
dience du 17 août 1899 ; le Procès de Rennes, t. I, p. 36o, 36i).
Le magistrat qui parlait ainsi et ainsi mentait par six fois mais qui,
à la septième, offrait son cœur et sa raison pour la garantie du par-
jure, ce magistrat n'était alors que simple juge. Ce beau parjure
pond au lendent à du lex'.e de l'arrût. Nulle discussion n'est possible sur un
sens aussi clair. C'est par simple luxe qu'on y appuie.
(i) On se tait parce rti'on na rien à dire. On ne repond pas, parce qu'on ne
peut pas vie réfuter.
LiEBKNECHT.
l'avança. Le voilà aujourd'hui conseiller à la Cour d'appel. C'est
M. Bertulus. iNIais son mensonge sur un fait que chacun peut vé-
rifier, permet de supputer ses mensonges sur d'autres points,
obscurs et invérifiables, par exemple ses entrevues de juillet 1898
avec le colonel Henry. Celui qui ment ici, où chacun peut le
contredire un texte à la main, doit multiplier les mensonges quand
il rapporte un entretien dont l'unique interlocuteur a péri.
Introduisons un autre de ces fameux témoins du Juste et du
Vrai. (( La Cour de cassation a jugé, en efliet, que c'était Esterhazy
« qui avait écrit le bordereau, si bien qu'il est étrange qu'à cette
« barre, contrairement à l'autorité souveraine de la chose jugée, on
« vienne remettre en question ce que personne n'a plus le droit de
« contester». (Audience du 6 septembre 1899; \e Procès de Rennes,
t. III, p. 436). Celui qui, non content de dire le contraire de la
vérité faisait ainsi la grosse voix pour tenter d'introduire par l'inti-
midation cette insoutenable imposture était un ancien garde des
Sceaux, avocat et jurisconsulte de métier, M. Ludovic Trarieux. Il
devait savoir lire un texte ; cinq minutes auparavant il venait de
gémir de ce qu'un document eût été (( mal vu..., mal lu..., » et
« mal cité ». M. Trarieux ne pouvait pas s'être trompé. Il fraudait
mais joignait l'abus de pouvoir et l'abus de confiance, en même
temps que la prévarication, à la fraude. Témoigner, c'est collabo-
rer à l'œuvre de la justice ; c'est exercer en quelque sorte une ma-
gistrature : le témoin qui faisait servir son autorité de juriste à égarer
des juges étrangers par essence à cette spécialité méritait sans conteste
d'être appréhendé séance tenante et, jugé sans désemparer, d'être
condamné à la peine des faux témoins. Par ce faux témoignage porté
sur la lettre et l'esprit d'un écrit affiché sur les murs des 3o.ooo
communes de France, calculez le crédit que mérite un témoignage
porté par le même témoin sur des sujets qu'il est seul à connaître et
dont le rapport sera laissé à sa bonne foi. Par exemple cette visite à
l'ambassadeur d'Italie, en novembre 1898, pour laquelle il a situa-
tion d'accusé. Partout où l'on sera réduit à le croire sur parole, il
faudra croire le contraire de son propos ; la critique des témoi-
gnages nous fait de cette précaution une loi.
La falsification commise à Rennes est si bien établie que, mal-
gré sa bonne volonté bien connue, le Procureur Baudouin, dans
son réquisitoire du 3 mars 1904 (pag^ ^^^ ^^ ^^ Revision du Pro-
cès de Rennes)^ n'a pu défendre un seul instant l'opinion que
M. Bertulus appelait « une vérité juridique absolue », une vérité
affirmée par v le pouvoir suprême de la justice en France », et sur
xxxiv
quoi M. Trarieux invoquait d'une manière si joyeusement impré-
vue « la force souveraine de la chose jugée». « Personne )),au dire
de Trarieux, n'avant « le droit » de contester cette opinion, M. le
procureur Baudouin l'a bien contestée pour son compte : devant la
Courqui avait rendu l'arrêt du 3 juin, devant M. Ballot-Beaupré qui
en avait été rapporteur, il a dû se séparer d'avec les faussaires. Mais
tant pour consoler les mânes de Trarieux que pour épargner à son
voisin M. Bertulus une peine morale équivalente au fer rouge et au
bonnet vert, il les nomma tous deux u d'excellents esprits o. Ces
excellents esprits avaient des yeux pour voir un texte, la notion de
l'alphabet pour le lire, des connaissances suffisantes pour en saisir le
sens très concret et très clair. Nous défions qui que ce soit d'expliquer
honnêtement la « lecture » donnée par les deux compères. Une
chose formelle est la teneur de l'arrêt du 3 juin 1899; une autre chose
formelle est la déclaration de M. Bertulus, doublée de l'invective de
M. Ludovic Trarieux. Or, ces deux choses très formelles sont con-
traires. Sur les deux termes du sujet les rayons de la certitude se
distribuent avec tant d'égalité et de force, les reliefs en sont si nets
et les lignes si pures que nul esprit humain n'aura d'hésitation. On
sait, on touche, on voit. On voit, on touche, on prend sur le fait de
fameux coquins. Ils ont lu le contraire de ce qui devait être lu.
Si nous étions en réunion publique et qu'une projection de lu-
mière oxhydrique eût rendu sensible pour tous l'infamie que la rai-
son du lecteur vient de constater, les dreyfusiens présents parleraient
d'autre chose : par exemple du faux Blanche, du faux Speranza ou
de l'alTaire Henry. Si le procédé d'un esprit honnête fut toujours de
préciser toute discussion, le leur consiste à réfugier leur ignorance
et leur embarras dans le trouble qu'éveillent les sujets vagues et
complexes. Nous cherchons à déterminer le connu afin d'aména-
ger une base solide d'oii partir à la recherche de l'inconnu. Ils se
jettent dans l'inconnu en vue de brouiller le connu : cela fait partie
des méthodes de la Critique et de la Science.
Mais il y a des ^joints où le chercheur le plus versé dans l'affaire
Dreyfus a le devoir d'écrire paisiblement : je ne sais plus ou je ne
juge pas. Ces petits mots qu'il est parfois courageux de dire peuvent
faire un très grand honneur. D'autres fois, il est vrai, la suspension
du jugement est une lâcheté qui se double d'une bêtise. Dans l'af-
faire Henry, par exemple, l'essentiel, dès qu'il est perçu, doit être
formulé en laissant sa part au mystère. A cet égard, la position
qui paraissait d'abord aventureuse et téméiaire s'est imposée de-
puis sept ans par la force des choses au bon sens le plus timoré.
XXXY
Le colonel Henry fut un magnifique soldat, qui affronta vingt fois
la mort, reçut deux blessures, fut fait prisonnier, s'évada. Tous
ceux qui l'approchèrent lui ont reconnu un patriotisme de feu.
Trompé un jour, il réalisa son erreur avec un emportement furi-
bond : mais là, sur les limites d'une généreuse folie, quand son
" honneur fut menacé, il paya l'erreur de son sang, dont furent con-
firmées ses dernières protestations de dévouement et do loyauté. Il
faut donc ou bien inventer fable sur fable comme l'a fait, sans aucun
succès jusqu'ici, M. Joseph Reinach, ou se résigner tùt ou tard à
interpréter cette affaire obscure dans un sens favorable au colonel
Henry, ainsi que quelques-uns l'ont fait dès le premier jour (i),
l'estimer et le plaindre comme une victime, en conséquence sup-
poser que sa malheureuse pièce forgée représentait pour le chef du
bureau des renseignements une vérité très certaine dont la preuve
écrite ou orale avait peut-être été en sa possession, mais n'y pou-
vait plus revenir. Hypothèse? Eh ! la thèse contraire, elle aussi, est
hypothétique : les seuls points qui ne le soient pas, c'est l'altération
matérielle de la pièce, c'est le suicide ; mais au delà de ces actes
matériels, il reste à chercher les mobiles, et cette recherche, en
quelque sens qu'on la dirige, garde le caractère d'une pure induc-
tion. Seulement notre induction est vérifiée par toutes les circons-
tances connues, au lieu que l'induction de M. Reinach est démen-
tie par le même ensemble de faits.
Henry n'est un d bandit » et un « scélérat », philosophiquement
il n'est même un « faussaire » que si Dreyfus est innocent et si les
dreyfusiens sont des honnêtes gens. Sur l'un et l'autre point, la
preuve du contraire se trouve faite en abondance par des procédés
aussi nets et aussi rigoureux que probes. Qu'on laisse donc tran-
quille la mémoire d'Henry, et le secret tragique et sanglant qui
l'entoure 1 Ce qu'on peut dire contre lui s'évanouit devant la preuve
de la canaillerie de Reinach, de Trarieux et de Bcrtulus, ses accu-
sateurs. Il est très clair que M. Bertulus et M. Trarieux ont voulu
gêner et lier le Conseil de Guerre de Rennes en présentant comme
tranché par la Cour de cassation ce sur quoi celte Cour ne s'était
jamais prononcée. Il est clair, parfaitement clair, que le papier du
bordereau n'était ni lisse ni uni et qu'il était froissé abominable-
ment, mais que M. Reinach a bien écrit « uni et lisse » comme il
a affiché en tête de son livre une photogravure destinée à jouer le
lisse et l'uni, de manière à tromper la foi du lecteur. Vous
(i) E;i particulier, M. Ernest JaJ.n, alors rédacteur ea chef du Petit Journal.
parlez de fraude !' En voici, \oiis parlez de faux ? En voilà. Plus
rien d'hvpothélique, ici. Fait, intention, volonlé de nuire non à
quelques-uns mais à tous, les éléments moraux et juridiques du
crime sont tous réunis.
Au contraire, ce qu'on a appelé mensonge et faux de la part
de bons serviteurs de la patrie, n'est établi que sur des induc-
tions ou des déductions infirmes. Ce sont parfois de simples
erreurs ou des méprises ainsi qu'il peut en échapper aux esprits les
plus sûrs et aux volontés les plus droites ; ces erreurs portent sur
des points de détail absolument secondaires et négligeables, par
exemple une digression de M. Bertillon sur le calcul des probabi-
lités, dont ses adversaires n'ont vraiment pas eu le triomphe mo-
deste, ou un malentendu entre le colonel Maurel et le président
Jouaust.surlacommunication des pièces secrètes. Toutle monde peut
se tromper, dire ou écrire un mot impropre et hasarder un rap-
prochement sans justesse. Mais ne ment et ne fraude que qui veut
mentir et frauder. Nous avons pris au col, comme maraudeurs
sur la branche, les mensonges, les faux de M. Reinach et des
siens. On peut les suivre et les fder ainsi tout le long de l'AtTaire.
Quand on feuillette son Histoire, où se répètent, à chaque page, les
mêmes entreprises, hier encore impunies, il arrive que le livre
échappe des mains.
— Yoilà pourtant ce qui a berné tout un peuple!
Et si l'on demande :
— Gomment cela est-il possible ?
Il ne faut pas que l'on se lasse de répondre :
— Au moyen du mot de Science, au moyen du mot de Cri-
tique, assénés à tout bout de champ ! Oui, ce furent les règles de
la saine critique qui firent choisir par la Cour de cassation trois
experts qui s'étaient déjà prononcés au procès Zola. Si prodigieux
qu'il fut, le procédé fut trouvé simple, naturel et parfait. Les
timides protestations que pouvaient éveiller les cas de ce genre
étaient immédiatement couvertes par la voix de quelque Duclaux
jurant qu'il n'en usait pas d'une autre manière avec ses cornues
et ses alambics. M. Havet, M. Meyer, M. Paris, M. Monod, beaux
génies cousus de diplômes, déclaraient, à chaque folie écrite ou
dite par leurs amis, que tel était le comble de la Vérité historique,
Vérité qu'ils devaient connaître puisqu'ils la figuraient à la Sor-
bonne, aux Chartes et aux Hautes Etudes.
Ce tintamarre fatiguait ou exaspérait les gens calmes. C'est pour-
quoi priaient- ils, par dessus toute chose, qu'on n'augmentât ni le
désordre ni le bruit, ni leur désarroi, par une discussion méthodi-
quement ordonnée.
Y. — Le supplice de l'exa.men
Je me livrai avec soin à l'étude de l'afifaire*
La justice allemande vint à mon aide :
en novembre 1897, je dus accomplir
une peine de quatre mois de prison, et
j'eus ainsi les loisirs nécessaires...
En prison on lit de près.
Je fus tout de suite frappé de ce fait que
la presse allemande recevait de Paris
des renseignements absolument faux.
LlEBKNECHT.
Et pourtant, la plus dure peine qui pût être infligée à M. Rei-
nach aurait été de le prendre au mot dès le premier jour.
Les hauts cris jetés par les dreyfusiens témoignent qu'ils préfè-
rent n'importe quoi à l'examen sérieux, détaillé et méthodique de
leur thèse. Ils ont crié, quand^ au moment du procès Zola, la pro-
testation des archivistes paléographes, anciens élèves de l'Ecole des
Chartes, avertit le public de ne pas recevoir comme articles de foi
toutes les fantaisies de M. Giry ou de M. Molinier. Ils crièrent plus
fort à la naissance de la Ligne de la Patrie Française, qui leur si-
gnifiait la protestation de l'intelligence nationale contre des doc-
teurs étrangers, ou à demi-français, ou gagés contre la patrie (i).
Ils crièrent plus haut quand plusieurs officiers, d'une rare dis-
tinction d'esprit, M. le général Roget, M. le commandant Cuignet,
établirent par les formules de la plus ferme raison, par une sai-
sissante analyse des pièces, le bien fondé du premier jugement et
la nullité du système de l'innocence. Quand, devant ses collègues,
M. Picquart, leur homme, fit une si pauvre figure, nous les sen-
tions encore plus abattus que lui de son ridicule et de sa défaite.
On ne saurait dire ce que les dreyfusiens ont le plus attaqué dans le
général Mercier, du justicier de 1894 ou du témoin de 1899 : sa
déposition du procès de Rennes et son incomparable discussion
(1) Le 19 janvier 1899, à la première séance de la Ligue, M. Jules Le-
maître établit fortemeiit combien cette affaire d'Ettt échappait à l'opinion des
particuliers et combien, dès lors, les inductions dreyfusiennes étaient témé-
raires.
XXXVIII
du témoignage Freystatter ne valent pas uniquement pour la beauté
logique, ou la valeur critique ou la puissance démonstrative : les
haines savoureuses que ces œuvres de lumière ont exaspérées, déter-
minent très bien quel est l'eflroî secret et le doute qui ronge le parti
dreyfusien : c'est la peur de ce qu'il invoque. Le jour letlVaie. La
raison le démoule. Quand VAclion française publia, en décembre
1899, les révélations de Liebknecht sur les « musiciens » du syn-
dicat et (I leur chef d'orchestre invisible », le système des invectives
et des malédictions fut abandonné. On avait compris le danger. Il
fut convenu de ne plus répondre un seul mot aux censeurs indis-
crets trop amis de la précision.
Il y eut un moment d'anxiété quand, M. Reinach ayant publié
son Histoire, on se demanda s'il y aurait des réponses et quelles
réponses. Mais, entre 1901 et igoS, l'Affaire fut enterrée ou bien
négligée ; le monde conservateur et nationaliste en était excédé. Les
années se passèrent. Nulle critique méthodique n'apparaissant, l'au-
teur se raffermit dans son impudeur naturelle. Il crut àl'indifTérence,
peut-être à l'hésitation de ses adversaires. C'était mépris. Un exa-
men sommaire leur avait démontré que cette collection de fables et
de faux était surtout une œuvre bâclée. Le bedeau du Juste et du
Vrai se dégradait par son extrême insouciance des menus faits maté-
riels dont un honnête homme historien fait sa gloire solide de véri-
fier soigneusement le détail. Information hâtive, style cursif, langue
déclamatoire : les caractères du grimaud qui se délecte à brouiller
tout ! Les choses et les gens qu'il marque au passage pour avoir l'air
de les connaître sont notés au petit bonheur. Ouvrir un annuaire,
un répertoire, une collection, vérifier une attribution, une date, un
nom, à quoi bon ? Le comte de Lur-Saluces, l'exilé de la Haute Cour,
A'oit changer en Henri son prénom naturel d'Eugène par lequel la
presse entière, sans compter le greffier de la Haute Cour, l'a désigné,
Valmont, le héros des Liaisons dangereuses, n'est pas plus heureux
que M. de Lur-Salucés : il est traité de « Yalville )) on ne sait pour-
quoi. Le premier usage du terme de a nationalisme », qui est du
fait de Barrés, est. rapporté, par un bizarre caprice, à Thiébaud.
La multitude des petits indices de cet ordre -avertissait tout lec-
teur compétent de l'immense mine de faussetés de l'inimaginable
gisement d'inepties que la nature et la volonté de M. Reinach avaient
établis dans les profondeurs de l'Histoire de l'affaire Dreyfus.
Creuser ce beau filon aurait tenté plus d'un curieux. Mais, l'ou-
vrage n'étant pas encore achevé, la critique d'ensemble était impos
sible ; on en était réduit à un examen décourageant par sa minutie.
L'analyse infinie qui s'imposait dès lors demandait une ampleur
de génie critique dont il semblait permis de désespérer de nos jours.
Il y Aillait une mémoire variée et profonde comme les choses, un es-
prit assez puissant et assez agile pour échapper au morne ennui que
distille M. Reinach, mais assez fin, assez souple, assez étendu pour
en donner une juste idée au public. La fraude juive est parfois d'un
comique intense. Il fallait savoir le montrer. Il fallait encore se gaider
de tout mettre dans un style de controverse ; en discutant, il fallait
aussi raconter ! Le livre de M. Reinach est un des plus mauvais ou-
vrages du monde, mais la critique de ce livre devait être l'une des
meilleures œuvres de notre langue ou ne pas exister. Un chef-d'œuvre
ou rien s'imposait. Après avoir laissé le public languir pendant quel-
que temps, M. Henri Dutrait-Crozon nous a apporté le chef-d'œuvre.
C'est une belle et forte chose que ce Joseph Reinach historien.
C'est encore une jolie chose, claire, nette, brillante, plaisir des
connaisseurs et naïve joie de la foule. Je ferais ouvrir de grands
yeux si j'avais l'indiscrétion de citer les noms des critiques, savants
et philosophes qui en guettaient chaque numéro quand cela parais-
sait dans la Gazette de France entre avril et octobre 1904. Chacun,
suivant son goût, louait le talent littéraire ou l'investigation histo-
rique, A mon avis, c'est^la qualité du courage, c'est l'immensité
du travail qu'il faut avoir soin d'admirer. M. Dutrait-Crozon avait
affaire à un sujet complexe, dur, semé d'une infinité de mystères.
Sa pensée simplificatrice, à laquelle tout est présent tout à la fois, y
répandit tant d'ordre, de facilité, de lumière, que le lecteur oublie
le travail de cyclope qui a dû précéder cette composition. Travail
heureux, du reste, et travail fertile, qui est favorisé et béni par
les choses mêmes, au fur et à mesure qu'on le voit s'accomplir.
L'auteur s'est mis à l'œuvre sur la trace d'un certain nombre de
petits crimes. Or, chaque pas fait en ce sens, chaque minute don-
née à cette analyse l'ont enrichi de trouvailles inespérées. Non seu-
lement ces découvertes abondent, mais elles versent une profusion
si curieuse de sensibles clartés et elles sont d'une perfection d'évi-
dence telle, que l'on en trouverait difficilement la pareille dans un
autre livre et sur un autre sujet. La force probante en est sans ré-
plique. Que dire, qu'opposer, que répondre à la découverte de la
page 21 3.^ Et que dire s'il nous souvient que les découvertes de
même force se pressent à travers les cinq cents autres pages ;* On
lira ce morceau de maître en son chapitre dans Joseph Reinach
historien. Mais je ne puis m'empêcher de le détacher pour l'ins-
crire à ce frontispice, car il aussi beau que vrai.
Donc, page 2i3 du livre où il m'a fait l'honneur de m'inviter
à parler avant lui, M. Henri Dutrait-Crozon, poursuivant son opéri-
tion de police intellectuelle et morale, observe cpie, d'après le pre-
mier volume de l'Histoire de F affaire Dreyfus (el, dit M. Reinach,
en vertu d'un machiavélique calcul du colonel Henry), « la pho-
tographie du bordereau n'était pas au dossier de l'avocat », u Dé-
mange n'avait pu consulter l'original qu'au greffe », « l'avocat »
n'avait pas (( en main la photographie de l'unique pièce accusa-
trice )). Ces phrases sont écrites page Sq i du tome I de M. Reinach,
lequel reproche en conséquence à « Démange » de n'avoir pas svi
exiger « un document essentiel » (id., ibid.) Or, au procès
Zola (1,38/4, 385), M" Démangea déposé qu'il y avait eu des
« fac-similés », « des photographies » du bordereau pour chacun
des juges et que, quant à lui-même, il avait reçu son exemplaire
et puis l'avait rendu.
L'allégation de M. Reinach était donc fausse. Mais attendez, car
il a fait plus qu'une erreur. Au tome H de son Histoire, page 42 4»
M. Reinach a écrit : « En 189/4, alors que tous ceux qui avaient
« reçu des fac-similés du bordereau les avaient rendus, l'expert
« Teyssonnières avait gardé le sien. >> Et en note : Procès Zola,
I, i85, Démange.
(( Ainsi )), note M. Henri Dutrait-Crozon, a ainsi Reinach renvoie
« précisément à la déclaration de M. Démange que nous venons
« de citer, ce qui ne l'empêche pas, au tome I, d'affirmer tran-
« quillement que l'avocat n'a pas eu en mains en 1896 la photogra-
(( phie du bordereau.
« 11 n'y a pas lieu de s'étonner outre mesure de cette flagrante
(( incohérence, car on reconnaît là le procédé cJier à Reinach. Au
« tome I, la déclaration de M° Démange le gêne : il la supprime ;
« au tome H, il en a besoin pour attaquer M. Teyssonnières ; il
« l'invoque. C'est de l'argumentation, c'est le travail personnel de
« l'historien. »
Ces édifiantes constatations n'émeuvent pas M. Henri Dutrait-
Crozon. Loin de s'indigner, c'est à peine s'il admire les procé-
dés si « personnels » du cliampion de la Justice; son intelligente
curiosité s'éclaire seulement d'un petit sourire narquois devant la
taille et le volume de quelques-unes des sottises observées chez
M. Reinach ou de certaines fautes notées avec délices. « Bernard
(( Lazare était »,dit M. Reinach, « de la race de ces Juifs que célèbre
« l'Evangile: Ils courent la ferre et la mer pour faire un prosé-
« lyte ». M. Dutrait Grozon cite, et ajoute avec bonté : « Nous nous
associons pleinement à l'application que fait M. Reinach du verset
de saint Mathieu. C'est bien, en effet, pour la race de Reinach, de
Bernard Lazare et autres que le Christ s'écriait : « Malheur à vous,
« scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous parcourez la mer
« et la terre pour faire un prosélyte, et lorsque vous l'ave: fait, vous
(' le rende: digne de l'enfer deux fois plus que vous. » Et, donnant
l'auteur et la page (saint Mathieu, xxin, i5), le critique nous laisse
à penser que, si M. Reinach a maintes fois tronqué les textes par
esprit de parti ou par esprit de fraude, il lui est également arrivé
de se méprendre, comme ici, par naïveté naturelle ou encore, ce
qui est plus subtil, mais réel, par habitude invétérée de tirer les
textes à soi jusqu'à leur faire dire le contraire de leur vrai sens.
Le journal le Soleil donna pendant six mois une rubrique régu-
lière des « faux Reinach », choisis entre les produits les plus beaux
de la moisson quotidienne de la Gazette. C'est donc im fait que
deux journaux parisiens, l'un du soir, l'autre du matin, ont dé-
noncé, l'espace d'une demi-année, tous les traitements odieux
infligés par M. Reinach aux vérités les plus certaines. Mais c'est
un autre fait que M. Reinach ne s'est jamais risqué à répondre
une seule fois à cette critique. Le seul parti qui lui restât était en
effet le silence. A quoi bon des clameurs qui n'empêcheraient ni
ne rachèteraient rien? M. Joseph Reinach cache du mieux qu'il
peut la faillite du calcul qu'il avait fondé sur notre paresse. Il
affronte la révélation de ses fraudes du même air impassible dont
il la bravait. Mais ce cynisme nous défend de continuer à juger
Reinach. Le voilà condamné. Nos débats ne sauraient porter que
sur le choix de la formule qui dira et qui chiffrera son extraordi-
naire alliage de passion, d'ineptie et de vilenie. Léger, stupide,
sans pudeur, dénué même d'impudeur, tant les notions de cet
ordre lui sont lointaines ! sa défaite ne peut le déterminer à la
honte. Tout obsédé de sa revanche, il songe évidemment à répon-
dre à nos preuves par des surprises et par des diversions. Ses faux
anciens ont échoué. Soyons persuadés qu'il nous en prépare de
neufs. Ceux qui avaient été combinés entre lui, un conseiller à la
Cour de cassation, le procureur général Baudouin et le parquet
juif du Cherche-Midi aux dépens de quatre officiers irréprochables
ont encore échoué à la date du 8 novembre iQo/j (i). Le public
(i) C'est sur un faux de lecture que reposait l'action intentée au colonel
Rollin, au capitaine Mareschal et François et à l'officier d'administration Dau-
triche : où l'espion i< Austerlitz » avait écrit nettement et lisiblement un 6
(dans le chiffre 60000 francs), l'accusation avait voulu voir un i (10 000 fr.).
peut être certain que ce nouvel échec n'a point découragé M. Jo-
seph Reinach, mais l'a enragé au contraire. Il est en train de nous
confectionner d'autres plats dans le même goût. Sera-t-il toujours
libre de les confectionner? Il le croit. 11 a tort. L'extrême logique
de la vie nationale doit réserver quelque sujet d'étonnement
à cet ennemi des Français. Je fus toujours d'avis, pour ma part,
qu'il importait de commencer par le discuter. Cependant la dis-
cussion est épuisée, quand elle a élé conduite comme ]a nôtre à la
preuve éclatante de l'escroquerie. Elle ne saurait donc comporter
qu'une suite : quelque châtiment corporel.
Qu'on ne me dise pas que nous nous en prenons à la liberté spi-
rituelle et que nous rendons la pensée pure justiciable des forces ma-
térielles. 11 n'est aucune pensée pure dans ce qu'a fait M. Reinach,
Je n'y rencontre que moyens matériels mis au service d'intérêts
matériels. En gorgeant ses lecteurs de mensonges, M. Reinach a
agi : sans plus. Il a tracé des signes graphiques, dont la seule va-
leur était de conspirer à nuire et à tromper. Acte de nuire et de
tromper qui a été reproduit à des milliers et à des milliers d'exem-
plaires, par la double raison que M. Reinach est riche et que
M. Reinach est puissant. En quoi cet acte a-t-il été moins lâche et
moins brutal que le fait de donner à plus faible que soi une volée
de coups de poing, ou des coups de couteau ?
L'état barbare de nos lois ne permettrait sans doute pas
d'ajouter une force judiciaire à ces observations d'une rigoureuse
logique, si les crimes de M, Reinach s'étaient arrêtés sagement au
cercle du journalisme et au seuil de la librairie. Mais, par delà les
crimes de fausse histoire ou de fausses nouvelles, l'admirable ana-
lyse d'Henri Dutrait-Crozon divulgue des forfaits moins abstraits
et moins théoriques, des actions juridiquement punissables, aux-
quelles M. Reinach a participé, s'il n'en fut pas le seul auteur.
M. Dutrait-Crozon n'est jamais aussi digne d'attention que dans
ces pages où il s'applique à A'oir clair au fond des menées. Trop
scrupuleux pour supposer ou même pour induire, il se borne sou-
vent à nous soumettre des indices, mais ceux-ci d'une convergence
si remarquable, que les grandes lig;nes de l'intrigue se laissent
voir. La sagacité de M. Bertillon, du commandant Cuignet et
du général Roget avait établi le rôle double joué par Esterhazy.
L auteur du Reinach historien nous apprend ou nous prouve que
Il suffit de jeter un coup d'œil sur la lettre de l'espion pour reconnaître que
nos juifs avaient volé une fois de plus le crédit public.
XLIIl
ce personnage d'homme de paille ne fut pas unique ; les machi-
nations du même ordre, dénoncées maintenant par la ressem-
blance des styles, ont abondé depuis les débuts de l'affaire. La
moitié de la pire besogne des Dreyfus fut accomplie par des affidés
et des provocateurs placés aux meilleurs points du monde nationa-
liste, ou même par des nationalistes sincères que des agents trom-
paient. Fausses rumeurs, publication de documents ou de rensei-
gnements, les uns faux, les autres truqués, qui semblaient destinés
à charger le traître et qui travaillaient en réalité à le sauver, —
tous ces ressorts commencèrent à jouer dès le lendemain de l'arres-
tation de Dreyfus ; ils ont joué tout le temps du premier procès ;
depuis l'heure où M. Picquart a pris la direction du bureau des
renseignements, ils ont contirméà peu près sans interruption jus-
qu'au procès de Rennes, et au delà. On peut dire qu'à peu près
tout le romanesque de l'affaire est de suggestion dreyfusienne.
On lançait des folies, puis on les réfutait. L'invention et la réfu-
tation du roman avaient la charge expresse de nous faire perdre
de vue ou dédaigner l'irréfutable vérité.
Il reste fort peu des mensonges, la vérité survit. La vérité,
qui comporte le bordereau, la dépèche Panizzardi (celle-ci recons-
tituée par M. Henri Dutrait-Crozon dans un chapitre qui est un
chef-d'œuvre de pénétration et de lucidité), le dossier secret, les
aveux et enfin les flagrants délits de fraude en faveur de Dreyfus !
Ces semeurs de doute, ces propagateurs d'une mystification co-
lossale vivent donc menacés d'une accusation régulière, deman-
dant compte de l'abus de la confiance publique. Ils le savent
si bien que cette terreur naturelle leur fit voter l'amnistie en 1900.
Mais l'amnistie ne les a pas empêchés de poursuivre, sur un ca-
price, entre juin et novembre igo4,le colonel Rollin, les capitaines
Mareschal et François, l'officier d'administration Dautriche : il suf-
fira d'un expédient juridique pour refaire contre eux et pour la
France ce qu'ils ont voulu faire contre la France et contre nous.
Ce châtiment, dont on ne peut désespérer, ne peut, s'il éclate, écla-
ter que sur la tête symbolique de Celui qui machina l'Affaire et
qui la raconta : là seulement, la peine paraîtra éloquente, exem-
plaire et démonstrative.
En attendant ce jour de joie, pour le rapprocher, pour l'atteindre,
assimilons-nous pleinement l'étude de M. Henri Dutrait-Grozon.
Rien n'est plus propre à développer parmi nous la science de l'en-
nemi et l'art de prévenir comme d'éviter ses attaques. Ces analyses
merveilleuses mettent à nu le procédé par lequel on trompa de tout
temps la simplicité du pays. Grave découverte, et de conséquence !
De conséquence philosophique plus qu'historique. D'ordre vital,
d'ordre pratique, plus encore que de pure philosophie. Certes, il
fut excellent de confondre, au point de l'obliger à un silence gros
d'aveux, un homme qui taxait de mensonges et de faux les plus
honnêtes gens du parti national. Il était d'une vitilité supérieure
d'enseigner à nos concitoyens comment l'ennemi leur escroque un
suffrage, une adhésion ou un versement.
Si M. Henri Dutrait-Crozon m'avait cru, son Joseph Reînach
historien porterait en sous-titre : Théorie et pratique de la Ma-
nœuvre juive. C'est un traité de patriotisme antijuif. C'est donc
un manuel de patriotisme tout court. Je ne sais si, depuis les livres
de Drumont et de Barres, personne a rien écrit de meilleur pour
la France.
Charles Maurras.
AU LECTEUR
Dans un ouvrage anglais intitulé « Fies de dou^ hommes de
bien » par le Doyen Burgon, on lit le trait suivant.
A son lit de mort, le vénérable D' Routb, président de Magdalen
Collège d'Oxford, était interrogé par un de ses disciples qui lui de-
mandait un dernier conseil. « Always verify your références ».
— VérifieT^ toujours vos références {ou citations) — répondit le vieux
théologien (i).
C'est ce travail de vérification, dont Reinach s'est dispensé, que nou^
avons entrepris à sa place. Nous en soumettons le résultat au lecteur.
H. D.-C.
(i) Live of Joseph Martin Routh : the lenrned Divine {vie de Joseph CSCartin
Routh : le savant théologien) by John IVilliani Burgon B. D. in Lives of twelve
good men, vol. I,pagej^. [London, John Murray, i8S8).
Nous citons le passage vise : « / think, Sir, since you car e for the advice of an
old man. Sir, you tuill find it a very good practice {hère, be looked me archly in
the face) always ta verify your références, Sir. » {Je crois, CSConsieur, puisquevous
désire^ l'avis d'un vieillard, D\Consieur, que vous trouvère^ que c'est une très bonm
pratique {ici, il me regarda malicieusement en Jaçe) de toujours vérifier vos réfé-
rences, C\Consieur.)
TOME I
LE PROCÈS DE 1894
Joseph Reinach historien
CHAPITRE PREMIER
MERCIER (i)
I. Evénements qui ont précédé la trahison de i8()4,
La thèse générale de l'œuvre « historique »de Joseph
Reinach, c'est que Dreyfus a été victime des passions
antisémites de l'Etat-maior, et qu'il n'y a jamais eu
d'autre charge contre lui que sa race.
Mais une objection se présente aussitôt. On peut se
demander comment, dans ces conditions, des pour-
suites auraient été engagées par le gépéral Mercier, mi-
nistre de la guerre, que ses ennemis mêmes n'ont jamais
cherché à représenter, ni comme un antisémite, ni
comme un homme accessible à toutes les instigations
et cédant aux sollicitations de son entourage. Reinach
reconnaît (2) que « des considérations exclusivement mi-
(1) Nous avons suivi aussi fidèlement que possible le livre de Joseph
Reinach el nous avons reproduit les titres mêmes de ses chapitres.
Nous y avons seulement introduit des subdivisions qui serviront au
lecteur de points de repère dans ces chapitres, souvent très touffus
chez r « historien ».
(2) J. Reinach, a Histoire de V Affaire Dreyfus », I, 1.
1
litaires avaient dicté le choix » du présidentdu Conseil,
M. Casimir Périer, qui avait appelé le général Mercier
au ministère de la guerre, le 3 décembre 1893. Le fait est
en effet assez rare pour mériter qu'on le note.
La réponse à cette objection est bien simple, suivant
Reinach, qu'aucune difficulté n'embarrasse, comme
nous le verrons maintes fois. Le général Mercier, après
d'heureux débuts dans la vie politique, avait vu rapide-
ment « pâlir son étoile » ; l'affaire Turpin, le licencie-
ment anticipé d'une partie de la classe, avaient soulevé
de violentes critiques; la majorité du ministre à la
Chambre était très amoindrie. L'affaire Dreyfus serait
survenue à point pour lui offrir une planche de salut,
un moyen de reconquérir sa popularité perdue (i).
Remarquons simplement, en suivant la chronologie
même de 1' « historien », qu'après l'interpellation rela-
tive à l'aiffaire Turpin, le ministre de la guerre, à propos
d'une autre interpellation, avait été « acclamé par la
Chambre entière, moins l'extrême-gauche » (2) ; que
« son intervention à la tribune avait été fort applau-
die »(3) ; que l'affaire du licenciement d'une partie de la
classe avait été délibérée au Conseil des ministres (4)
et décidée après le départ des Chambres (i®"" août 1894);
que, par suite, la àituation du général xMercier devant le
Parleftient n'était ni plus ni moins affaiblie que celle du
cabinet tout entier.
Mais eût-elle d'ailleurs été affaiblie, c'était un singu-
lier moyen de la raffermir que d'engager un procès de
trahison, qui forcément devait soulever des critiques
passionnées contre l'organisation de l'Etat-major de
(1) J. Reinach, I, 1 à 20.
(2) J. Reinach, I, 10.
(3) J. ReinacKl, 42. ■
(4) J. Reinach, 1, 13.
l'armée ; et de viser, dans ce procès de trahison, le re-
présentant d'une race puissante, dont tous les membres
sont solidaires, et dont le ministre allait s'attirer la
haine.
Après ce préambule, où déjà se révèlent ses remar-
quables qualités de logicien, notre auteur nous donne
quelques renseignements sur le service du contre-espion-
nage, tel qu'il était organisé, au mois d'août 1894, au
ministère de la guerre.
Voici comment le général Mercier a expliqué quelle
était, à ce point de vue, la situation lorsqu'il prit pos-
session du ministère :
« Le colonel Sandherr, chef de la section de statisti-
> que (i ), me prévint qu'il y avait un vaste système d'es-
» pionnage organisé autour de nous, qu'autrefois le
» chef de cet espionnage allemand était un civil, mais
» que, depuis quelque temps, l'employé civil avait dis-
» paru et que le chef de l'espionnage allemand était dé-
» sormais l'attaché militaire à Paris, M. le colonel de
» Schwarzkoppen.
» Il me prévint en outre que l'attaché militaire alle-
» mand était puissamment secondé par l'attaché militaire
» italien, le commandant Panizzardi. Il me ditqu'il exis-
» tait à Paris un bureau d'espionnage très bien organisé,
» sous la direction du colonel de Schwarzkoppen; qu'il
» en existait un autre à Bruxelles sous la direction du
» colonel de M..., attaché militaire à Bruxelles, et enfin
» qu'il y en avait un à Strasbourg et que ces trois bu-
» reaux d'espionnage avaient des relations fréquentes
» entre eux (2). »
(1) Souvent désignée sous le nom de bureau des renseignements.
(■-) Hennés, I, 76.
— 4 —
La section de statistique était tenue au courant des
agissements du colonel de Schwarzkoppen par une do-
mestique de l'ambassade d^Allemagne. « Chargée de di-
» vers soins grossiers de ménage, la femme Bastian avait
» surpris la confiance de la fille de l'ambassadeur, la
» comtesse Marie de Munster. Elle circulait librement
> dans la maison et ramassait dans les chiffonniers des
» bureaux et dans les cheminées des fragments déchirés
» ou à demi calcinés de lettres, de notes, de brouillons.
» Une ou deux fois par mois, elle rassemblait son butin
» dans un cornet ; puis elle remettait le cornet ou le fai-
» sait parvenir à un agent du nom de Briicker qui triait
» les papiers, les recollait et les portait au service de
» statistique, au capitaine RoUin (i). »
Brucker fut congédié au commencement de 1894, à
la suite de l'affaire Millescamp et « on lui retira son
» rôle d'intermédiaire entre la Bastian et l'Etat-major.
» Désormais, le capitaine Rollin ayant quitté le ser-
» vice, la ramasseuse remettra elle-même ses cornets au
» com,mandant Henry » (2).
Des renseignements trouvés dans les cornets, d'indi-
cations verbales fournies à l'agent Guénée parle mar-
quis de Val-Carlos, résulta la preuve qu'il y avait un
traître à l'Etat-major général et que ce traître était offi-
cier.
Une surveillance fut organisée : elle ne donna aucun
résultat.
« C'est alors qu'arriva au ministère de la guerre une
» lettre anonyme, mais qui ne pouvait émaner que d'un
» officier français et qui avait été dérobée à l'ambassade
> d'Allemagne (3) ».
Cette lettre, c'était le bordereau.
(i) J. Reinach, I, 24.
(■-') J. Reinach, I, 2j.
(:i) J. Reinach, I, 20.
— 5 —
2. Comme)} t le bordereau est arrivé an ministère de
la gnerre.
Comment le bordereau est-il arrivé ? « Mercier, Gonse,
» les officiers du bureau, Lauth, Gribelin, tous, sauf
» Boisdeffre qui s'en tait, et Cordier, qui semble avoir eu
» quelque soupçon, répètent la même version : « Il a
» été rerais à Henry par l'agent ordinaireà l'ambassade
» d'Allemagne », — c'est la femme Bastian » (i).
Cette unanimité de témoignages n'émeut pas Rei-
nach. Le bordereau n'a pas pu venir parle cornet et la
raison en est simple : Henry est le complice d'Esterhazy
qui — article de foi — est l'auteur du bordereau. Donc
Henry, en dépouillant le cornet, aurait reconnu l'écri-
ture de son complice et eût supprimé le document au
lieu de le communiquera ses chefs.
« L'opération eût été facile et sans danger. La Bastian
> était illettrée, enfermait pêle-mêle dans des paquets
» les fragments épars de papier qu'elle ramassait, sans
» chercher à les réunir et à les lire. Nulle trace, pour
■» cette fois, ne fût restée du crime (2) ».
Reinach, dans le Siècle, amassant les matériaux de
son histoire, avait d'abord affirmé que le bordereau
avait été remis directement au colonel Sandherr et à son
sous-chef le commandant Cordier. « Celui-ci Fa dit,
» raconté, attesté, à vingt personnes qui en déposeront
» au besoin, dont la langue fut déliée par mon arti-
» cle. »
Cet article, écrit le 6 novembre 1898, avant la dépo-
sition du colonel Cordier devant la Cour de cassation,
(1) ,;. lieinach, I, 39,40.
(2) J. lieinach, l, 48.
— 6 —
devait recevoir un cruel démenti de celui-là même dont
le témoignage était invoqué. Le colonel Cordier déclara
en effet qu'il était absent du ministère lors de l'arrivée
du bordereau, puis il ajouta ; « llressort pour moi cVune
» façon très claire que c'est le commandant Henry qui a
» remis le bordereau au colonel Sandherr; s'il en était
^autrement, j'en serais stupéfait... (i) ». Précisant,
d'ailleurs : « J'ai toujours cru et on a toujours dit que
c'est la voie ordinaire qui l'a apporté ».
Telle est la manière dont il semble avoir eu quelque
soupçon.
Cette déclaration formelle du colonel Cordier ne
trouble cependant pas Reinach. Il admet que le bordereau
a été remis au commandant Henry, maisc'estla seule con-
cession qu'il fasse; à aucun prix, il n'admettra que
cette remise a été faite par la voie ordinaire.
11 relève d'abord des contradictions graves dans les
témoignages. A la Cour de cassation, l'archiviste Gri-
belin, racontant comment le commandant Henry lui
avait m.ontré le bordereau le premier jour, lui avait
prêté ces mots : « Vo^-^ez donc ce qui m'a été remis ».
Mais à Rennes, « Gribelin s'est rendu compte de l'im-
» prudence qu'il avait commise »... et il corrige :
» Voyez donc ce que j'ai trouvé ». Dans sa première ver-
sion, Gribelin laissait » échapper l'aveu que le bor-
» dereau avait été remis à Henry par Briicker ; dans la
» seconde, il se rattrape : c'est dans le cornet de la
» Bastian qu'Henry aurait trouvé le bordereau » (2).
Cette minutieuse analyse grammaticale et logique —
c'est le cas de le dire — faite sur des paroles rapportées
à quatre années de distance, est évidemment décisive !^
De plus, écoutez le général Roget : « Roget a affirmé.
(1) Rennes, 11, 500.
(2) J. Reinach, I, 40, note 6.
— 7 —
» successivement, qu'Henry lui avait dit que le borde-
» reau était venu par la voie ordinaire, c'est-à-dire par
» le cornet (Procès-verbal des aveux d'Henry, du 30
» octobre 1898), par « qui vous save:{ » (Commission
» d'enquête sur les allégations de Quesnay de Beaure-
» paire, le 22 janvier 1899) ti < par ce que fat appelé
» la voie ordinaire » (Rennes, le 16 août 1899'). Tant de
» contradictions prouvent l'intérêt de l'Etat-major à nier
» que le bordereau soit venu par Brûcker, intact » (i).
Qui ne serait en efl'et frappé de la contradiction :
« par la voie ordinaire » et « par ce que j'ai appelé la
« voie ordinaire ! »
Indépendamment de ces contradictions significatives,
nous avons aussi, et en sens inverse, les déclarations
trop conformes d'autres témoins : le commandant
Lauth, M. Gribelin, M™® Henry racontent les faits de
manière identique : il en résulte évidemment qu'ils se
sont concertés et Reinach peut conclure :
« Mais tous ces récits et tous ces détails, dont les uns
» concordent trop et les autres sont contradictoires, se
» heurtent au fait que le borderau n'était pas en mor-
» ceaux, quand Henry le reçut, et qu'Henry n'eut pas
» dès lors à le reconstituer (2) ».
Car le bordereau était intact : « Raisonnez et regar-
dez ».
Et Reinach raisonne : il est inadmissible que Schwarz-
koppen ait jeté cette lettre au panier : à la vérité, il en
a jeté d^autres, mais elles étaient sans importance —
(1) Reinach, I, 41, suite de la note 6 de la p. 40.
(2) J. Reinach, I, 45.
— 8 —
comme par exemple celle des forts de la Meuse ! — mais
celle-là, il n'a pas pu la mettre au panier.
Après avoir raisonné, Reinach regarde et le « carac-
tère/^^//^^ des déchirures lui apparaît (i) ».
Qui ne serait convaincu par ce raisonnement et par
cette constatation matérielle }
Mais pour les sceptiques, il insiste « Les déchirures
» très nettes, en biseau, n'avaient même pas traversé de
» part en part le léger et transparent papier...
«... Ce papier, d'espèce si fragile, n'était ni plissé, ni
» froissé ; il était iini^ lisse (2). »
Autant de mots, autant d'erreurs. Il suffit d'examiner
n'importe quelle photographie du bordereau (autre
que celle du livre de Reinach), pour apercevoir immé-
diatement de grandes déchirures qui traversent la feuille
de part en part ; et il suffit de jeter un regard sur la pho-
tographie faite à jour frisant, qui a été mise sous les
yeux des juges, pour être saisi par l'aspect de ce papier
abominablement froissé.
Qu'importe ? J. Reinach le voit « uni, lisse ».
Mais alors, d'où venait donc le bordereau ?
(Ij J. rioinacli.|l. 45 — Qu'est-ce qu'une déchirure « à caractère factice"?
Ueinacli seul pourrait sans doute l'expliquer. Quoi qu'il en soit, c'est
probablement afin de mieux étudier ce « caractère factice des déchi-
rures » qu'il a fait faire la réduction photographique à petite échelle
du bordereau, placée en tête de son livre. Par un curieux hasard, la
plupart des traces de déchirures ont en eflet disparu sur cette réduc-
tion. C'est à peine si Ton distingue la grande déciiiriire qui va du haut
en bas delà feuille. Quant aux grandes déchirures transversales, par-
faitement visibles sur n'importe quelle photogravure du bordereau,
— sauf sur celle-là, — elles ont disparu comme par enchantement.
(2) J. llemach, I, 42.
— 9
3- Version de Joseph Reinach.
L'explication est simple : l'agent Brticker, disgracié
après l'affaire Millescamp, voulait rentrer en grâce : «Il
» est entré dans la loge du concierge de l'ambassade d'Al-
» lemagne, un jour que la Bastian y remplaçait la femme
» du vieux Pessen, etyaprisla lettre, venueprobablement
» parla poste, dans le casier de Schwarzkoppen, alors
» en congé à Berlin ; ou bien la Bastian, qui lui voulait
» du bien, la lui a donnée, l'ayant volée elle-même (i) ».
Comment alors Briicker n'a-t-il pas saisi en même
temps les notes dont le bordereau annonçait l'envoi ?
C'est toujours bien simple, « ces notes étaient dans
» un autre paquet qui parvint à son adresse ». Reinach
ajoute qu'elles sont encore actuellement à Berlin, ce
dont personne n'a jamais douté.
Brùcker porte le jour même sa trouvaille à Henr3^
Celui-ci reconnaît l'écriture d'Esterhazy, mais ne peut
détruire la lettre, car il a fait la sottise d'ouvrir l'enve-
loppe devant l'agent qui a pris connaissance du contenu
— il faut encore ce détail ! • — (2). Donc, « il ne la dé-
(1) J. Reinach, I, 45.
(2) « Quoi, on apporte à Henry un document; ce document esl sous
» enveloppe ; Henry est le chef, il est le maître de son service, il n'a
» de surveillant et de contrôle que lui-même ; que fera-t-il ? S'il a
» cette demi-intelligence qui ne suffit peut-être pas à un intellectuel,
» mais qui doit être inséparable du plus modeste fonctionnaire, cette
» enveloppe, il la prendra, l'emportera, la décachettera, la lira
tranquillement, à sa guise et à son heure, et, s'il lui plaît de la li-
.) vrer, il la livrera, mais s'il lui plaît de la garder, il la gardera. S'il la
). détourne, qu'a-t-il à craindre ? La délation de l'agent ? Lui, Henry,
» alors environné des prestiges de son grade et de sa fonction, il crain-
y> drait la menace d'un subalterne évincé, disgracié, compromis dans
» de sales histoires, mis à la porte, désireux d'obtenir son pardon ! »
{Plaidoirie de 3P de Saint-Auban, devant le tribunal de la Seine, dans
l affaire Henry -Reinach).
— lO —
» truit pas : seulement, cette lettre intacte, il la déchire
» pour faire croire aux initiés vulgaires qu'elle vient du
» cornet (i).
« La version officielle sera que le bordereau, déchiré
» en morceaux, en « menus inorceaux », est venu par la
» voie ordinaire (2) ».
« Des recherches seront ordonnées au ministère de
» la guerre ; puisqu'Esterhazy ne fait pas partie de
» l'Etat-major, elles seront vaines (3). »
Telle est la version définitive, celle que Reinach livre
à « l'histoire ».
(1) J. Reinach, l, 49. Reinach ajoute en note : « Ou il eut la tentation
» de la détruire, commença à la décliirer d'un coup sec et s'arrêta,
» ayant réfléchi. »
En somme la thèse de Reinach se résume ainsi : le commandant
Henry, voulant faire croire aux « initiés vulgaires » que la lettre, arri-
vée intacte entre ses mains, était venue, en morceaux, par le cornet,
a été assez maladroit pour la déchirer à moitié seulement et sans même
la froisser, de façon qu'à la première vue, il fût évident qu'elle n'était
pas venue par le cornet?
(2) /. Reinach, I, 49. — En renvoi, après « menus morceaux », la note
suivante : '< Rennes, 1, 267, Roget ; Cass. I, 28, Cavaignac ; I, 239, Gonse. »
Le lecteur naïf pourrait croire que cette note signifie que les généraux
Roget et Gonse, ainsi que M. Cavaignac, ont déclaré que le bordereau
était arrivé en « menus morceaux ». Or, M. Cavaignac a dit simple-
ment : « le bordereau est arrivé en fragments. » Et le général Gonse
(J. Reinach l'avoue) : « 11 a dû arriver en morceaux. » Quant au géné-
ral Roget, Reinach néglige de dire que s'il a en effet employé l'expres-
sion « menus morceaux », il s'en est expliqué comme suit (Rennes,
I, 336) :
M. Démange. — « Donc M. le général Roget a dit, hier, que le borde-
reau avait été apporté en menus morceaux. »
Le général Roget, vivement. — « Oh non! pas en menus morceaux. »
M. Démange. — « Vous avez employé l'expression, c'est qu'elle vous
aura écliappé... Alors le mot « menus » n'a pas d'intérêt ?
Le général Roget. — 11 était déchiré, je ne dis pas en menus mor-
ceaux, au contraire. Je veux dire, le connaissant, qu'il était déchiré très
peu. C'était surtout un document froissé et roulé en boule, mais ce-
pendant il y avait quelques déchirures. Il y en avait au moins deux. »
On voit que la rectification a quelque importance.
(3) J. Reinach, 1, 4 9.
— II —
Comment les recherches faites au ministère de la
Guerre auraient-elles mieux permis de découvrir Ester-
hazy, si la lettre avait été présentée intacte au colonel
Sandherr, Reinach ne l'explique pas. Pourquoi cette
lettre était-elle dangereuse pour le complice du com-
mandant Henr}', si l'on disait qu'elle avait été saisie
dans la loge du concierge de l'ambassade allemande, et
inoffensive si l'on disait qu'elle venait de la corbeille à
papiers de Schwarzkoppen ? Mystère que la science his-
torique d'un Reinach est seule capable d'élucider.
Notons cependant qu'il s'appuie sur un témoignage,
un seul, mais qui est de poids... C'est une déclaration
d'Esterhazy à un journaliste anglais et à un rédacteur
du Matin ! (i).
La conclusion de ce chapitre, où la vérité est si lumi-
neusement exposée, est à retenir :
« Ainsi débuta l'Affaire, par un mensonge » (2).
(1) Reinach^ I, 49, en note.
(2) Reinach, I, 50.
CHAPITRE II
LE BORDEREAU
I. Comment les soupçons se sont portés sur Dreyjus.
« Mercier a ordonné de découvrir le traître » — ce
qui est assez naturel.
« Comme il a été ^é?'<:n='7^' que l'inconnu appartient au
» ministère de la guerre, l'enquête y est circonscrite.
» Le problème, affreusement simple, consiste à trouver
» une écriture similaire » (i).
11 n'avait pas été décrété que l'inconnu appartenait
au ministère, mais, comme on le lit à la page 36 de
V Histoire de V affaire Dreyfus, « on savait qu'il y avait,
» parmi les traîtres, un officier qui appartenait ou fré-
» quentait au ministère; et les délations de Val-Carlos
» à Guénée avaient précisé que la trahison habitait
^ l'état-major général lui-même. » Rien d'étonnant donc
qu'on cherchât, dans cet état-major, l'auteur d'une lettre
aussi significative que le bordereau.
Le problème de trouver une écriture similaire était-
il aussi « affreusement simple » que le prétend notre
historien .? Il y a lieu d'en douter, puisque ce problème
n'a eu de solution qu'au bout de onze jours.
« Les recherches durèrent exactement trois Jours {2)»^
(1) J. heinach, I, ol.
(2) ,/. lieinach, I, ol.
— i3 ~
et, pour le prouver, Reinach raconte que le 26 sep-
tembre, le général Renouard montra le bordereau aux
chefs de bureau et aux différents chefs de service, qui
déclarèrent que cette écriture ne leur rappelait rien ;
qu'il fit ensuite photographier le document, en distribua
la photographie aux chefs des divers bureaux le 4 octo-
bre ; que, dans l'intervalle, on chercha « avec angoisse,
avec passion, mais avec conscience »(i),non seulement
à l'Etat-major, mais à la direction d'artillerie où l'on
« fît de nombreuses comparaisons d'écriture » (2), sans
pouvoir résoudre le problème si affreusement simple;
et qu'enfin, le 6 octobre au soir, les soupçons se portè-
rent sur Dreyfus. Tout bien compté, ce\3.idi\i exactement
on^^e jours.
Il faut lire, au compte rendu du procès de Rennes (3),
la déposition si nette du colonel d'Aboville, dans la-
quelle il expose comment il arriva, d'accord avec le gé-
néral Fabre, à signaler Dreyfus comme l'auteur possible
du bordereau.
Le lieutenant-colonel d'Aboville venait d'être promu
sous-chef du 4® bureau, dont le chef était le colonel Fa-
bre. Mis au courant de la question et ayant pris con-
naissancedu bordereau, le lieutenant-colonel d'Aboville,
après avoir réfléchi, déclara : «Il est évident que l'au-
» teur du bordereau est un officier d'artillerie extrême-
» ment versé dans les questions techniques. »
Cette opinion était fondée sur un fait personnel, en
effet assez frappant. Reinach, qui déclare « suivre pas
à pas et mot à mot le propre récit de d'Aboville (4) »,
raconte ainsi ce fait :
(1) J. Reinach, I, 53.
(2) J. Reinach, I, 53.
(3) Rennes, I, 575.
(4) J. Reinach, I, 54, en note.
— 14 —
« D'Aboville expose qu'envoyé, au commencement
» de Tannée, à Bourges, pour y procéder à la rédaction
» de la consigne et à l'embarquement d'une batterie de
» I20 court, l'officier, qui l'y guidait, lui montra la fa-
» brication du projectile de 120, mais refusa de lui
» donner des détails sur le frein de ce canon. Or, le bor-
» dereau mentionnait « une note sur le frein h3^drauli-
» que de 120 et la manière dont s'est conduite la pièce ».
» Donc, l'auteur du bordereau est un artilleur et très
» informé » (i).
Présentéde cette façon, leraisonnementest inepte: quel
est cet officier qui guidait le colonel pour la rédaction
de la consigne et l'embarquement du 120 court? Où
cet officier a-t-il montré la fabrication du projectile
de 120 ? A la gare, sans doute. Comment cet officier, qui
n'était peut-être pas artilleur, aurait-il connu le freiii?
et, l'ignorant, comment aurait-il pu renseigner le co-
lonel d'Aboville?
Si l'on se reporte à la déposition du colonel, on voit
qu'il s'est bien gardé de dire pareilles niaiseries :
« J'avais été envoyé à Bourges pour procéder à la ré-
» daction de la consigne et à l'embarquement de la
» pièce.
» J'avais emmené deux officiers, M. le colonel Roget,
» alors sous-chef du bureau, avait bien voulu m'accom-
» pagner.
» Désirant profiter de mon voyage pour visiter la
» fonderie, je m'étais muni de l'autorisation indispen-
» sable du général Directeur de l'artillerie.
» Après avoir terminé ma mission, nous allâmes, le
» colonel Roget, les officiers et moi, visiter la fonderie.
» Nous fûmes très bien reçus. Nous avions d'ailleurs été
(1) Reinach. I, o4.
— 13 —
» annoncés par une lettre du Directeur de l'artillerie.
» On nous fit voir des choses très intéressantes, no-
» tamment la fabrication du projectile du canon de 120;
» mais, lorsque je demandai des détails à l'officier qui
» nous guidait, et que je connaissais cVailleurs, pour
» avoir appartenu en même temps que lui à un régi-
» ment d'artillerie de Vincennes, il me répondit : — Il
» m'est impossible de vous en donner. Le frein du ca-
» non de 120 est absolument secret.
» En voyant que l'auteur du bordereau avait parlé
» de frein, j'en conclus qu'il était très versé dans les
» questions techniques. »
Donc, c'est à la fonderie de Bourges, où le frein était
construit, qu'un officier supérieur de TEtat-major gé-
néral, accrédité par une lettre du Directeur de Tartille-
rie, ne peut obtenir le moindre renseignement d'un ca-
marade avec lequel il avait eu des relations antérieures.
Sa conclusion sur l'auteur du bordereau est donc des
plus logiques.
Poursuivant sa démonstration, le colonel voit « que
» le traître a eu des relations avec la troisième direction,
» puisqu'il possède le nouveau manuel de tir d'artille-
» rie ; avec le premier bureau, puisqu'il parle des nou-
» velles formations de l'artillerie ; avec le deuxième ou
» le troisième, à cause de la note sur Madagascar;
» enfin avec le troisième, puisqu'il parle des troupes de
» couverture et qu'il est à même d'indiquer que des
» modifications seront apportées à la mobilisation par
» le nouveau plan.
» Il n'y avait qu'un stagiaire, — j'insiste sur ce
» mot — et un stagiaire appartenante l'arme de l'ar-
» tillerie, qui fût à même de fournir l'ensemble des do-
y> cuments figurant sur la pièce.
» En effet, les officiers des bureaux permanents de
— i6 —
» l'Etat-majorde l'armée n'ont que très peu de relations
» entre eux. // nous était expressément recommandé de
» ne pas parler des questions que nous avions à traiter^
» même à nos collaborateurs^ en dehors de notre bureau^
» à plus forte raison aux officiers appartenant aux au-
» très bureaux de V Etat-major de V armée...
» Ceci explique comment j'ai été amené à penser qu'il
» s'agissait d'un stagiaire, plutôt que d'un autre officier,
» qui n'aurait pas été à même, à moins d'indiscrétions
» coupables émanant d'autres officiers, de connaître
» l'ensemble des documents figurant au bordereau ».
« Les deux officiers », dit Reinach (i) (qui suit « mot
à mot » les dépositions) « prennent la liste des offi-
» ciers d'artillerie stagiaires à l'Etat-major ; d'Aboville,
)j antisémite notoire, tombe en arrêt devant le nom du
» capitaine Dreyfus.
» Aussitôt, dans le cerveau de ces deux hommes, une
» nouvelle idée s'enfonce, d'un seul coup, pour s'}^
» fixer : le Juif! ».
Or, dans la déposition du colonel d'Aboville, on lit :
« Nous passâmes en revue, nous discutâmes les diffé-
» rents officiers d'artillerie, appartenant à l'Ecole de
» guerre, qui faisaient alors leur stage au ministère...
» Après les avoir discutés, le colonel Fabre me parla
» des notes données. Toutes excellentes, à l'exception
» de celles du capitaine Dreyfus, au sujet duquel il avait
» fait des réserves...
» // fallait autre chose pour nous déterminer ^ il
» nous manquait l'écriture (2). »
Quant au colonel Fabre, voici ce qu'il dit :
« En nous remémorant tous les stagiaires d'artillerie
(1) J. Reinach, I, 06.
(2) Rennes, I, 577.
» qui avaient passé par les bureaux, le nom de Dreyfus
» nous apparut. Le nom de Dreyfus nous rappela que
» c'était le seul qui avait laissé un mauvais souvenir
» parmi nous et qui fût mal noté.
» De là cependant à soupçonner le capitaine Dreyfus
» d'être un traître, il y avait loin. Cejutfort longtemps
» après que, poussés par la curiosité^ nous en arrivdjues
» à comparer son écriture à celle du bordereau [\]. »
En ce qui concerne les notes données par le colonel
Fabre, Reinach prétend qu'elles ne sont dues qu'à une
« mauvaise impression de Roget » et à l'antipathie du
commandant Bertin-Mourot, d'origine juive et qui,
pour faire oublier cette origine, affectait une vive ani-
mosité contre Dreyfus. Cependant, le colonel Fabre,
dans sa déposition « suivie mot à mot », précise qu'il
avait formulé son appréciation, non seulement d'après
les notes écrites des deux chefs précités de Dreyfus,
mais aussi d'après son impression personnelle (2).
Reste enfin la question de la phrase finale du borde-
reau : « Je vais partir en manœuvres », qui n'exclut
nullement le stagiaire incriminé, quoi qu'en dise Rei-
nach : les deux officiers supérieurs appliquent — à tort
d'ailleurs — cette phrase à un voyage d'Etat-ma)or fait
en juillet et les voyages d'Etat-major sont des ma-
nœuvres de cadres. Il n'y a de leur part ni « idée fixe »,
ni exaspération ni « névrose » antisémite.
On procède alors à la comparaison des écritures. Le
colonel Fabre a, dans son bureau, la feuille d'inspec-
tion de 1893 de Dreyfus. Le colonel d'Aboville place à
la fenêtre le bordereau et y superpose la feuille de
notes : les deux mots « artillerie » coïncident exacte-
(I) I, 57o.
(2; Rennes, I, ;j73.
— i8 —
ment : « Vi central dans le bordereau était sensiblement
» descendu au-dessous de la ligne horizontale formée
» par les autres leftres. Vi final, suivi d'un petit jam-
» bage, était écrit de la même façon sur la feuille d'ins-
» pection. »
« Ni d'Aboville, ni Fabre, dit Reinach, ne s'aper-
» curent que si 1'/ central du bordereau était descendu
» au-dessous de la ligne horizontale formée par les
» autres lettres, c'est qu'en cet endroit la pièce a été mal
» recollée ; le papier avait glissé (i). » Reinach ou-
blie qu'il y a deux fois le mot « artillerie » dans le bor-
dereau et que le deuxième, qui n'a pas été déchiré, a
son / central manifestement au-dessous du t.
Cependant les deux officiers ne s'arrêtèrent pas là ;
ils prirent un copie de lettres du bureau et y trouvèrent
presque tous les mots du bordereau.
« Ils ont disparu depuis ». s'écrie Reinach. « Mais
» n'accusez de mensonge ni d'Aboville, ni Fabre. Ces
» mots, ils les ont vus... comme tous les mystiques ont
» vu les regards noyés d'amour de leur céleste amant,
» comme les extatiques ont vu la barbe blanche de leur
» Dieu, comm.e toutes les hystériques et tous les hallu-
» cinés ont vu, de leurs yeux vu (2). »
Cette belle période n'empêche pas toutefois que, dans
les minutes écrites par Dreyfus au ministère se trouvent
les mots : artillerie, manœuvres, modifications, disposi-
tion, copie, corps, adresse, note, nombre, officier, mon-
sieur, qui existent dans le bordereau.
Nous avons tenu à copier ligne par ligne et presque
mot pour mot tout le récit de Reinach, pour bien mon-
trer avec quels scrupules de conscience fut dirigée cette
(1) J. Reinach, I, 61.
(2) /. lleinach, I. C2.
— '9 —
première enquête, pour prouver que ce n'est nullement
par suite d'un parti pris irréfléchi, d'une haine impul-
sive, que les deux officiers supérieurs furent amenés à
préciser leurs soupçons sur Dreyfus et à communiquer
ces soupçons à leurs chefs.
j. Le général Mercier obtient de ses collègues
r autorisation d'ouvrir une enquête.
« Le drame maintenant va se précipiter avec une ver-
tigineuse vitesse ».
Tout le plan de Reinach est de montrer que, les soup-
çons s'étant portés sur un juif, on n'eut plus qu'une
idée à l'Etat-major général, depuis le ministre jusqu'au
dernier capitaine : perdre ce juif.
Voyons les faits.
Le colonel Fabre va rendre compte de ses recherches
au général Gonse et celui-ci en prévient le général de
Boisdeffre.
Le général de Boisdeffre, obligé de s'absenter, —
sans doute pour aller voir le Père du Lac, dit V « his-
torien (i) — prescrit de continuer jusqu'à son retour
l'étude comparative, ce qui est évidemment la preuve
de son parti pris.
Le général Gonse, sans doute aussi pour obéira un
parti pris, fait venir dans son bureau les colonels San-
dherr, Lefort et Boucher, et se livre avec eux à des com-
paraisons d'écriture « qui ne firent encore une fois,
» dépose Fabre, que confirmer nos appréciations (2) >.
(1 ) ./. lieinacli, I, 63.
(2j J. l'icinac/i, I, 03. — Pendant cette étude se place un incident
— 20 —
C'est à son retour, à six heures du soir, que le géné-
ral de Boisdeffre, informé par le général Gonse et par
les quatre colonels, rend compte au ministre.
Cependant, on n'est pas satisfait : on mande un offi-
cier, connu pour s'occuper de graphologie, le comman-
dant du Paty de Clam.
Le général Gonse lui présente le bordereau et une
pièce de l'écriture de Dreyfus, écriture que le comman-
dant ne connaissait pas, et lui demande si les deux
écritures semblent émaner de la même personne. Le
commandant répond affirmativement, mais, apprenant
qu'il s'agit d'un officier, nommé Dreyfus, soupçonné
de trahison, il demande à reprendre son examen de fa-
çon plus approfondie (i).
Le lendemain seulement, 7 octobre, il remet au géné-
ral Gonse une note dont les conclusions étaient les sui-
vantes :
« En résumé, malgré certaines dissemblances, il y a
» entre les deux écritures une ressemblance suffisante
» pour justifier une expertise légale. »
« Sandherr, antisémite passionné, dès qu'il connut le nom de rofficipr
» incriminé, dit que ce nom ne l'étonnait qu'à moitié. 11 s'écrie, se
» frappant le front : J'aurais dû m'en douter. »
Reinach cite alors un passage de la déposition du colonel Fabre
où il est dit que le colonel Sandherr a vu Dreyfus rôder à diverses
reprises pour lui demander des renseignements. Mais il ne cite pas la
déposition du colonel d'Aboville qui précise de quels renseignements
il s'agissait, au sujet des relations avec nos agents à rétranger. Toutefois,
il ajoute : « Or, Sandherr connaissait si peu Dreyfus qu'un jour, en
entrant au bureau, sous le porche du ministère de la guerre, il le
salua d'un nom qui n'était pas le sien » Il ne cite pas cette fois
son auteur. Est-ce par prudenre ? Car celte histoire a été la réponse
de Dreyfus à la déposition du colonel d'Aboville, à Rennes. — Reinach
trouve sans doute la source insuffisante, mais il complète la réfutation
par un parallèle entre le patriotisme de la famille du colonel Sandherr
et celui de la famille Dreyfus !
(1) Hennés, IlI,oOo. Commission rogatoire du colonel du Paty de Clam.
— 21 —
Reinach reconnaît que « la conclusion est raisonna-
ble » (i).
Mais il n'est pas homme à s'embarrasser d'une con-
tradiction, et maintenant sa thèse change.
Suivant lui^ le général Mercier se trouve en présence
d'un problème terrible : présenter les faits, dans leur
réalité, à ses collègues du ministère, c'est s'exposer à
un refus de poursuites absolument certain ; et alors,
« si le gouvernement refuse de s'engager à la légère dans
» une telle aventure, c'est tout TEtat-major qui va s'in-
» surger contre lui, le dénoncer peut-être, par quelque
» perfide indiscrétion de presse, comme le protecteur
(1) J. Reinach, I, 75. Mais il ajoute : « Si la note de du Paty est pru-
»> dente, empreinte dune sage réserve, ses propos sont tranchants et
» violents. Aussi, parmi les officiers informés, la conviction accusatrice
» s'exaspère jusqu'au paroxysme. Picquart, presque seul, continue à
» hésiter... Mais Sandherr n'hésite pas à dire a Cordier, rentré de per-
» mission, « qu'après recherches et investigations faites, on était fixé
» sur la personnalité du coupable qui était Dreyfus. » Et Cordier
» est aussitôt convaincu, malgré l'attitude « gênée, embarr^issée »
» d'Henry. «
C'est la thèse de Zola : représenter le colonel du Paty comme
« l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire ». Le colonel du Paty, par
ses propos, a enflammé tout l'Etat-major, que Cordier trouve déchaîné
à son retour de permission. Or, le colonel du Paty a connu le nom
de Dreyfus, le 6 octobre, à 7 heures du soir : il remet sa note le 7, un
dimanche, et Cordier rentre le... 8 {Re7ines, II, 490). Le colonel du
Paty a bien "employé sa journée du dimanche, en allant (/ domicile (!)
<( exaspérer jusqu'au paroxysme » la conviction des officiers in-
formés !
Quanta l'atlitude « gênée, embarrassée» d'Henry, signalée en effet
par Cordier {Rennes, II, 498), il faut lire quelques lignes de plus de la
déposition de Cordier : « Sandherr lui dit : Voilà comment je n'ai pas vu le bordereau à ce moment-
» là. »
Comment qualifier pareil démarquage d'un texte?
» d'un traître avéré, du riche officier juif, lui, le mari
» de l'Anglaise et le persécuteur de turpin ! (i) »
D'où « ce plan savamment combiné, d'avertir le gou-
•» vernement de façon imcomplète, assez toutefois pour
» l'engager dans l'engrenage; puis, brusquement, par
» un impunissable coup d'audace, de le mettre en pré-
» sence du fait accompli (2) ».
Pour démontrer que « ce plan fut méthodiquement
suivi », Reinach déploie toutes ses qualités de critique
historique : il cite des textes : il noircit des pages,
deux appendices de son livre sont consacrés à cette
question.
Or, que dit le général Mercier dans sa déposition à
Rennes (3) ^
« J'allai chez M. Casimir-Périer, président de la Ré-
» publique Je lui montrai les écritures... Je lui ex-
» posai ce que j'avais l'intention de faire et il m'ap-
» prouva en principe. C'est alors que je me rendis chez
» le président du Conseil des ministres, M. Dupuy.
» Nous convînmes que nous procéderions avec la
» plus grande discrétion et avec la plus grande réserve,
» et que, avant d'en saisir directement le Conseil des
» ministres tout entier, nous formerions, pour ainsi
» dire, un petit Conseil des ministres, composé des
» quatre ministres intéressés, c^est-à-dire du président
» du Conseil, ministre de l'Intérieur, du ministre des
» Affaires étrangères, du Garde des Sceaux, mi-
(1) J. Reiaacli, I, 77. A remarquer que le général Mercier ne persé-
cuta pas Turpin qui fut poursuivi par M. de Freycinet. 11 refusa seule-
ment de prendre au sérieux une invention prônée par toute la presse
et i événement montra bien que son « llair d'artilleur » ne l'avait pas
trompé.
(2) J. Reinach, I, 77.
(3) Rennes, I, 88.
— 23 —
» nistre de la Justice, et enfin du ministre de la Guerre.
» M. Hanotaux était alors ministre des Affaires
» étrangères. Il nous fit immédiatement des objections
» très sérieuses : il nous représenta que les relations
» avec les puissances extérieures pouvaient être grave-
» ment compromises si on mettait ces puissances di-
» rectement en question.
» Nous nous rendîmes dans une certaine mesure à
» ces observations Nous convînmes de faire une en-
» quête très discrète. »
Reinach affirme que « Mercier n'a été 'autorisé par
» ses trois collègues qu'à faire procéder dans le plus
» grand secret à une perquisition (i) » et, pour le prou-
ver, il cite la déposition de M. Hanotaux, à
Rennes (2) : « J'obtins de lui rengagement que, s'il ne
» trouvait pas d'autres preuves (3) contre l'officier dont
» il s'agissait et dont nous ignorions le nom (4), la
» poursuite n'aurait pas lieu. »
(1) J. Reinach, I, 80.
(2) Bennes, I, 219.
(3) Notons en passant que Reinach présente comme des « angoisses»
morales, au sujet de la culpabilité de Dreyfus, les inquiétudes de
M. Hanotaux au sujet de complications extérieures possibles, (le bor-
dereau ayant été saisi dans une ambassade étrangère^.
M. Gabriel Monod a cherché, lui aussi, à établir la même confusion,
et il a reçu de M. Hanotaux un démenti formel {Rennes, I, 223) :
« M. Monod a fait confusion entre les inquiétudes sur le point de vue
patriotique, sur les conséquences politiques de TafTaire, inquiétudes
auxquelles j'avais peut-être fait allusion dans une conversation avec
lui, et le point de la culpabilité ou de l'innocence.
" Je ne pouvais avoir l'intention ni la possibilité de viser cette ques-
tion de l'innocence ou de la culpabilité... »
« Mais ce que j'avais très précis à l'esprit, ce sont les craintes, les
grandes inquiétudes que cette affaire nous avait données. »
Comme nous le verrons, Reinach revient plusieurs lois sur cette
équivoque, qu'il cultive avec soin.
(4) ./ Reinach, I, 80. 11 ajoute : « Ce nom de Dreyfus, que tout l'état-
— 24 —
Or, M. Hanotaux lui-même raconte que, ce soir-là,
il alla trouver le général Mercier pour « lui demander
» instamment de ne pas donner suite à cette affaire
» dans les conditions oîi elle se présentait ». Donc, on
avait décidé d'y donner suite, sans cela la démarche
serait incompréhensible. « Je trouvai le général Mer-
» cier inébranlable », a dit M. Hanotaux à la Cour de
cassation (i). Si le général était inébranlable, c'est évi-
demment que sa décision était prise et M. Hanotaux
connaissait cette décision, puisqu'il voulait qu'elle fût
abandonnée. Voici, d'ailleurs, sa déclaration à Rennes,
» major connaissait, pourquoi Mercier le cachait-il avec tant de soin au
» chef de TEtat, au Président du Conseil, au ministre des Affaires étran-
» gères ? »
Ailleurs, I, 67, il dit : « Cependant la nouvelle que le traître était
>) Dreyfus s'était répandue comme une traînée de poudre parmi les
» officiers intéressés. » Et, comme référence, en note : Rennes, I, 376,
Picquart.
Donc, d'après notre x historien », tout le monde, à l'Etat-Major, a
su la nouvelle le 6 au soir. Or, on lit (Cordier, Rennes, II, 498) ; « Main-
» tenant je vais vous dire quelques mots sur la façon dont le secret a
» été gardé sur cette affaire. Dans la conversation dont je vous ai parlé
» tout à l'heure, — le 8 — Sandherr m'avait dit : « Tu sais, l'affaire
>> est absolument secrète. » Et j'avais compris qu'il n'y avait, en dehors
» du chef et des sous-chefs d'Elat-Major et des chefs de bureau, qu'infi-
)■) aiment peu d'officiers pour la connaître (c'est-à-dire pour connaître
•» l'arrivée du bordereau). Il paraît qu'il n'en était rien. »
Cordier cite alors un incident, une visite dans l'après-midi à un
chef de bureau qui lui montre une photographie du bordereau et des
pièces écrites par Dreyfus. Ce chef de bureau, obligé de s'absenter
pour affaire de service, lui dit : « fais attention, s'il vient quelqu'un,
couvre tout de suite les pièces » ; et il ajoute : « tu sais, personne ne le
» sait et s'il vient des officiers, arrange-toi pour qu'ils ne voient rien. »
Cordier conclut : « Je donne ce détail pour vous montrer'qu'à cette
» époque j'ai toujours cru que très peu d'officiers étaient au courant.
>) D'après certaines dépositions, il y en a eu davantage ».
Ainsi, en 1894, Cordier a toujours cru que la nouvelle avait été
tenue secrète. Les seuls doutes qu'il ait pu concevoir, quatre ans plus
tard, n'ont pour fondement que le seul témoignage de Picquart.
(1) Cassation, I, 642.
— 25 —
déclaration qui ne peut laisser aucun doute sur la ma-
térialité des faits (i).
« J'ai été seul au Conseil de Tavis de ne pas procéder,
» je ne dis pas seulement aux poursuites, mais à une
» enquête, car c'était là l'objet de ma préoccupation.
» Je sentais bien qu'une fois l'enquête commencée,
» il serait difficile de ne pas donner suite. Le Conseil a
passé outre.
Ajoutons enfin que ni M. Dupuy, ni M. Guérin, alors
garde des sceaux, n'ont jamais, soit à la Cour de cas-
sation, soit à Rennes, fait la moindre allusion à un
conflit qui se serait élevé entre le général Mercier et
eux. Si un incident de pareille gravité s'était produit,
ils en auraient évidemment gardé le souvenir. — Bien
mieux à Rennes, le général Mercier a lu une lettre que
lui avait adressé M. Dupuy pour démentir un article
du 'Soiivelliste de Bordeaux^ le représentant comme
ayant créé au ministre de la Guerre « toutes sortes de
difficultés dans l'affaire Dreyfus. » « La seule chose qui
m'importe, disait M. Dupu}', c'est que rappelant vos
souvenirs, vous puissiez dire que loin d'entraver votre
œuvre si difficile, je m'y suis associé et l'ai facilitée de
mon mieux. (Rennes I. 92).
L'affaire s'est donc engagée de la façon la plus régu-
lière et non d'après un plan machiavélique.
3. Les premières expertises du bordereau.
Le général Mercier avait, auparavant, le 9 octobre, à
l'issue du Conseil des Ministres, demandé au Garde
des Sceaux de lui désigner un expert : le Garde des
(1) Rennes, I, 222. J. Reinach, qui cite (p. 79, en note) ce passage de
— 26 —
Sceaux désigna M. Gobert, expert de la Banque de
France et de la Cour d'appel.
D'après M. Gobert (i), le bordereau lui fut remis, le
II octobre, par le général Gonse; dans son rapport,
au contraire, le commandant d'Ormescheville fixe cette
remise au 9.
C'est cette .dernière date qui est la vraie.
Dès qu'il vit le bordereau et les pièces (2) de com-
paraison, M. Gobert déclara que c'était « un cas simple »
que V apparence de similitude était frappante et méri-
tait une attention soutenue (3). Le général Gonse étant
allé le trouver, le 10 ou le 11, pour savoir quand on
aurait son rapport, l'expert lui posa une série de ques-
tions indiscrètes ; il voulait savoir comment le borde-
reau était arrivé, où on l'avait pris (4), le nom de l'of-
ficier incriminé. Ces questions éveillèrent la méfiance,
ce qui est assez naturel.
Le général Gonse rendit compte de sa visite le 11 au
soir, au général Mercier, qui allait partir pour les ma-
nœuvres de Limoges. Le ministre prescrivit aussitôt de
faire appel au concours d'un autre expert, i\L Bertillon.
la déposition de M. Hanotaux, omet, bien entendu, les deux dernières
phrases qui sont l'absolue condamnation de sa thèse. Il omet aussi le
passage de la note de M. Hanotaux, page 220, relatant la conversation
du 11 au soir : « des ordres étaient donnés déjà pour qu'un officier de
police judiciaire procédât à une perquisition ».
(1) Rennes, II, 299.
(2) Rennes, II, 315.
(3) Instruction de I89i, enquête d'Ormescheville [Cassation, II, 54).
Déclaration à laquelle M. Gobert n'a t'ait plus tard aucune allusion,
prétendant au contraire, à l'enquête de la Chambre criminelle {Cassa-
tion, I, 269), s'être écrié : « Vous devez être en présence d'une fumis-
terie., la lettre anonyme ressemble terriblement aux papiers Norton ».
Inutile de dire que Reinach ne cite pas la phrase de 1894, mais il est
bon d'ajouter que cette phrase a été contresignée par M. Gobert,
devant le rapporteur d'Ormescheville et le greffier Vallecale (Cassation,
II, 54).
(4) Rennes, II, 315, M. Gobert nie ce point particulier.
— 27 —
« L'expert (Gobert), lisons-nous en effet, dans le rap-
» port du commandant du Paty (i), ayant manifesté le
» désir de connaître le nom de la personne soupçon-
» née, et demandant un laps de temps incompatible
» avec la conservation du secret, on dut lui retirer le
» dossier avant qu'il ait put établir un rapport avec des
« conclusions très fermes. »
Aussi ce rapport était-il « neutre », suivant l'expres-
sion du général Mercier : « Gobert 3^ constatait que
» récriture du bordereau et récriture incriminée repré-
» sentaient « le même type graphique », mais « l'ana-
» lyse des détails montre avec des analogies assez cu-
» rieuses des dissimilitudes nombreuses et importantes
» dont il convient de tenir compte ». Il concluait, « vu
» la rapidité de ses examens commandée par une ex-
» trème urgence, que la lettre anonyme pourrait être
» d'une personne autre que celle soupçonnée. »
« Déjà, ditReinach, le préfet de police avait été invité
» à demander d'urgence un autre rapport à Bertillon.
» Et du Paty se mit en campagne (2) ».
C'est la suite de la thèse indiquée plus haut : montrer
(1) Cité dans le Rapport Bard {Revision du procès Dreyfus à la Cour de
cassation. Compte rendu sténographique in-extenso, Stock, 1898, p. 24).
(2) J. Reinach, I, 92. — Reinach dit (I, 94). « Bertillon n'était pas ex-
pert : il n'était pas qualifié pour faire une expertise d'écriture. Ce-
pendant il n'hésita pas à accepter une mission qu'il aurait eu le devoir
de décliner. »
Nous extrayons la réponse à cette allégation, de la brochure de
Scio : Dreyfus confondu, page 43.
« Avant l'afTaire Dreyfus, M. Bertillon avait donné des preuves de sa
compétence en la matière (expertise d'écriture)... Procurez-vous le
numéro de l'Eclair du 10 mai 1894, et vous y verrez que M. Bertillon
a identilié par des rapprochements d'écriture le cadavre de l'anarchiste
Pauwels, qui s'était tué en faisant éclater un engin sous le porche de
la Madeleine avec le soi-disant Rabardy qui trois semaines avant avait
déposé des bombes dans un garni de la rue Saint-Jacques. »
— 28 —
l'acharnement du commandant du Paty qui, dès la pre-
mière heure, s'est attaché à Dreyfus et ne le lâchera
plus.
Or, il est matériellement faux que le commandant du
Paty soit entré à ce moment en relations avec M. Ber-
tillon. Ce n'est pas lui, c'est M. Cavard, chef de cabi-
net de M. Lépine, qui rem.it le bordereau et les pièces
de comparaison à Texpert.
« Du Paty lui remit des pièces de comparaison ! »
dit Reinach (i), et il renvoie à l'Enquête de la Chambre
criminelle (I, 490), où l'on voit qu'il s'agit, non de l'ex-
pertise préliminaire du n octobre, mais de Texpertise
de l'enquête judiciaire, consécutive à l'arrestation.
De même, quand Reinach prétend (2) que M. Bertillon
pria le commandant défaire rechercher au ministère s'il
n'existait pas un scripteur présentant la forme du
double 5 avec l's long en second, il reporte à cette ex-
pertise du 13 octobre ce qui est relatif à l'autre. Mais
le but qu'il poursuit est atteint: éblouissant le lecteur
par des références à l'Enquête de la Chambre crimi-
nelle, au compte-rendu du procès de Rennes, il le con-
vainct de l'exigence du commandant du Paty, « qui a
atfirmé la culpabilité de Dreyfus (3) », qui a « dû être
très pressant », puisqu'il « considère l'affaire comme
son affaire (4). »
C'est « sous la seule pression de sa conscience (3) »
que M. Bertillon, après un travail de dix heures, qui lui
fut facilité par les employés pour la partie matérielle,
photographie, découpages, etc. (6), et frappé, d'un côté,
(1) ,/. Reinach, I, 94.
(2) /. Reinach, I, 96.
(3) J. Reinach, I, 98.
(4) /. Reinach, I, 95.
|o) Rennes, II, 322.
(6) Rennes, II, .322.
- 29 —
par des coïncidences nombreuses de formes graphiques,
mais aussi par des retouches et des tremblements, in-
dices ordinaires de calquage, rédigea l'avis suivant :
« Si l'on écarte V liypothèse d'un document forgé avec
» le plus grand soin, il appert manifestement pour
> nous que c'est la même personne qui a écrit toutes les
» pièces communiquées et le document incriminé ».
Remarquons en passant que, dès le premier jour,
s'est esquissée la merveilleuse thèse de M. Bertillon,
qui devait établir d'une manière si complète et si lucide
la culpabilité de Dreyfus.
« Aussitôt, dit Reinach, du Paty retourne chez Coche-
.V fert, lui déclare que Bertillon, dans son rapport, affirme
» qu'il y a bien identité entre les deux écritures, celle de
» Dre3"fus et celle du bordereau » ; et Cochefert com-
prend que « l'arrestation est absolument décidée (i) ».
4. V arrestation décidée.
Le général Mercier avait en effet convoqué, le 11,
M. Cochefert. lui disant qu'il y avait de « fortes pré-
somptions contre un officier stagiaire de l'Etat-major »,
et lui demandant quelques conseils au sujet de la pro-
cédure exceptionnelle, qui pourrait être suivie (2), ce
que Reinach traduit par : « Tout de suite, il lui nomma
» Dreyfus, lui donnant l'impression que la culpabilité
» du capitaine était avérée. Il lui demanda quelques
» conseils au point de vue de la procédure exception-
» nelle qui pouvait être suivie (3) ».
(i) /. Reinach, T, 100.
(2) Renneii, I, 582.
(3) J. Reinach. I, 83, 84.
— 3o —
M. Cochefert, pendant cette entrevue, avait été mis
en rapport avec le commandant du Paty qui, peut-être
en eflet le 12, comme le dit Reinach, alla à la Préfec-
V tare de police, faire part au directeur de la Sûreté « du
» plan d'ensemble qu'il avait arrêté en prévision d'un
» événement qui paraissait devoir se réaliser très pro-
« chainement » (i).
« En effet, continue M. Cochefert, le vendredi ou le
>> samedi, M. Bertillon remettait son rapport. Il y avait
» bien identité entre les deux écritures. A partir de ce
» moment, l'arrestation était absolument décidée ».
On voit qu'il n'est nullement question d'une nou-
velle intervention du commandant du Paty.
On avait décidé de convoquer Dreyfus au ministère
le 13 au matin sous prétexte d'inspection générale : il
faisait un stage dans un régiment d'infanterie, à Paris,
depuis le i'^'" octobre, et ne venait plus à l'Etat-major
de l'armée. L'ordre de convocation lui fut adressé, le 13
au soir, après le dépôt du rapport de M. Bertillon. Mais,
comme il faut faire croire que l'arrestation était déci-
dée, quelles que fussent les conclusions du rapport,
Reinach raconte que l'ordre fut porté dans le début de
Vaprès-inidi et, comme Dreyfus a signé un reçu de cet
ordre et qu'on pourrait exhiber ce reçu, où l'heure est
portée, Reinach ajoute: « Dreyfus était absent. Le
» planton laissa la lettre et le reçu, puis revint vers le
» soir. Dreyfus était rentré et signa le reçu (2) ».
Est-il admissible que ce planton, à qui on avait
donné une consigne au sujet de ce reçu, soit ainsi ren-
tré au ministère les mains vides î C'est Reinach lui-
(1) [ieniies. I, o83. Déposition de M. Cochefert, ainsi interprétée par
lleinacli : « du Paty lui conlirma que la culpabilité était avérée et lui
fit part du plan qu'il avait imaginé. » (/. licinach, I, 91).
(2) J. Reinach, I, 100.
— 3i —
même qui nous apprend (i) que le planton « a singu-
lièrement insisté pour faire signer le reçu » ; détail
inédit qui lui vient sans doute de cette source qu'il lui
est « provisoirement interdit de faire connaître » (2).
Le 14 au soir, au ministère de la guerre, le ministre
convoqua le général de Boisdeffre, le général Gonse, le
colonel Sandherr, le commandant du Paty et M. Co-
chefert.
Le général Mercier ratifia le plan du colonel du Pat}'-,
l'épreuve de la dictée, et signa l'ordre d'arrestation. Il
signa, en outre, l'ordonnance qui désignait le comman-
dant du Paty comme officier de police judiciaire et
donna l'ordre d'arrestation ferme^ indépendamment de
l'épreuve de la dictée. C'était logique : le commandant
ne pouvait interroger Dreyfus sans être investi des
fonctions d'officier de police judiciaire et, dès Tinstant
qu'un officier de police judiciaire était nommé, l'ins-
truction était ouverte. Mais cela n'aurait pas empêché
de révoquer l'ordre si Dreyfus était sorti à son honneur
de l'épreuve de la dictée, dont on devait rendre compte
au ministre.
Reinach revient encore une fois sur la soi-disant pro-
messe faite à M. Hanotaux, et dont nous avons montré
l'inanité. Mais la fin du chapitre est curieuse :
« Mercier allègue que « le bordereau révélait un
» système de trahison organisé » — ce qui est exact —
» et que, dès lors, il fallait agir vite »... Soit, la sur-
» veillance était difficile et il fallait agi r vite . Mais pour-
» quoi agir en dehors du chef de l'Etat, des autres rai-
» nistres, du généralissime } (3). Pourquoi ce mystère,
(1) J. Reinach, I, 107.
(2) J. Reinach, I, 47, noie 2.
(3j « Le général Mercier me dit que le général Saussier, consulté.
— 32 —
» si ce n'est pour l'accomplissement d'un acte mau-
» vais... etc. » (i).
Comme on l'a vu, nous avons prouvé que le seul re-
proche qui subsiste, à savoir d'avoir tenu les autres mi-
nistres dans l'ignorance, n'est pas fondé. On voit donc
qu'en somme Reinach approuve le général Mercier
d'avoir agi comme il l'a fait.
Et l'on conviendra qu'il était bien inutile d'avoir,
pendant cinquante-quatre pages de son volume, plaidé
l'inverse de sa conclusion.
était contraire aux poursuites... » donc il les connaissait — « cepen-
» dant le général Mercier ne crut pas devoir se rendre à mes prières
» et aux conseils du général Saussier ». {Rennes, I, 220, Déposition Ha-
notaux).
(1) J. Reinach, I, 104.
CHAPITRE III
L'ARRESTATION
I . La scène de la Dictée.
Nous faisons grâce au lecteur du chapitre où Reinach
se borne à faire, à sa manière, la psychologie des of-
ficiers généraux et supérieurs de l'Etat-major et à indi-
quer quel eût été, selon lui, Reinach, le meilleur moyen
de voir si Dreyfus était coupable.
Passons à la scène de la dictée.
Dreyfus arrive au ministère le 13 octobre, à neuf
heures du matin, convoqué pour l'inspection générale
du général de Boisdeffre. Il est introduit dans le ca-
binet du général par Picquart, qui est très pâle, dit
Reinach, mais qui « constate le calme de Dre3^fus » (i).
Dans le cabinet se trouvaient le commandant du
Paty, M. Gribelin, M. Cochefert et son secrétaire (2).
Le commandant du Paty invita Dreyfus à remplir la
partie signalétique de sa feuille d'inspection. Dreyfus
obéit et écrivit d'une écriture normale (3).
(1) .7. Reinach, I, lOS. Or, Reinach, quelques ligues plus haut, s'est
attaché à moutrer que Dreyfus devait être étonné par toutes les cir-
constauces insolites de cette convocation.
(2) M. Cochefert consultait une carte sur une table, comme un offi-
cier qui serait venu prendre des renseignements.
Ci) Rennes, III, 507.
3
- 34-
Quand il eut terminé, le commandant lui demanda
d'avoir l'obligeance d'écrire une lettre à présenter à la
signature du général de Boisdeffre (i). Il lui dicta ce
qui suit.
Paris, le 15 octobre 1894.
(( Ayant le plus grave intérêt, Monsieur, à rentrer momentanément
eu possession des documents que je vous ai fait passer avant mon dé-
part aux manœuvres, je vous prie de me les faire adresser d'urgence
par le porteur de la présente qui est une personne sûre.
« Je vous rappelle qu'il s'agit de : 1° une note sur le frein hydrau-
lique du canon de 120 et sur la manière dont
A cet instant, le commandant lui dit à haute voix
et sur un ton un peu vif (2) de faire attention et de
mieux écrire, puisque la lettre était destinée à être sou-
mise à la signature du général de Boisdeffre.
Le ton un peu vif devient « une voix qui siffle » dans
la version Reinach : le commandant « roule des yeux
terribles», «crie» (3), car il faut, pour justifier le
trouble de Dreyfus, qu'il y ait eu outrage, insulte.
« Vinsulte avait cinglé Dreyfus et marqué son pas-
» sage (4) ». « Seul, un visage de cire serait, sous Vou-
» trage^ resté impassible. Une rougeur, ou quelque
» pâleur, devait monter à cette face humaine, au front
» de cet officier offensé... Qu'est-ce que ce ton de
» menace ? et ces yeux furibonds ?... » (5).
Comme l'a fait très justement remarquer le colonel
du Paty (6), on peut discuter la cause, mais non l'exis-
(1) Reinach dit que, d'après Dreyfus, cette demande fut faite « d'une
voie étranglée » (J. Reinach, I, 109) ; renseignement verbal, sans doute,
car nous n'en avons pas trouvé trace dans les documents officiels.
(2) Rennes, III; 508.
(3) J. Reinach, I, 110 et 112.
(4) J. Reinach, I, 113.
(5) J. Reinach, I. 114.
(6) Rennes, III, 507.
- 35 —
tence du trouble, puisque Dreyfus s'en est excusé en
disant qu'il avait froid aux doigts: « Qu'avez-vous ?
vous tremblez? » lui demanda-t-on. Il aurait pu ré-
pondre : « je ne tremble pas ». Il dit : « J'ai froid aux
doigts (i) ».
Ecoutons d'ailleurs Dreyfus (2) :
« Le commandant du Paty de Clam... m'a demandé :
» « Q^u'avez-vous ? vous tremblez ? » Je ne tremblais
pas du tout.
« L'interpellation m'a paru tout à fait insolite. Faites
» une interpellation pareille à quelqu'un qui est en
» train d'écrire et vous verrez (3).
» L'interpellation m'a donc paru insolite, f ai cherché
» dans mon esprit pourquoi cette interpellation. Je me
i> suis dit: il est probable que c'est parce que j'écris
« lentement, et, en effet, j'avais les doigts raidis. Il fai-
» sait froid dehors ; c'était le 15 octobre et il faisait si
> froid qu'il y avait, il faut bien vous le rappeler, un
» très grand feu allumé dans le cabinet du chef d'Etat-
» major. Je pensais que l'interpellation provenait de ce
» que j'avais écrit lentement et c'est précisément parce
» que j'avais les doigs raidis. C'est pour cela que j'ai ré-
» pondu : « j'ai froid aux doigts ». Mais l'interpellation
> me paraissait tout à fait insolite ».
Comme cette explication respire la sincérité !
Reinach prétend que le colonel du Pat}- « a donné
jusqu'à trois versions du prétendu trouble de Drey-
fus (4) ».
(1) Forzinelli, Cass., I, 318.
(2) lienurs, I, 601.
(3) On voit que Dreyfus ne parle pas à ce moment de l'ondulation
des lignes de la lettre dictée. Cependant Reinach, p. HO, prête celte
phrase à Dreyfus pour expliquer cette ondulation anormale,
(4^ J. Reinach, I, 112.
- 36 —
Voyons les deux versions extrêmes, comme dates.
«Dans son rapport du 31 octobre 1894. il écrit que
» Dreyfus lui répondit avec une sorte de ricUis ner-
» veux ». En 1899 « le trouble se traduit par « une série
» de mouvements de la mâchoire » : il semble bien en
effet qu'un rictus est produit par une série de mouve-
ments nerveux de la mâchoire et nous ne voyons pas la
contradiction. Enfin au procès de 1894, « du Paty dé-
clare que l'accusé ri'a pas bronché ». Mais, comme cette
déclaration n'est rapportée que par le seul Picquart^
on nous permettra de ne pas nous 5^ arrêter (i).
Le « coup », quoi qu'en dise Reinach, n'avait pas
« manqué ».
Le trouble se traduit par l'irrégularité de l'écriture
dans la lettre dictée. « En plaçant, dit le colonel du
» Paty (2), une règle au-dessous de chaque ligne, il- est
» facile de constater que l'ondulation de la ligne au-
» dessus de la règle est beaucoup plus marquée dans le
» corps de la lettre qu'au commencement (3).
Reinach proteste. Mais il a donné une photographie
de la dictée en tête de son livre : La constatation est
(1) Enfin Reinach cite Cocliefert qui, à Rennes, a dit n'avoir re-
connu le trouble qu'après Tinlerpellation du commandant. Mais c'est
seulement le 7 septembre, sur la demande de la défense, que M. Co-
chefert est venu à la barre expliquer sa déposition du 21 août : « A un
certain moment, le colonel du Paty a cru s'apercevoir qu'eue très
(jrande émotion se révélait chez le capitaine Dreyfus. J'ai eu la même
impression. » Le président insiste : « Vous avez eu la même impres-
sion ? — Absolument, monsieur le Président. Je me souviens qu'à la
première observation que lui avait laite le commandant du Paty de
Clam, le capitaine Dreyfus avait manifesté une inquiétude apparente. »
(2) Rennes, 111, 507.
(3) TS'ous soulignons lettre, car Reinach reproduit ainsi, p. 110,1a
citation « ... est beaucoup plus marquée dans le corps de la lifjne qu'au
» commencement ». Cette heureuse erreur de typographie a pour ré-
sultat de rendre la phrase incompréhensible, ou tout au moins insi-
gnifiante.
-37 -
donc facile à faire. Le premier passage important de la
lettre est mon départ aux manœuvres, c'est celui qui a
éveillé l'attention de Dre3'fus : qu'on regarde la ligne
immédiatement inférieure « vous prie de me les faire
adresser >>. Le mot vous va en baissant, le mot prie en
montant, /«^ en baissant, Jaire adresser est tout à fait
au dessous de la ligne.
A Rennes, le président Jouaust (i), dans l'interroga-
toire, dit à Dreyfus :
« Le commencement de cette lettre est de votre écri-
» ture ordinaire, mais à partir de l'endroit oii Ton parle
» du canon de 120 court, voire écriture change de ca-
» ractère, elle est moins nette, moins ferme.
» R. — Elle n'a jamais changé, mon colonel.
» D. — Lorsqu'on jette un coup d'œil sur cette lettre,
» dont voici une photographie, on constate facilement
» que l'écriture depuis les mots « 1° une note sur le
» frein hydraulique », jusqu'à la fin, est beaucoup plus
» grande et plus large qu'au commencement.
» R. — £lle est plus large, mon colonel. » (Il vient
de dire qu'elle n'a jamais changé !)
« D. — Elle change, elle est plus large, moins bien
» formée; cela peut s'expliquer par une émotion...
» R. — D'abord je vous ferai remarquer que l'élar-
» gissement des lettres commence à « je vous rappelle ».
>Or«je vous rappelle » n'a rien qui se rapporte au
> bordereau » (2).
(1; Rennes, I, 39.
(2) Inutile de dire que Reinach ne cite qu'une partie insignifiante
de ce dialof^ue entre le prébident et Dreyfus et il place en note
(p. lli) : « Le colonel Jouaust observe seulement que l'écriture s'élar-
» git, est moins bien formée à partir de la phrase sur le frein hydrau-
» lique. Dreyfus convient que l'écriture est plus large, mais à partir
« des mots « je vous rappelle », qui nont rien de commun avec le bor-
i> dereau. »
— 38 —
Evidemment. Mais le départ aux manœuvres s'y rap-
porte!... D'ailleurs, la rectification de Dreyfus est juste:
l'écriture change plus haut que ne l'indique le prési-
dent ; et son témoignage nous semble devoir primer ici
l'appréciation de Reinach.
2. L'arrestation et les premiers interrogatoires.
La dictée terminée, le commandant du Paty procède
à l'arrestation (i).
La scène qui suivit l'arrestation, c'est-à-dire l'inter-
rogatoire de Dreyfus par M. Cochefert, puis par le
commandant du Paty de Clam, est racontée par J. Rei-
nach avec force détails, dont les uns de son invention
et les autres travestis.
« Dreyfus, sous l'atroce parole, s'est redressé. Un
» tourbillon passe dans sa tête. ..etc. Du Paty dur, ri-
» canant (!) farouche, n'est point un personnage de
(1) Reinach place un incident avant l'arrestation : « Faites attention,
lui dit violemment du Paty, c'est grave ! » Mais il n'indique pas cetle
fois la source de son renseignement. Nous l'avons cependant retrouvée
et on comprendra l'abstention de Reinach : l'incident est mentionné
par le seul Forzinetti [Cass., T, 318), comme souvenir dune conversa-
tion avec Dreyfus !
Puis Reinach ajoute (p. 114) : « Dreyfus écrit, et très droit, de son
)) écriture la plus ferme. Du Paty lui-même convient de ce calme de
» Dreyfus: « Il avait repris tout 'son sang-froid; il était inutile de
» poursuivre l'expérience ». Cette fois, il cite la source : « Rapport de
Du Paty », oit il n'y a absolument rien de -pnreil, pas même la moindre
allusion : « La dictée terminée, je procédai à l'arrestation ». {Cass., III,.
12).^
C'est environ deux heures après la dictée que le commandant du
Paty mentionne que Dreyfus est redevenu calme : à 11 h. 30, voyant
que je ne tirerais rien de l'inculpé, « qu'il avait repris son assurance...
» je le remis entre les mains de l'officier supérieur chargé de le faire-
» écrouer ». {Ibidem).
- 39 -
» rêve ni un fou... Dreyfus profère des paroles sans
» suite, protestations déchirantes contre l'infâme accu-
» sation : il crie son innocence et sa colère. »
« Du Paty, prévoyant l'échec de sa première épreuve,
» en avait combiné plusieurs autres. C'était son droit
» d'officier de police judiciaire (i) ».
Voyons Tune d'elles :
« Son code était ouvert à l'article 76 ; il lit : « Qui-
» conque aura pratiqué des machinations ou entretenu
» des intelligences avec les puissances étrangères on
» leurs agents, etc..» Pendant qu'il lit, d'un mouve-
ment brusque, il découvre le revolver dissimulé sous
un dossier sur la table. Et Dreyfus crie : « Je suis inno-
» cent, tuez-moi si vous voulez (2) ».
On voit la scène. Mais il faut rapprocher ces lignes
de celles écrites plus haut (p. 102), où Reinach parle
des dispositions prises en vue de l'arrestation :
« On envisagea l'hypothèse oîi Dreyfus, pris au
» piège, ferait, sans tarder, des aveux complets ». On
escomptait ces aveux. « Il fut convenu qu'un revolver
» d'ordonnance chargé d'une balle serait placé dans le
» cabinet du général de Boisdeffre, à proximité de
» Dreyfus, « afin qu'il pût se faire justice à lui-même ».
» Cela parut à Cochefert « conforme aux traditions
» d'honneur de l'armée ».
On n'a pas eu d'aveux, mais Dre3^fus est « comme
» frappé de la foudre, atteint au cœur et au cerveau
» d'un même coup qui bouleverse tout son être (3) ».
Profitons de cet affolement, tendons-lui un revolver,
(1) J. neinach,l, 117, 118.
(2) J. Reinach, I, 118.
(3) J. Reinach, I, 118.
— 40 —
peut-être dans cet égarement voudra-t-il échapper à
ce cauchemar : « Quel triomphe si le misérable faisait
» seulement le geste de saisir l'arme libératrice! (i) »
Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Reinach
renvoie, selon son habitude, à une source, la déposi-
tion de M. Cochefert à Rennes (2), reportons-nous y et
contrôlons :
« A un moment donné, après le premier interroga-
» toire, le commandant du Paty de Clam a répondu à
» certaines questions du capitaine Dreyfus, qui disait :
» (( tuez-moi, mais logez-moi une balle dans la tête »,.
» il a répondu : « Il ne nous appartient pas de vous
» tuer ». A ce moment, le revolver s'est trouvé décou-
» vert, je ne sais par quel moyen. Le capitaine Dreyfus
» l'a vu et a dit : « Je ne veux pas me tuer, parce que
» je veux vivre pour établir mon innocence. »
Ainsi donc, c'est après le premier interrogatoire et
non immédiatement après l'arrestation, que le revolver
fut montré, et encore ne fut-il montré que parce que
Dreyfus réclamait la mort. L'incident est éloquent, dit
Reinach : nous le pensons aussi.
« Et ceci ne l'est pas moins (3) », à notre avis égale-
ment.
« Du Paty, a à deux reprises, simule une sortie, sous
» prétexte de faire porter à l'agent étranger, à qui avait
» été adressé le document incriminé, la lettre que
» Dreyfus venait d'écrire » (Rapport de 1894). Chaque
» fois, au moment où du Paty ouvrait la porte, Dreyfus
» l'arrête. Et rien de plus naturel, — dit Reinach, —
» que ces hésitations du malheureux qui croit pouvoir
(1) J. Heinach, I, 106.
(2) Hennés, 111, 521.
(3) J. Heinach, I, H 9.
— 41 —
» arrêter encore l'irrévocable. Pourtant, elles se pour-
» raient interpréter contre lui : que craint-il donc, s'il
» est innocent ? Du Paty simule une troisième sortie :
« Eh bien I essa3'ez », lui crie Dre3'fus (i) ».
Arrêter l'irrévocable en empêchant d'aller porter une
lettre à quelqu'un dont la déclaration le sauverait!
En tous cas, cet homme, dont la tête était perdue,
raisonnait encore. Mais était-il dans cette demi-folie ?
la brusque accusation l'a-t-elle « frappé au cœur et au
cerveau ? »
« Au premier interrogatoire que le commandant du
» Paty de Clam lui a fait subir, il s'est d^abord indigné,
» mais cVuiie façon très contenue ; il était très maître de
» lui. Puis il a protesté d'une'façon très violente, pro-
» duisant des effets scéniques. J'ai eu à ce moment l'im-
» pression qu'il pouvait être coupable », dit M. Coche-
fert {2), notoirement favorable à Dreyfus dans sa dépo-
sition de Rennes.
« J'ai eu à un moment l'impression très nette qu'//
» jouait une comédie et que son arrestation était une
» éventualité qu'il avait envisagée, à laquelle il s'était
» préparé, parce que, pendant qu'il parlait, il se regar-
» dait complaisamment dans une glace placée à l'autre
» extrémité de la pièce », dit M. Gribelin (3).
Et enfin nous lisons dans le rapport du commandant
du Paty de Clam (4).
« L'attitude un peu théâtrale de l'inculpé, ses gestes,
» contrôlés du coin de l'œil dans une glace, ne pro-
» duisirent pas une bonne impression sur [les témoins
» de la scène », dont les souvenirs et les impressions
(1)/. Rcinarh, I, 119,
(2) Rennes. I, o84.
(3) Rennes, I, 587.
(4) Cass., m, 12.
— 42 —
sont en effet, comme on voit, parfaitement concor-
dants.
M. Cochefert, après les premières interpellations et
les premières constatations, et une fois l'arrestation
consommée, reprit, en ce qui le concernait, l'interro-
gatoire de Dreyfus. Le procès-verbal de cet interroga-
toire a été publié dans le rapport de M. Bard : il con-
tient deux questions et deux réponses.
Dreyfus y déclare : « Je sens pourtant qu'un plan
» épouvantable a été dirigé contre moi dans un but qui
)) ne m'apparaît pas ».
Dès la première minute, il esquisse le plan de dé-
fense arrêté par lui depuis longtemps et que la théorie
de M. Bertillon a si lumineusement démasqué, qu'il a
dû l'abandonner par la suite, quitte à le reprendre (i).
Puis le commandant du Paty de Clam procède à son
tour à l'interrogatoire (2). Le procès-verbal en est
donné dans le rapport de M. Bard.
(1) Nous renvoyons le lecteur à une saisissante étude de M. G. de
Lantigny {Le Redan de M. Bertillon, Paris 1904) où les diverses décla-
rations de Dreyfus pendant l'enquête et pendant l'instruction et après
la condamnation, sont étudiées ; elles prouvent avec la dernière évi-
dence que c'est à M. Bertillon qu'est dû l'échec d'un plan savamment
conçu et mûri.
(2) D'accord avec l'auteur du « Redan de M. Bertillon », nous croyons
que l'interrogatoire du commandant du Paty a suivi celui de M. Co-
chefert. A la vérité, ce dernier dit l'inverse {Rennes, I, o84) ; mais, à
cinq ans de distance, ses souvenirs sur un point de détail ont pu se
troubler. Nous avons cité le début de son procès-verbal d'interroga-
tion : « le commandement du Paty de Clam a procédé aux premières
interpellations, aux premières constatations et a mis en état d'a»'res-
tation M. le capitaine Dreyfus... Une fois l'arrestation consommée... »
Donc cet interrogatoire vient tout de suite après l'arrestation. De son
côté, le commandant du Paty dit, dans son rapport de 1894 (Cass, III,
12) : « A 11 heures 1/2, voyant que ;'e ne tirerais rien de l'inculpé...
» Je le remis entre les mains de l'officier supérieur chargé de le faire
» écrouer. » Donc c'est bien le commandant qui a clos les interroga-
toires.
D'ailleurs M. Bard, dans son rapport, est de notre avis (p. 29). a Voici
-43 -
En voici les principales questions :
« Vous avez eu connaissance d'une note relative à
» Madagascar ?
» Avez-vous eu connaissance de nos plans de débar-
» quement, de concentration et de couverture ?
» Avez-vous eu connaissance d'un projet de manuel
» de tir ?
» Avez-vous eu des relations avec la section tech-
» nique de l'artillerie ? »
Et aussi cette question, provoquée par la réponse
rapportée plus haut de Dreyfus à M. Cochefert.
« Avez-vous quelque ennemi susceptible d'avoir, par
» machination, établi les documents qui ont motivé
» votre arrestation ? »
Reinach reproche au commandant du Paty de n'avoir
pas montré le bordereau à Dreyfus.
« Un homme est inculpé de meurtre : quel juge son-
» gérait à lui taire le nom de l'assassiné ? Il l'amène
» d'abord devant le cadavre : « Regarde, voici celui
» que tu as tué (i) ! »
D'accord ; mais il ne pense pas toujours à lui exhiber
le couteau qui lui a servi pour l'assassinat.
La réponse est d'ailleurs fournie par le colonel du
Paty :
« La saisie du bordereau, faite par moi entre les
» mains de M. le général Gonse (postérieurement à
» le procès-verbal d'interrogatoire dressé par M. Cochefert. » Puis
(p. 32j : « Passons à rinterrogatoire auquel a procédé M. le commau-
» dant du Paty de Clara » et (p. 34) : « Après cet interrogatoire (celui
» du commandant , Dreyfus est conduit à la prison du Cherche-Midi ».
(La Revision du procès Dreyfus à la Cour de cassation. Compte-rendu
sténographique in-extenso. Stock, 1898).
(1) J. Reinach I, 124.
— 44 —
» l'arrestation), a donné lieu à l'établissement d'un
» procès-verbal... Il m'a donc été impossible de mon-
» trer le document original au capitaine Dreyfus : je ne
» lui en ai montré qu'une photographie, et cela, après
» le laps de temps nécessaire pour faire cette photo-
» graphie, en faisant disparaître sur l'épreuve toutes
» traces de déchirures et de recollage (i)...»
« Craignait-on, dit Reinach, qu'il reconnût, à regar-
» der de près ces déchirures, qu'elles avaient été faites
» après coup (2) ? »
« Cette manière de faire, dit le colonel du Paty, fut
» adoptée sur l'avis du colonel Sandherr, qui voulait
» éviter de donner au capitaine Dreyfus aucun indice
» de la façon dont le bordereau était parvenu au minis-
» tère (3) ».
3. La perquisition. Les impressions de M. Cocliefert.
Passons rapidement sur une entrevue du colonel
d'Aboville avec Forzinetti, le directeur du Cherche-
Midi, qu'il allait prévenir de l'arrivée de Dreyfus; elle
est racontée d'une part d'après les dépositions de Forzi-
netti à la Cour de cassation et à Rennes, d'autre part,
d'après l'imagination de Reinach (4).
(1) Rennes, \\\, 508.
(2) J. Reinach, 1, 124.
(3) Rennes, III, 308.
(4) Forzinetti a bien dit, sous la foi du serment, que le colonel d'A-
boville lui avait demandé sa parole d'honneur d'exécuterles ordres du
ministre, lui avait enjoint de ne pas rendre compte de l'incarcération
au gouverneur de Paris, de se tenir en méfiance contre les démarches
de la haute juiverie, toutes choses fort vraisemblables, comme on voit;
mais il n'a pas dit, sous la foi du serment, que le colonel lui avait
confié l'épreuve de la dictée ; il n'a pas dit que le colonel s'était in-
quiété du retard de l'arrivée de Dreyfus, qu'il avait souhaité son éva-
— 4:> —
C'est tout dire.
Pendant que Dreyfus était conduit au Cherche-Midi
par le commandant Henry, le commandant du Paty de
Clam, accompagné de MM. Cochefert et Gribelin, allait
perquisitionner à son domicile.
« Nous y avons rencontré, portent les procès-ver-
» baux, M™° Dreyfus, à laquelle nous avons fait con-
» naître nos qualités respectives, le but de notre visite
» et en vertu de quels ordres nous agissions. Nous
» avons ensuite, en présence de M"'*" Dreyfus, et sans
» qu'elle nous eût quittés un instant pendant toute
» notre opération, procédé à une perquisition minu-
» tieuse dans toutes les pièces de l'appartement, les
» meubles le garnissant et les placards, et nous 3^ avons
» saisi les livres, cartons, dossiers, papiers et objets di-
» vers que nous avons placés sous scellés numéro-
» tés (i). »
On lit dans le rapport du commandant du Paty de
Clam (2) : « Le premier mot que m'adressa M™^ Drey-
» fus fut : « Mon mari est tué ? » Sur ma réponse néga-
» tive elle dit : « Blessé, alors? » puis « une chute de
» cheval ?» — Je lui appris, avec tous les ménagements
» possibles, que son mari venait d'être incarcéré pour
» faits d'ordre militaire.
» Je procédai ensuite à la perquisition pendant la-
sion, « ce qu'il y aurait eu de mieux ! » Forzinetti n'a pas dit qu'à
l'arrivée de Dreyfus et du commandant Henry, il avait remarqué que
le commandant était congestionné et avait tout le sang au visage; il
n'a pas dit qu'il eut l'impression qu'Henry, si on lui avait coupé les
moustaches, aurait eu la tète _d'un forçat. Il aurait pu le diro, évidem-
ment, mais il ne l'a pas dit. Néanmoins, Reinacli livre tout cela à
a l'histoire » (1, 127, 128).
(1) Cass., ni, 9.
(2) Cass., III, 13.
-46 -
y) quelle M'"'' Dreyfus nous accompagna en faisant
V preuve d'une force de caractère et d'un sang-froid re-
» marquables. »
Dans sa déposition à Rennes, par Commission ro-
gatoire {Rennes^ III, 506), le colonel du Paty ajoute un
détail :
« Il (le général Mercier) .me prescrivit également
» d'inviter M'"'' Dreyfus à ne pas ébruiter l'arrestation
» de son mari et de ne pas révéler à cette dernière dans
» quel local le capitaine Dreyfus était détenu. »
Reinach, s'appuyant sur un prétendu récit de
M'"® Dreyfus, raconte qu'on lui annonça brutalement
que son mari venait d'être incarcéré; puis le comman-
dant, « contre cette femme, appelle à son aide les
» armes qu'il vient d'employer en vain contre le mari :
» la terreur et le mystère, qui font jaillir l'aveu ou
» éclater la folie... Nul ne doit savoir ce qu'est devenu
» cet homme... « Un mot, un seul_, prononcé par vous,
» serait sa perte définitive. Le seul moyen de le sauver,
» c'est le silence »... Cette ruse ne fut pas improvisée
» par du Paty; elle avait été décidée, la veille, dans le
» conseil tenu chez Mercier, auquel assistait Bois-
» deffre (1) ».
Inutile de dire que M. Cochefert, dans sa déposition
à Rennes, n'a fait aucune allusion à cette attitude de
l'officier de police judiciaire.
Le général Mercier interrogea M. Cochefert et lui de-
manda son im.pression personnelle. M. Cochefert ré-
pondit que son impression personnelle, autant qu'il
pouvait se prononcer, était pour la culpabilité (2).
(1) J. Reinach, I, 129, 130.
(2) lieancs, I, 90.
— 47 —
M. Cochefert, à Rennes, déclare qu' « en effet il a re-
» connu très nettement que son impression était que le
» capitaine Dreyfus pouvait être coupable (i) ».
« 11 insista, dit Reinach, sur l'épisode du revolver
» que Dreyfus avait repoussé. Il était étonné aussi de
» réchec de la perquisition (2) ».
Dans sa déposition, M. Cochefert dit simplement
qu'il rapporta Tincident au général Mercier et au géné-
ral de Boisdeffre, et ne parle nullement d'un rapport
verbal sur la perquisition.
Enfin Reinach termine le chapitre par force détails
sur la manière dont le commandant du Pat}" de Clam
raconta aux officiers du ministère les incidents de la
journée. « La fausse épreuve avait été probante », « le
» juif avait pâli, sa main tremblait, sa plume décrivait
» des sinuosités, il l'avait jetée tout à coup ou laissé
» tomber (V) »• Et il se réfère aux dépositions de Pic-
quart à la Cour de cassation et à Rennes.
Or Picquart, le 23 novembre 1898, à la Cour de cas-
sation, déclare : « Mes souvenirs sont un peu effacés à ce
» s\x)QX;je ne pourrais affirmer si du Paty nous a dit
)' que la dictée avait pleinement réussi. Mais, ce que je
» puis affirmer absolument, c'est qu'il nous dit que tout,
» dans l'attitude de Dreyfus, décelait un coupable (4). »
(1) Rennes, I, 080. M. Cochefert a ajouté, à Rennes, (( que cette im-
pression ne s'inspirait que de l'authenticité de l'origine du bordereau
qui était attribué à Dreyfus. » Or, le général Mercier ne lui avait pas
demandé son opinion sur les charges morales qui pesaient sur l'ac-
cusé, mais : w Vous qui avez l'habitude de ces arrestations et des façons
» des accusés, quelle est votre impression personnelle ? Le considérez-
» vous comme coupable » ? Ajoutons que M. Cochefert « a senti que
» le ministre voulait rassurer sa conscience ». Mais il ne dit pas par
quoi était inspirée cette dernière impression.
(2) J. Reinach, I, 132.
(3) J. Reinach, I, 132.
(4) Cass., I, 127.
- 48 -
A Rennes, le 17 août 1899, c'est-à-dire neuf mois
après sa première déposition, Picquart n'a précisé ses
souvenirs que sur la perquisition : « j'ai encore sa
» phrase dans mon oreille : « il avait tout déménagé, il
» n'y avait rien » ; mais pour la dictée, il dit simple-
ment : « je fus mis immédiatement au courant de la
» dictée par du Pat}^ (i) »
« Dreyfus se tordait dans sa cellule; mais Taccusa-
» tion n'avait pas avancé d'un pas (2). »
(1) Rennes,}, 377.
(2) J. lieiiiach, I, 132. Reinacli consacre un appendice à « l'un des plus
)> audacieux témoignages dégénérai Mercier », « qui a déposé, qu'à la
» suite de son interrogatoire, Dreyfus fut tenu en arrestation dan&
» l'un des bureaux du ministère », puis « qu'on vint le prévenir du
» résultat de l'épreuve ».
Le général Mercier n'a pas dit que 'Dreyfus fut tenu en état d'arres-
tation aprè!^ son interrogatoire. 11 s'exprime ainsi : « Le trouble parut
» évident à ces deux messieurs (le commandant du Paly et M. Coche-
» fert). On arrêta le capitaine Dreyfus et on le tint en état d'arresta-
» tion dans un des bureaux ^du ministère de la guerre ». Ce qui est
vrai, puisque, arrêté à 9 b. d/4, Dreyfus ne fut conduit au Cherche-
.Midi qu'à i\ h. 1/2.
Le gpnéral Mercier ^ajoute : « On vint me prévenir du résultat de
» cette épreuve ». Or, Reinach (I, o91) dit : « Il est possible qu'Henry »
— nous disons : ou un autre — « soit allé rendre compte des inci-
» dents à Mercier. Sandberr etCordier lurent en effet tenus au courant
» deux ou trois fois, pendant la séance, de ce qui se passait ». {Rennes,
II, 523, Cordier). Mais « Mercier prétend n'avoir donné qu'alors l'ordre
» d'incarcérer Dreyfus. Or, l'ordre d'écrou avait été signé la veille ».
Tout était prêt, pour le cas, très vraisemblable, qui s'est réalisé, où
l'épreuve de la dictée tournerait contre Dreyfus. Est il si difficile de
déchirer un ordre ?
«Le plus audacieux des témoignages » du général Mercier contient
une seule inexactitude : le général place à cet instant sou entrevue
avec M. Cocbefert, qui n'eut lieu que le lendemain.
CHAPITRE IV
L'ENQUÊTE
I. Le î'âle du commandant du Paty de Clam.
Le papier pelure.
Une chose plonge Reinach dans la stupeur : c'est que
ni le président de la République, ni le président du
Conseil, ni le ministre des affaires étrangères, ne
soient intervenus dans la procédure ouverte contre un
officier inculpé de trahison. Pour expliquer cette abs-
tention, il nous donne, sur la psychologie de "Si. Casi-
mir-Périer. une étude approfondie, au cours de la-
quelle il morigène doucement MM. Millerand et Jaurès,
et nous apprend — en passant — que c'est grâce à lui,
Reinach, que M. Casimir-Périer a accepté la présidence
de la République.
« Ainsi, Casimir-Périer s'abandonnait, Dupuv laia-
» sait faire Mercier et Mercier avait confiance en du
» Paty (i) ».
Nous passons alors à la psychologie du commandant
du Paty de Clam (2).
(1) J. Reinach, I, 137.
(2) Reinach fait ici allusion à « une louche affaire privée, » « faisant
l'objet d'un fâcheux dossier à la préfecture de police ». A Rennes
(III, 503), le colonel du Paty de Clam a dit (Commission rogatoire) :
4
— 5o —
Celui-ci était très anxieux : il avait d'abord espéré
trouver, au cours de ses perquisitions, du papier pelure
quadrillé à 4 millimètres analogue à celui du borde-
reau, mais n'avait pas réussi : « Cochefert a procédé
» à des recherches dans les maisons de librairie et
» de papeterie ; les investigations sont demeurées néga-
» tives. Le papier existait seulement chez les marchands
» en gros, mais sans être filigrane, ce qui ne se faisait
» que sur commande. « Bertillon, de son côté, a pro-
» cédé en vain à des recherches : il lui a été répondu
» « que le modèle n'était plus courant dans le com-
» merçe ». '< L'échec, ici encore, était complet (i). »
Reportons-nous au rapport Ballot-Beaupré, comme
nous le conseille l'auteur. Nous 5^ trouvons le rapport
de l'inspecteur Brissard à M. Cochefert, dans lequel on
lit en effet : « Ce papier, dénommé pelure, se trouve
» généralement chez tous les marchands de papier en
» gros, mais sans être filigrane, ce qui ne se fait que
» sur commande. » Mais quelques lignes (exactement
deux lignes) (2) plus bas, l'agent ajoute : « La Chambre
» On a évoqué contre moi une afTaire d'ordre privé dans laquelle
» la vérité a été audacieusement travestie. Une personne qui m'est
» notoirement hostile a déposé en 1896 devant M. Bertulus, en disant
» que M. le général Davout d'Auerstaedt connaissait les détails de cette
» afTaire.
» M. le général d'Auerstaedt m'a adressé, à propos de cette affaire,
)) une lettre qu'il m'a autorisé à publier et dont copie a été jointe à
■>■> l'instruction ouverte contre moi. Pour atteindre l'officier de police
«judiciaire du procès de 1894, on a accumulé contre moi des calom-
)) nies... »
Pourquoi Reinach, avec « sa dégoûtante équité » n'a-t-il pas cité ce
passage ?
(1) J. Heinach, I, 138.
(2) Les deux lignes sont les suivantes : « Le papier a alors le format
in-4° coquille et non le format papier à lettres qui est l'in-S" coquille ».
Et le capitaine Valerio, à Rennes, a fait remarquer que la feuille du
bordereau avait été découpée dans une feuille plus grande, (Rejines, II,
3a3).
— 5i —
« syndicale des fabricants de papier, rue de Lancry, lo,
» consultée, fait connaître qu'elle ne peut fournir au-
» cune indication utile à nos recherches, attendu,
» comme il est dit ci-dessus, que tout marchand de
» papier qui détient ordinairement la pelure, peut, en
» vingt-quatre heures^ en livrer une rame dans laquelle
» on aura ajouté le filigranage...» et plus loin encore,
après avoir parlé des recherches chez les papetiers
des quartiers du Trocadéro et des Invalides : « Aucun
» n'est actuellement possesseur et ne se rappelle avoir
» eu une. commande de pelure quadrillée, tout en of-
'» frant cf en faire livraison dans les vingt-quatre lieu-
» res (i).
Mais il y a mieux. Nous avons vu que Reinach si-
gnale l'échec de M. Bertillon ; continuons le rapport
Ballot-Beaupré, toujours à la page citée par Reinach :
« M. Bertillon, toutefois, ne s'est pas tenu pour sa-
» tisfait et le 20 octobre, un de ses agents trouvait un
» échantillon de papier pelure quadrillé chez M. Ma-
)) rion, marchand en gros, cité Bergère, 14 et 16...
« du papier en tout point semblable au modèle », dit
» l'agent (2).
On voit donc comme l'échec était complet — sans
ompter qu'un papetier au détail quelconque pouvait,
en vingt-quatre heures, fournir ce papier si rare !
Mais surtout, « ses intérêts personnels engagés dans
» l'affaire préoccupaient du Paty. S'étant donné comme
» graphologue, il a affirmé que le bordereau est de
» Dreyfus et a ainsi décidé Boisdeffre et Mercier (3) ».
Reinach a oublié que 64 pages plus haut (p. 73), il a
trouvé « raisonnable » la conclusion du rapport dans
(1) Cai services rendus à la patrie, pour qu'un Reinach, sur votre tombe,
» éparpille les lourds feuillets de sa prose venimeuse !... »
(1) ïicinach, I, 142.
— 54 —
» inexacte, attendu qu'avant de quitter le ministère, et
» alors que je me trouvais dans une pièce contiguë à
» celle où cet officier était interrogé, j'ai parfaitement
» et très distinctement entendu M. le commandant du
» Paty dire au capitaine Dreyfus : «. Vous êtes accusé
» d'avoir livré à une puissance étrangère une note sur
» les troupes de couverture, une note sur Madagascar,
» un projet de manuel de tir de l'artillerie ». Donc,
» lorsque le capitaine Dreyfus affirme que le com-
» mandant du Pat}^ ne lui a énuméré aucun des docu-
» ments en question, et qu'il s'est borné à lui parler de
» documents secrets ou confidentiels, le capitaine
» Dreyfus viole sciemment la vérité ».
« Pourquoi ce mensonge », s'écrie Reinach, « coup
» de massue qui écrase un peu plus l'accusé, infirme à
« l'avance, pour qui n'aura pas contrôlé les textes, la
» sincérité de ses protestations » ? (i)
« Pour qui n'aura pas contrôlé les textes !... » Trouver
cette phrase sous la plume de Reinach !
Nous avons cité plus haut les questions posées dans
l'interrogatoire du commandant du Paty de Clam :
« Henry, par conséquent, ne se trompait pas, quand
» il déclarait avoir oui ces mots : « notes sur les trou-
» pes de couverture, notes sur Madagascar, projet de
» manuel de tir de l'artillerie. »
« Et, de très bonne foi, il avait dû comprendre que
» Dreyfus, arrêté pour haute trahison, étant questionné
» spécialement au sujet de ces trois documents, était
» par cela même accusé de les avoir livrés. > (Rapport
Ballot-Beaupré) {2).
M. Ballot-Beaupré aurait pu ajouter que Dreyfus
(1) J. Reinach, I, 144.
(2) Cass., m, 145.
— 5b —
avait dû le comprendre aussi, — en admettant même
que, dans la scène qui a suivi la dictée et a duré au
moins deux heures et dont le procès-verbal n'est qu'un
résumé des plus succincts^ l'accusation n'ait ^^5 été for-
mulée explicitement.
3. Renseignements recueillis sur Dreyfus.
« Ce faux d'Henry », dit Reinach « et une dénoncia-
» tion de Bertin-Mourot, c'est tout le renfort qu'a reçu
» l'accusation (i). »
On a vu ce qu'il faut penser de ce prétendu premier
faux d'Henry.
Passons à la « dénonciation de Bertin-Mourot » :
Cette dénonciation relatait que Dreyfus s'était parti-
culièrement intéressé au journal de mobilisation de la
Commission du réseau de TEst, tandis qu'il avait négligé
tous les autres travaux. Elle ajoutait qu'à l'arrivée au
service du capitaine Boullenger, Dreyfus s'était insti-
tué l'éducateur de cet officier et avait montré qu'il con-
naissait parfaitement les points de débarquement et les
lignes de transport de chaque corps d'armée (2).
Cet exemple fut suivi, continue Reinach, et d'autres
officiers « portèrent à du Paty de Clam de bas racon-
tars (3)». Or, le rapport de l'officier de policejudiciaire
ne mentionne aucun de ces faits qui furent seulement
l'objet de dépositions à l'instruction du commandant
d'Ormescheville, le commandant du Paty de Clam
« ayant reçu de ses chefs une mission strictement limitée
{\) J. Reinach, I, 143.
(2) Cass., II, 288.
(3) J. Reinach, I, 145.
— 56 —
» à l'interrogatoire de l'inculpé et aux perquisi-
» tions (i) ».
« Il fallait autre chose pour corser le dossier ; Henry
encore y pourvut (2) ».
Or, le colonel du Paty déclare, dans sa déposition(3):
« Je n'ai fait procéder à aucune enquête policière...
» Lorsque le capitaine Dreyfus eut avoué de lui-même
» certaines liaisons, notamment avec Madame *** qu'il
)) qualifiait d'espionne, j'en rendis compte à M. le général
» Gonse qui prescrivit au service des renseignements
» dejaire une enquête sur les femmes que le capitaine
» Dreyfus m'avait nommées. »
On voit donc bien l'intervention spontanée d'Henry !
Remarquons que Reinach, a la prétention de suivre
l'ordre chronologique et, par suite, puisque nous n'en
sommes qu'au 17 octobre, il semble insinuer que, dès
l'arrestation, l'agent Guénée se mit en campagne. Or,
plue loin, page 165, relatant les interrogatoires des 24
et 29 octobre, il dit : « Guénée, convoqué par Henry,
se mit aussitôt en campagne (4). »
(1) Bennes, III, 510. M. Hallot-Beaupré dit : « M. du Paty de Clam
commença son enquête, qui ne comprend aucune déposition de témoins. »
{Cass., ni, 9).
(2) J. Reinach, I. 146.
(3) Rennes, III, 510.
^4) A propos des rapports de Guénée, Reinach s'étonne qu'on n'ait
pas interrogé le marquis de Val-Carlos ; on n'en fit rien, dit-il, « sous
prétexte qu'il était absent de Paris». Le prétexte semble suffisant;
puis, comment admettre que Val-Carlos eût consenti à déposer dans
une enquête judiciaire? à titre d'agent secret, sans doute? Toutefois,
dit Reinach, Val-Carlos, causant avec les attachés militaires, « eût pu
» apprendre un autre nom. Il était notoire en effet parmi eux que,
» pour un ou deux billets de mille francs, le commandant Esterhazy
» procurait les renseignements qu'on ne pouvait avoir directement du
» ministère de la guerre ».
Reinach renvoie à la déposition du général de Galliffet (Cass., I, 217) :
- 57 -
« Sandherr fit également demander des renseigne-
» ments à Mulhouse et ceux qu'il y recueillit, après en-
» quête, furent excellents î) (i).
Or, on lit, dans la déposition de Cordierà laCour de
cassation (2), déposition à laquelle Reinach renvoie:
« Pendant la période de l'enquête de Tofficier de po-
» lice iudiciaire, les premiers renseignement venus
» semblaient très défavorables... Le maximum de char-
» ges de ce genre a coïncidé avec la remise du rapport
» de l'officier de police judiciaire et ^iv<: la publication
» dans les journaux du nom de Dreyfus. A ce moment,
» les agents de recherches ne pouvaient plus ignorer les
« Au mois de mai 1898, le général Talbot, revenant d'Epypte... » Rei-
nach omet « au mois de mai i898 », on verra pourquoi. Mais il dit :
« La déposition du général de Galliffet ayant été publiée, le général
» Talbot la confirma aussitôt dans une lettre qu'il adressa au marquis
» de Salisbury et que celui-ci communiqua au gouvernement français
» [Cas?.., III, 138). Le général Talbot ne rectifia la déposition du gé-
» néral de Galliffet que sur un seul point : il n'avait point connu per-
» sonnellement Esterhazy, n'avait eu avec lui ni communications, ni
» relations ».
Reinach cite des extraits de cette lettre, omettant le début : « Le
» général de Galliffet a jugé à propos de faire allusion à une conver-
» sation privée tenue environ trois ans après que j'eus cessé de remplir
» les fonctions d'attaché militaire » ; début qui, rapproché de la date,
également omise, de la conversation, permet de fixer à 1893 le départ
de Paris du général Talbot.
On va voir comme ces omissions sont savamment calculées : le gé-
néral anglais déclare, comme le dit Reinach : « mes observations
» tendent seulement à établir ce fait, que le caractère du commandant
» Esterhazy était connu des attachés militaires », et il ajoute, ce que
» Reinach ne dit pas : « mais c'est un fait postérieur à mon départ cj^e
>) Paris, car Je ne me rappelle pas avoir entendu son nom quand j'étais
» attaché militaire », c'est-à-dire jusçw'en '1895.
On voit comme Guénée, en 1894, aurait pu apprendre ce nom ! Ré-
pétons que Reinach renvoie, pour appuyer son dire, à cette lettre du
général Talbot, • qui ne rectifia la déposition Galliffet que sur un seid
point » !
(1) neinach, I, 149.
(2) Cass., I, 300.
» motifs pour lesquels on leur faisait faire des enquêtes
» au sujet du capitaine Dreyfus » (ajoutons : de même
» que ceux qui étaient interrogés)... i)^^w/s cette époque^
» à mesure qu'on voulait faire préciser les mauvais ren-
r> se'ignemQnXs, leur gravité s'atténuait. Les renseigne-
» ments venus de Mulhouse, asse:i mauvais au début.,
» avaient été remplacés par d'autres, beaucoup plus sa-
» tisfaisants. »
A Rennes, Cordier dit (i) :
« On a donc pris des informations à Mulhouse, qui
» ont commencé par être ahsolum,ent mauvaises... après
» la publicité donnée par la presse à V arrestation du ca-
» pitaine Dreyfus, les charges, en se précisant, sont de-
)) venues de moins en moins mauvaises ».
Ce sont là les renseignements « excellents », « après
enquête», dit Reinach.
4. V Enquête du com,mandant du Paty de Clam.
Dreyfus était incarcéré au Cherche-Midi et Reinach
nous fait, d'après Forzinetti, le récit de « l'agonie > de
son client, « courant dans sa cage comme une bête
» fauve, buttant contre les meubles, inconscient des
» meurtrissures qu'il se faisait, et protestant, sanglo-
» tant toujours » (2).
. La lecture des interrogatoires dénote cependant un
grand calme, une parfaite possession de soi-même, une
souplesse d'esprit remarquable : singulière contradic-
tion qui frappe Reinach lui-même. « Devant du Paty, par
» un héroïque effort, il redevenait maître de lui, discu-
(1) Rennes, II, 512.
(2) J. Reinach, I, 152.
— 39 -
» tait^ raisonnait, répondait sans se contredire (i), avec
» une mémoire étonnante du détail » (2). Nous en con-
cluerons donc que les réponses figurant aux interroga-
toires n'ont pas été obtenues par surprise.
L'enquête de Tofficier de police judiciaire commença
le 18 (3). Le lieutenant-colonel du Paty de Clam a
traité par le mépris « les légendes par lesquelles on a
» essayé de le faire passer pour le tortionnaire du capi-
» taine Dreyfus et de sa famille. » « Je rappellerai sim-
» plement, a-t-il dit, que je me suis chargé des messa-
» ges intimes du capitaine Dreyfus pour M"'*' Dreyfus
» et réciproquement, que M. Gribelin et moi avons été
» remerciés par la famille Dreyfus de notre courtoisie,
»le3i octobre 1894.... Je crois utile d'ajouter que
■» je possède des lettres de M"'® Dreyfus et une du capi-
» taine Dreyfus, qui sont de nature à établir, comme je
» l'ai dit précédemment, que nos rapports ont toujours
» été courtois » (4).
M. Ballot-Beaupré, dans son rapport, n'a d'ailleurs
pas retenu les histoires de Forzinetti sur « les lampes à
(1) On verra plus loin ce qu'il faut penser de cette assertion.
(2) J. Reinach, I, 166.
(3) « Ce matin même, dit Reinach (p. lo4), l'état de Dreyfus, en
» proie à une fièvre croissante, à des hallucinations qui semblaient le
n prélude de la folie, avait effrayé Forzinetti : passant outre à la dé-
» fense de d'Aboville, il rendit compte au gouverneur de Paris. »
Forzinetti dit simplement : « Comme le colonel d'Aboville m'avait
» enjoint de ne pas rendre compte au gouverneur de l'arrestation du
» capitaine Dreyfus, je n'étais pas tranquille, et, le 18, je me rendis
» chez le gouverneur... » [Cass., I. 318).
Remarquons, en passant, que Forzinetti vient de déclarer qu'on lui
a fait donner sa parole d'honneur de ne pas rendre compte au général
Saussier : « Le colonel d'Aboville me demanda préalabliement ma pa-
» rôle d'honneur d'exécuter les ordres du ministre, tant verbaux
» qu'écrits, qu'il allait me communiquer... {Cass., I, 317). Reinach in-
terprète comme nous : « D'Aboville lui fait donner sa parole d'hon-
neur. »
(4) Rennes, III, u09 et 314.
— 6o —
projection » qu'aurait réclamées le commandant pour
« surprendre Dreyfus et le démonter ».
Le commandant du Paty fit écrire à Dreyfus plusieurs
pièces de comparaison « dans des postures diverses,
» assis, debout, assis avec un gant, debout avec un gant,
» assis avec une plume de ronde, etc. etc., (i). »
« Dreyfus se demandait s'il avait affaire à un fou »,
-dit Reinach.
Cependant l'officier de police judiciaire, en procé-
dant ainsi, ne faisait que se conformer à une demande
des experts : Reinach le reconnaît à la page 171. Pour-
quoi n'en dit-il rien à la page 156 ? Evidemment, pour
persuader le lecteur de cette idée, que l'enquête du
commandant du Paty n'a été qu'une série de machina-
tions bizarres issues d'un cerveau malade. Placer à cet
endroit la demande des experts, ce serait faire une
tache au tableau fantaisiste qu'il brosse avec tant de
complaisance.
« Du Paty a préparé avec le plus grand soin une au-
» tre épreuve et un autre piège. Il montre à Dreyfus, à
» la lueur d'une bougie et très vite, un bout de papier
» où figure la reproduction photographique d'une ligne
» du bordereau : « Je vais partir en manœuvres. » « Re-
» connaissez-vous votre écriture ? » lui demande-t-on.
» Et Gribelin appuie : Regardez bien ; il y va de vôtre
» peau. » Puis greffier et officier de police judiciaire
« ricanent (2). »
Pourquoi ce grossier récit ? Pourquoi ces allégations
sans aucune preuve ? C'est parce que Dreyfus va faire
une réponse caractéristique et qu'il faut détourner l'at-
*(1) Cass., III, 9 (Rapport Ballot-Beaupré).
(2) J. Reinach, 1, 157.
— 6i —
tention du lecteur sur des à-côtés, pour l'empêcher de
se fixer sur cette réponse et de la méditer :
D. — « Comment expliquez-vous que les experts
» constatent l'identité de votre écriture avec celle du
» document dont je viens de vous montrer une ligne ? »
R. — a La ligne d'écriture que vous m'avez montrée,
M c'est-à-dire: « Je vais partir en manœuvres », n'est
» pas de moi, il n'y a pas de doute. Quant au reste du
» document, que je ne connais pas, ou les experts se
» trompent, ou bien on a pris, dans un panier de vieux
» papiers, des morceaux détachés de manuscrits de moi
» pour en faire un ensemble. »
Sur interrogation nouvelle, Dreyfus précise qu'il n'a
aucune raison particulière pour faire cette hj^polhèse,
« mais il est possible que quelqu'un ait essayé d'imiter
son écriture, pour détourner les soupçons » (i).
Ainsi donc, dès le premier jour de l'instruction,
comme immédiatement après son arrestation, Dreyfus
émet l'hypothèse d'une machination dirigée contre lui.
La thèse de Reinach est que Dreyfus, quand il connut
le bordereau, nia toute ressemblance avec son écriture.
C'est le contraire qui est la vérité, comme nous le ver-
rons par la suite (2).
L'enquête de la Cour de cassation faite en 1899 a été
publiée, et, aux dépositions devant la Cour ont été
jointes certaines pièces annexes relatives au procès de
1894. Mais, malheureusement, on n'a pas cru devoir
publier les interrogatoires de Dreyfus. On en trouve
quelques extraits dans le rapport Bard, d'autres dans le
(1) J. Reinach, I,.lb7.
(2) Consulter à ce sujet la brochure déjà cité : Le Redan de M. Ber-
tiUon, où les diverses réponses de Dreyfus sont exposées et commentées
avec la plus grande clarté.
— 62 —
rapport Ballot-Beaupré ; Reinach dit en avoir eu com-
munication par Dreyfus qui en avait copie. Mais il ne
cite que quelques passages insignifiants. Pourquoi cette
étrange réserve ? A la vérité, il nous raconte qu'en fin
de séance, le procès-verhal signé — de telle sorte qu'il
ne reste aucune preuve de ces allégations — l'officier
de police judiciaire « goguenarde d'un ton dévot » (i).
Mais il serait plus intéressant de nous citer les réponses
de Drevfus aux questions qui lui étaient posées. Le
commandant d'Ormescheville, dans son rapport, a écrit
que les réponses de Dreyfus à l'officier de police judi-
ciaire « comportaient bon nombre de contradictions »
et Reinach s'écrie :
(( Voilà l'une de ses contradictions ! » en citant une
phrase insignifiante. « Voilà l'une » : il y en a donc eu
d'autres ?
Et, en effet, nous lisons, dans le rapport du comman-
dant du Paty :
« Dans les interrogatoires que j'ai fait subir à l'in-
» culpé, je me suis attaché à lui faire avouer qu'il avait
» eu connaissance des documents énumérés dans la
» lettre incriminée.
» J'y suis parvenu en ce qui concerne le frein hy-
» draulique, le plan de transport et de couverture et le
» projet du Manuel de tir du 14 mars 1894.
» Sur ces deux derniers points, l'inculpé s est absolu-
» ment eonti-edit dans les interrogatoires que je lui ai
y> fait subir (2).
Au lieu de nous parler de l'abbé Bruneau, « de la
♦) violente amertume qu'avaient gardée de sa condamna-
» tion la presse cléricale et le parti prêtre (3) ». Reinach
(1) J. neinach, 1, 163.
(2) Cass., III, 14.
(3) J. Reinach, I, 163.
— 63 —
aurait mieux- fait de discuter le rapport du com-
mandant du Paty. Il dira plus. loin (i) qu'il suffît d'ou-
vrir le dossier pour voir que le rapport est mensonger :
que ne l'a-t-il ouvert lui-même, puisqu'il l'avait?
5. L'expertise de M, Bertillon.
Dans son premier interrogatoire, le commandant du
Paty avait dit à Dreyfus que les experts constataient
l'identité de son écriture avec celle du document accu-
sateur.
« A cette date (18 octobre), le ministre n'était encore
>) saisi que de deux notes de Bertillon et de Gobert,
» l'une négative, Tautre qui admettait à la décharge de
» Dreyfus « l'hypothèse d'un document forgé avec le
» plus grand soin.».
Faisons simplement observer que M. Bertillon ad-
mettait seulement la^ possibilité de cette hypothèse,
« C'avait été assez, poursuit Reinach, pour couvrir
» d'une apparence juridique l'arrestation déjà décidée ;
» ce serait insuffisant pour faire signer au gouverneur
» de Paris l'ordre de mise en jugement.
» On songea tout de suite à obtenir de Bertillon un
» rapport qui justifiât davantage les poursuites (2) ».
Il est étrange, dans ces conditions, qu'on ne se soit
pas contenté du deuxième rapport, si formel, de xNI. Ber-
[i)L Reinach, I, 201.
(2) L Reinach, 1, ITO.
- 64-
tillon, et qu'on ait fait appel à trois autres experts ju-
diciaires.
Mais passons, et arrivons à la psychologie de
M. Bertillon.
Elle est courte, mais n'aura sans doute pas laissé
d'étonner ceux que leurs fonctions ont pu mettre en
rapport avec lui.
D^abord, il est « antisémite, et des plus enflammés »,
— car il est entendu, une fois pour toutes, que l'anti-
sémitisme est le seul facteur de l'affaire; — de plus,
« il n^est qu'un homme entre les hommes », (ceci pa- '
raît en effet incontestable) ; et enfin « vaniteux, ambi-
» tieux et sans scrupules (i). »
Grâce à ce « manque de scrupules », il accep-
tera donc de procéder à une nouvelle expertise, bien
qu' (( il ne soit pas expert », (2) bien que « l'influence
écrasante » de tous ces militaires pèse sur lui, et que sa
« passion antisémite » doive l'obliger à se récuser lui-
même.
Son « ambition » lui fera écouter avec complaisance
(c l'Etat-major » qui lui dénonce Dreyfus comme cou-
pable.
Sa « vanité » s'exaspérera de ce que M. Gobert, « le
professionnel » s'est trompé, au dire du même Etat-
major.
Lui, point ! Q^uel sujet d'orgueil (3).
On croit rêver en lisant de pareilles billevesées. Sui-
vant Reinach, M. Gobert semble l'infaillible. Convain-
cre M. Gobert d'une erreur serait un véritable triom-
phe. 11 omet, involontairement sans doute, de rappeler
(l) ;. Reinach, I, 170.
(2 ) Cette allégation de Reinach est dénuée de tout fondement,
comme nous l'avons vu plus haut.
(3) J. Reinach, 1, 1T1.
— 65 —
l'histoire du faux testament La Boussinière, authenti-
qué par le dit M. Gobert dont l'expertise frustra des
héritiers légitimes !
« C'est bientôt, dit Reinach, entre du Patv et Ber-
» tillon, une collaboration régulière de tous les ins-
» tants ».
Et, en note : « Bertillon dit expressément à Rennes
» (II, 342), qu'il était en rapport avec du Paty et Henry,
» qu'il discutait avec eux sur l'affaire » (i). Voyons
donc comment il en discutait:
« Je ne cache pas que mes découvertes avant le pro-
» ces et à la préfecture de police, et au ministère de la
» guerre, auprès des officiers d'Etat-rnajor avec lesquels
» fêtais en rapport, les commandants du Paty et Henry,
» passaient pour une présomption favorable à l'accusé.
» En effet, me faisait-on remarquer, votre thèse n'est
)) pas corroborée par les résultats de la perquisi-
» tion.
» ... Si cette thèse était, par malheur, adoptée par la
» défense, nous disait-on, elle entraînerait un acquitte-
» ment ou un supplément d'information ».
On voit l'entente qui régnait entre les « collabora-
teurs ».
Mais continuons : « Du Paty lui rend compte des in-
» terrogatoires de Dreyfus » — on verra tout à l'heure
pourquoi cette allégation sans fondement — « Ber-
tillon l'aide de ses conseils. C'est lui qui l'engage à
faire écrire Dreyfus couché {2), debout, la main nue ou
» gantée (3) ». Il est vrai, ajoute Reinach en note, que
(1; J. Reinach, I, 171.
(2) Nous n'avons pu trouver aucun indice que pareille expérience
ait été demandée ni faite. — Renseignements personnels de l'historien ?
Ou enjolivement fantaisiste du littérateur?
(3) /. Reinach, I, 171.
5
— 66 —
« Gobert également avait conseillé au général Gonse de
» faire écrire Dreyfus la main gantée, assis, puis de-
» bout » {Cass. I, 271) ».
La demande de M. Bertillon était logique, puisqu'il
avait remarqué une certaine gêne dans l'écriture du
bordereau ; il était naturel d'en rechercher la cause.
Mais on se demande pourquoi M. Gobert avait jugé
utile de faire la même expérience, lui qui avait déclaré
que récriture lui « semblait très naturelle », « régu-
» Hère, homogène, très normale, que c'était l'indice
» d'un graphisme non étudié (i) ». La contradiction est
singulière et inexplicable : inutile de dire qu'elle n'est
pas relevée par Reinach.
Enfin, M. Bertillon recherche, concurremment avec
M. Cochefert, du papier-pelure. Reinach se garde de
rapporter qu'il en a trouvé (2), mais juge sévèrement
cette recherche, « incompatible avec l'indépendance
d'un expert (3) » !
Quoi qu'il en soit, la « vanité » de M. Bertillon, se
combinant avec son « manque de scrupules », l'amène-
ra à confirmer son premier rapport. Ce « fou d'or-
gueil » veut avoir eu raison, dès le premier coup, jus-
que dans sa réserve qui contredit « sa conclusion (4) ».
(1) Cass., I, 269.
(2) Cass., III, 189 (Rapport Ballot-Beaupré). Voir plus haut.
(3) J. Reinach, I, 171.
(4) Reinach, qui se garde de relever les contradictions de M. Gobert,
en signale sévèrement une de M. Bertillon. Il met une note après la
phrase que nous venons de citer : « Cela résulte expressément de la
dernière phrase de son second rapport » (c'est la première, mais peu
importe) : « Je rappelle pour mémoire que j'avais déjà été consulté
>) une première fois à la hâte, dès le 13 octobre, et que j'ai répondu
» par une affirmative catégorique d'identité en écartant {tout en la men-
>) tionnani) l'hypothèse d'un document fait avec le plus grand soin. »
» A Rennes, Bertillon insista pour prouver sa bonne foi : Cet avis que
» j'émettais (le premier, celui du 13), excluait-il l'hypothèse de la con-
-67 -
Il dira donc que le bordereau est de Dreyfus. Mais il
précisera que c'est un document forgé, et forgé par
Dreyfus.
Pourquoi ? C'est ici qu'intervient le « manque de
scrupules ». II faut « empêcher, à tout événement,
Dreyfus de « se prévaloir d'une machination (i). »
Dreyfus a insinué « dans l'ignorance où il est du
bordereau », qu'il pouvait « être victime d'un faussaire
» qui lui aurait volé son écriture. Du Paty s'est effrayé
» de cette explication, de cette vive formule... 11 dit à
» Bertillon sa crainte patriotique (2) ».
Car n'oublions pas qu'il lui rend compte des interro-
gatoires.
Seulement, à la page suivante (p. 174), Reinach nous
apprend que le deuxième rapport de M. Bertillon a été
déposé le 20 octobre, et il consacre tout un appendice à
démontrer que la vive formule (objet de la crainte pa-
triotique), est... du 24 !
Avant de passer à l'examen du rapport de M. Bertil-
lon, Reinach nous démontre par avance que la thèse qui
3' est soutenue est absurde.
« Comment concilier tant d'inconciliables : cette écri-
» ture rapide, donc l'impossibilité d'une de ces contre-
» façons vulgaires oii abondent les reprises ; — cette
» écriture semblable à celle de l'accusé, donc l'invrai-
» semblance d'un décalque ; — et ces divergences indé-
» trefaçon de l'écriture? Evidemment non » (II, 323). Quand Bertillon
dit-il la vérité ?
Nous ne voyons pas où tend la critique. La phrase de son rapport
du i3 octobre : « Si on écarte l'hypothèse d'un document forgé avec
le plus grand soin... » montre bien que son attention aurait été appe-
lée sur les caractères de forgerie du bordereau, et que, loin d'exclure
cette hypothèse, il se réservait d'y revenir.
{\)J. Heinach, 1, 173.
(2) ;. Ueinach, I, 173.
— 68 —
» niables, donc en contradiction avec le fait, affirmé
» par rinfaiilible Etat-major, que Dreyfus est le traî-
» tre (i). »
Or, ces inconciliables ont été conciliés et, chose cu-
rieuse, par des partisans de Dreyfus.
i" Impossibilité d'une contrefaçon vulgaire. Sur dix
experts consultés par Bernard Lazare, trois ont conclu
que le bordereau était l'œuvre d'un faussaire, et quatre
qu'il pourrait t^/r^ l'œuvre d'un faussaire. — Bernard
Lazare lui-même déclare cette hypothèse soute-
nable (2).
2" Invraisemblance d' Ui,n décalque. Voir la déposition
de M. d'Héricourt au procès Zola : Décalquer sa propre
écriture est le procédé le plus facile et le plus sûr » (3).
r^'* Divergences indéniables. M. Crépieux Jamin, ex-
pert consulté par Bernard Lazare (Deuxième mémoire
de B. Lazare, p. 201), voit si peu de divergences qu'il
rejette l'hypothèse que le bordereau ait été écrit par
Dreyfus, falsifiant son écriture ; car, dit-il, « il est peu
» vraisemblable, que, voulant contrefaire son écriture,
y) on ri y mixoàmse aucune forme étrange et déconcer-
» tante, ni aucune modification à l'ensemble des formes
» qui dénoncent immédiatement V auteur ».
^L Bertillon, poursuit Reinach, « s'était mis à la be-
» sogne le 15 au soir. Cinq jours après, il avait inventé
» sa théorie de l'autoforgerie ».
Reinach en donne un résumé extrêmement net, qui
justement concilie tous les « inconciliables » de la page
précédente :
« C'était Dreyfus lui-même qui avait, dans la lettre
(1) J. Ueinach, I, 173.
(2) Voir : Le Bordereau, étude des dépositions de M. Bertillon et du
capitaine Valerio, par un ancien élève de l'école polytechnique, Paris
1904, p. 16 et 17 (eu noie).
(3) Voir : Le Rcdan de M. Bertillon, par G. de Lantigny, p. 12.
— 09 —
» saisie, contrefait sa propre écriture, selon un procédé
» particulier, afin de se ménager la double possibilité,
» soit d'alléguer une pièce forgée, soit de dénier le gra-
» phisme accusateur (2) ».
M. Bertillon avait été d'abord surpris de l'emploi du
» papier pelure : « Pourquoi l'emploi du papier pelure,
» qui n'est utilisé d'ordinaire que pour faire des éco-
» nomies de timbres-poste ? Pour une lettre dont le prix
)■> se cintrait peut-être par millions, c'était d'une mes-
» quinerie décevante ».
« Des millions, s'écrie Reinach, pour cette misérable
» lettre ! »
Sa stupéfaction prouve qu'il ne connaît pas ses au-
teurs :
« Si pour un million, dit le Prince de Ligne, on a un
» homme du quartier général, il n'est pas trop cher
» payé ».
Mais, en dépit de Reinach, le raisonnement se pour-
suit avec une impitoyable logique :
« Dreyfus savait qu'il est pratiquement impossible de
» déguiser complètement son écriture pendant des tra-
» vaux aussi volumineux que ceux qui sont énumérés
» dans la lettre. » 11 a conservé l'identité de son écri-
ture pour s'en servir comme de sauvegarde, « juste-
ment à cause de son absurdité même ». Il s'est servi du
papier pelure, « afin de se ménager la possibilité d'ar-
» guer d'une pièce forgée, d'une pièce calquée ».
Cependant, tout en imitant sa propre écriture, Drey-
fus y a volontairement inséré des dissemblances.
Et Reinach donne un résumé de 1' « invention » de
M. Bertillon, d'après sa déposition à la Cour de cassa-
tion :
(1) J. Reinach, I, 174.
— 70 —
« L'espionnage est une profession où il y a accumu-
» lation d'expériences et de précautions... Tout traître
» est exposé à deux dangers. Au retour, sans certificat
» d'origine, des documents une fois livrés ; » dans ce
» cas le traître objecte les différences grapliiques qu'il
» a introduites dans sa propre écriture pour la dénier
» et échapper au châtiment... « A la saisie sur lui-
» même des documents prêts à être livrés ; » alors,
comme il ne suffit plus au traître de nier, comme « il
» lui faut établir qu'il est victime d'une fraude », il
prouvera cette fraude en démontrant que les documents
sont écrits par un faussaire qui lui a volé son écri-
ture (i).
Donc, le procédé le plus sûr, « c'est de combiner le
déguisement avec l'auto-forgerie ».
« Se trouvera-t-il jamais un traître assez imbécile
» pour avoir recours à ce procédé ? » demande Reinach.
Nous le renvoyons à nouveau à la déposition de
M. Héricourt, témoin cité par Zola (2).
« Décalquer sa propre écriture est le procédé le plus
» rapide et le plus sûr pour un coupable qui veut dis-
» simuler et couvrir sa personnalité ».
L'analyse du rapport Bertillon par Reinach se ter-
mine par une inexactitude: « Mercier, jugeant que la
» vérification n'était ni complète, ni décisive, demanda
» à son collègue Guérin de lui désigner trois experts
» judiciaires. »
Reinach renvoie aux dépositions du général Mercier
à la Cour de cassation (I, 6) et à Rennes (I, 90).
(1) J. Reinach, I, 175, 176. — Reinach dit : « Ces mêmes divergences
graphiques deviennent la preuve que les documents n'émanent pas de
lui, mais d'un faussaire qui s'est trahi par ces dissemblances. » Cette
« légère altération » de la théorie de M. Bertillon la rend absurde, ce
qu'il fallait démontrer.
i^) Procès Zola, II, 98 et 99.
— 71 —
On y trouve cette phrase :
« Au moment de l'arrestation préventive de Dreyfus,
» je demandai à mes collègues du conseil des ministres
» trois experts» (Cass. I, 6).
De même, à Rennes, le général Mercier place sa de-
mande à cet instant.
Or, l'arrestation préventive est du 13 octobre, et le
rapport de M. Bertillon fut déposé le 20. Et cependant
la demande des experts était motivée, suivant Reinach,
par un sentiment de « pudeur », provoqué par ce rap-
port! (i).
« M. Bertillon restait aussi expert, dit le général
» Mercier, et se mettait à la disposition des trois autres
» pour faciliter leurs recherches par des épreuves et des
» agrandissements photographiques (2). »
Une coquille malencontreuse fait lire, che;:^ Reinach,
« épures » au lieu» « d'épreuves ». Une épure est un
travail personnel ; aussi Reinach, grâce à cette coquille,
conclut-il logiquement et hardiment, qu' « en fait »,
<«: M. Bertillon restait pour chercher à peser sur
eux » (3).
6. Les expertises Teyssonnières, Charavay et Pelletier,
Les trois experts désignés furent MM. Teyssonnières,
Charavay et Pelletier.
« M. Teyssonnières, dit Reinach, se trouvait sous le
» coup d'une plainte disciplinaire devant le tribunal de
(1) J. Reinach. I, 179.
(2) Rennes, I, 90.
(3) J. Reinach, I, 179. M. Pelletier n'a jamais vu M. Bertillon (Rennes,
II, 470). M. Charavay a reçu de lui le fac-similé du bordereau et des
pièces de comparaison {Ibidem, 461) ; on voit comme ils ont été in-
fluencés.
— 72 —
» la Seine. Il était accusé de s'être fait remettre une
» provision dans une expertise qui n'était pas encore
» commencée. Le tribunal, quelques jours après, jugea
» la plainte fondée et prononça la peine de la radia-
» tion » (i).
En historien « dégoûtant d^équité », ou simplement
impartial, Reinach aurait peut-être pu ajouter que
M. Teyssonnières fut, six mois après, inscrit sur le ta-
bleau des experts de la Cour d'appel, sur l'intervention
personnelle de M. Trarieux qui déclara, au procès Zola,
qu''il croyait, non pas avoir rendu service à M. Teysson-
nières, mais « n'avoir accompli qu'un acte de bonne ad-
» ministration et d'équitable justice (2) ».
Le préfet de police recommanda aux experts le secret
le plus sévère, sans leur nommer l'officier inculpé.
Reinach n'ajoute pas qu'il leur fit « promettre sur
» leur honneur de ne se communiquer aucune impres-
•» sion (3), » car alors, comment pourrait-il ensuite nous
raconter que M. Bertillon exerça sur eux une pres-
sion ?
« Chaque expert, dit-il, reçut d'abord avec la photo-
» graphie du bordereau, des spécimens de comparai-
» son émanant de plusieurs personnes, dont Dreyfus.
)) Sauf celui de Dreyfus, ces spécimens, habilement
» choisis^ ne présentaient aucune analogie, même loin-
» taine, avec l'écriture du bordereau. »
Que ne dit-il tout de suite que c'était le tour de la
carte iorcée !
Mais il nous faut, sans nous lasser, relever encore
cette erreur : « Il nous avait été donné des pièces de
(1) /. Reinach, I, 180.
(2) Procès Zola, I, 463.
(3) Procès Zola, I, 469.
-73-
» comparaison de deux prévenus », dit M. Teysson-
nières à Rennes (i).
« J'ai fait mon rapport sur un certain nombre de
» pièces émanant à' une, première personne soupçonnée,
» et sur une pièce émanant de la deuxième personne
» soupçonnée », a dit de son côté M. Pelletier à l'ins-
truction d'Ormescheville (2).
M. Pelletier négligea de se servir de l'aide que lui
offrait M. Bertillon. Il jugeait « qu'expert conscien-
» cieux, il ne devait pas aller chez Bertillon dont l'opi-
» nion était faite », a-t-il dit à Rennes (3). Ce n'est pas
cependant Texplication qu'il avait donnée à l'enquête
d'Ormescheville : « Je reconnais que M. Bertillon nous
» a dit gracieusement qu'il tenait encore à notre dis-
» position d'autres éléments de comparaison... » ; mais
les pièces qu'avait M. Pelletier « lui paraissent suffi-
» santés pour émettre une opinion sur le travail de-
» mandé (4). »
Le rapport de M. Pelletier, demandé pour le 27, fut
déposé le 23. Il était formellement négatif.
c( Ce rapport », suivant Reinach, « consterna du Paty
» et ses collaborateurs. Q^ue Charavay se prononce
» dans le même sens, et toute l'accusation s'effondre !
» On était sûr de Teyssonnières. Il suffit de lire son
» rapport pour y reconnaître l'influence dominante de
» Bertillon (5). »
Car M. Teyssonnières conclut que l'écriture du bor-
dereau est déguisée : faut-il donc admettre que les sept,
experts, consultés par Bernard Lazare et qui ont déclaré
(1) Rennes, II, 446.
(2) Cass., II, 64.
(3) Rennes, II, 470.
(4) Cass., TI, 64.
(3) J. Reinach, I, 181.
— 74 —
que le bordereau était l'œuvre d'un faussaire, ont aussi
subi l'influence de M. Bertillon ?
Mais l'historien continue : « Et Chavaray, lui aussi,
» avait causé avec Bertillon. » Il déclare cependant, à
Rennes, avoir travaillé seul (i). Mais n'importe :
« Comme Pelletier, il n'eût pas dû aller chez Bertillon :
» Tinsensé, dont il ne se méfiait pas, l'avait poussé dans
» l'erreur. » Et encore : « Grave imprudence que cette
» visite chez Bertillon, et dont les conséquences assom-
» brirent plus tard d'un lourd remords la conscience
» de ce brave homme » (2).
Néanmoins, comme M. Charavay s'est rétracté ulté-
rieurement et a déclaré, en 1899, qu'il ne pouvait attri-
buer le bordereau à Dreyfus, il faut que Reinach trouve
des excuses à la première appréciation de ce brave
homme. Il sent lui-même que la fable de l'intervention
de M. Bertillon est trop grossière, et il raconte une
autre histoire :
« Un soir, un individu se présente chez Charavay. Il
» est des amis de l'officier soupçonné, affirme que
» l'homme est innocent... l'expert peut s'assurer la re-
» connaissance de toute la famille... Charavay n'en veut
» pas entendre davantage, lui montre la porte.
» Quoi ! on a essayé de le séduire, de peser sur
» lui !
» La famille de l'accusé a donc bien peur!...
» Il tomba dans le piège (3) ».
Mais, pour ce « crime inédit de l'Etat-major », Rei-
nach ne cite aucune référence. M. Charavay n'a
d'ailleurs nulle part fait la moindre allusion à cette
aventure.
(1) Rennes, II, 461.
(2) J. Reinach, I, 4 83.
(3) ;. Reinach, I, 183 et 184.
- 75 -
Néanmoins, dit Reinach, « son rapport fut hésitant.
» Il conclut « que la pièce incriminée est de la même
» main que les pièces de comparaison ». Il réserve,
toutefois, la possibilité « d'un sosie en écriture ». Seu-
lement, ces sosies « on n'a de chances d'en rencontrer
» que dans un ensemble considérable de documents
» émanés de nombreuses personnes, et non dans un
» cercle restreint ».
On va voir comme ce rapport était « hésitant ».
« En somme, les ressemblances d'aspect général et de
» détail^ malgré une évidente préoccupation de déguiser
» l'écriture sont si frappantes, et l'emportent tellement
» sur les dissemblances, qu'il est raisonnable d'attribuer
)> la pièce n° i à la même main qui a tracé les pièces 2 à
» 30. Pour soutenir Thypothèse contraire, il faudrait ad-
» mettre une coïncidence extraordinaire de graphisme.
» Mais, s'il existe en efifet, dans les écritures comme
» dans les physionomies, des sosies, on n'a chance d'en
» rencontrer que dans... etc. »
Et sa conclusion est :
« Etant données les constatations notées dans le pré-
» sent rapport, je, expert soussigné, conclus que la pièce
» incriminée n° i est de la même main que les pièces de
» comparaison 2 à ^o y> (i).
C'est ce que Reinach appelle « réserver la possibilité
d'un sosie ! »
Constatons que, sur les cinq experts consultés, trois,
MM. Bertillon, Teyssonnières et Charavay, déclarèrent
que l'écriture du bordereau était déguisée ; et que
M. Gobert, en demandant au commandant du Paty
Clam de faire écrire Dreyfus avec un gant, voulait
évidemment tâcher de se rendre compte de certains ca-
(1) Cass., III, 10.
— 70 —
ractères suspects qu'il avait remarqués dans le borde-
reau.
Cela n'empêchera pas, plus tard-, les partisans de
Dreyfus d'affirmer tranquillement que tous les experts
de 1894, sauf M. Bertillon, ont conclu que l'écriture du
bordereau était courante et naturelle !
On a VQ plus haut que, suivant Reinach, le seul es-
poir du commandant du Paty était dans le rapport de
M. Charavay.
Or, ce rapport est nettement favorable à l'accusation;
donc, le commandant du Paty devait être récon-
forté.
Mais il n'en est rien : le commandant était « décou-
ragé », c'est Picquart qui l'affirme, tellement découragé
qu'il voulut (( se dégager sans trop de pertes. Il remit au
» ministre une note qui exposait nettement la situation,
» posant le dilemme : relâcher Dreyfus faute de preuves,
» ou, malgré l'absence de preuves, continuer. Au mi-
» nistre de décider (i). »
Comment Reinach peut-il connaître le contenu de
cette note qui, dit-il, a probablement disparu ? L'ex-
plication se trouve au renvoi, au bas de la page: Pic-
quart a vu la note !
Eh bien ! Picquart a beau l'avoir vue, il est certain
qu'elle ne contenaitpas ce que prétend Reinach (2) N'im-
porte, il affirme avec aussi peu d'hésitation que
s'il avait la note sous les yeux, car il faut bien justifier
la suite: « Ainsi, tout dépend de Mercier ».
Et comme tout dépend de Mercier, Henry, dont on
n'avait plus parlé depuis longtemps, brusquement re-
(1) Reinach, I, 187.
(2) Voir dans la Gazette de France du 14 avril 1904, une lettre du co-
lonel du Paty de Clam qui fait « toutes réserves sur l'interprétation
donnée à cette note par ceux qui en ont révélé l'existence à M. Rei-
nach ».
— 77 —
paraît, et forcera la main au ministre en faisant con-
naître à la Libre Parole l'arrestation de Dreyfus.
Et £ait-on pourquoi Henry s'est décidé à saisir la
presse ? « C'est qu'un nouvel incident lui avait montré
« l'imminence du danger » (i).
Suivons le récit de cet incident : c'est le chef-d'œuvre
du chapitre.
Le samedi 27, Forzinetti, alarmé par l'état de santé
de Dreyfus, avait rendu compte de ses inquiétudes au
ministre par une lettre qu'il fit passer par le gouverneur
de Paris. « La lettre de Forzinetti était datée de onze
» heures du matin. Il reçut immédiatement l'ordre de
» se rendre chez Boisdeffre à trois heures. » Admirez la
précision de notre historien.
Forzinetti déclare au général de Boisdeffre que Drey-
fus est innocent, « aussi innocent que lui », et lui an-
nonce qu'il est en danger de mort ! Le chef d'état-major
général entre chez le ministre et ressort au bout d'un
quart d'heure, disant à Forzinetti que le ministre part
le soir même « pour aller assister au mariage de sanièce
» et qu'il ne reviendra que Xo, surlendemain lundi » ; qu'il
faut faire traîner Dreyfus jusque-là ; qu'ensuite, « le mi-
)>nistre se débrouillera avec 50 ;z affaire Dreyfus. Forzi-
»netti eut l'impression que Boisdeffre avait désapprouvé
» Farrestation de Dreyfus ;> (2).
Quoi qu'il en soit, le lendemain, et Reinach précise,
le dimanche 28, le docteur Defos du Rau visita Drey-
fus.
Le samedi 2j^ c'est-à- dire « le surlendemain du jour
où Pelletier avait déposé son rapport, Charavay n'avait
pas encore déposé le sien ». Henry est donc dans cette
situation :
(1);. Reinach, I, 188.
(2) ;. Reinach, I, 189.
1° Il voit qu'un expert, au moins, est hostile à l'ac-
cusation.
2° Il a tout lieu de craindre, comme nous l'avons ex-
pliqué, les conclusions de M. Charavay.
3° Le général de Boisdeffre est extrêmement in-
décis.
4" Enfin, l'officier de police judiciaire a rédigé cette
fameuse note où il dégage sa responsabilité, note qui a
disparu, mais qui a existé, ne l'oublions pas, puisque
Picquart l'a vue.
Il n'v a donc pas à hésiter : le lendemain, Henry écrit
à la Libre Parole.
Or, dans sa déposition à Rennes, à laquelle Reinach
renvoie deux fois dans la même page, Forzinetti place
sa visite au général de Boisdeffre au 24. Et ce n'est pas
une faute d'impression, puisqu'il dit : « le » 23, j'écrivis
au ministre; le 24, je fus appelé (i) ». Il donne la même
date du 24 à la Cour de cassation (2), et toutes les accu-
mulations de dates de Reinach sont fausses. Quand il
met entre guillemets que le ministre ne reviendra que
« le surlendemain lundi », il cite inexactement : il y a
dans le texte : « // reviendra lundi », quand il met
la visite du docteur, au lendemain 28^ il corrige la
déposition de Forzinetti, qui dit : le lendemain 2^==) » (3).,
Mais pour pouvoir attribuer au commandant Henr)^,
la note adressée à la Libre Parole^ il faut au moins un
prétexte. Reinach accumule donc le rapport Pelletier,
Thypothèse d'un rapport défavorable de M. Charavay,
l'introuvable note du commandant du Paty, les pré-
tendus troubles du général de Boisdeffre, qui d'ailleurs
a démenti ce qu'il a appelé « les superpositions de mé-
(1) Renne$, III, 104.
(2) Cais., 1, 319.
(3) Casi., I, 320.
— 79 —
moire » de Forzinetti (i) : et l'ensemble de toutes ces
inexactitudes n'arrive même pas à rendre vraisemblable
la démarche d'un officier supérieur écrivant à un jour-
naliste qu'il ne connaît pas, pour lui révéler un secret
d'Etat !
(1) Voici ce que le général de Boisdeffre a dit, à Rennes (III, HO).
« Je suis certain que le commandant n'a pas dit : « Le capitaine
» Dreyfus est aussi innocent que moi, il est innocent », Le comman-
» dant Forzinetti {fai rappelé mes souvenirs avec le plus grand soin en
» lisant sa déposition à la Cour de Cassation), ne m'a pas dit que Drey-
)) fus fût coupable, il m'a laissé l'impression qu'il disait : « Je ne veux
» pas dire quil soit coupable ». Il y a peut-être une superposition de
» mémoire chez lui en ce moment-ci, mais jamais il ne m'a dit : « Le
» capitaine Dreyfus est aussi innocent que moi », ou : « je suis sur
M qu'il est innocent ».
CHAPITRE V
LA (( LIBRE PAROLE »
I. La lettre à M, Papillaud,
Voici le texte de la lettre, soi-disant écrite par le
commandant Henr}' et adressée à M. Papillaud, rédac-
teur à la Libre Parole :
« Mon cher ami,
» Je vous l'avais bien dit. C'est le capitaine Dreyfus, celui qui ha-
bite 6, avenue du Trocadéro, qui a été arrêté le 15 (octobre) pour es-
pionnage et qui est en prison au Cherche-Midi.
» On dit qu'il est en voyage, mais c'est un mensonge, parce qu'on
veut étouffer l'affaire. Tout Israël est en mouvement.
« A vous.
» Henry. »
« Faites compléter ma petite enquête au plus vite. »
Le 29 octobre, la Libre Parole publiait une note de-
mandant s'il était vrai qu'une importante arrestation
militaire avait eu lieu.
Après avoir cité la prétendue lettre du colonel Henry,
Reinach écrit :« Papillaud, accompagné du rédacteur
» militaire de la Libre Parole (le commandant Biot),
» s'occupait à contrôler la nouvelle » Ils se rendent au
— 8i —
domicile de Dreyfus puis an ministère. « Henry fait
» quelques difficultés pour les recevoir. Papillaud lui
^) montre la lettre. Et, selon Papillaud, Henry feignit
» une grande surprise, voulut s'emparer du précieux
» papier : « C'était un faux ; il ferait procéder à une en-
» quête minutieuse pour en découvrir l'auteur... »
» La preuve, ajoute Reinach, que la lettre venait
» d'Henry, qu'elle soit ou non de son écriture (quel
» aveu !) c'est qu'il ne rendit compte de l'incident à
» personne. Eût-il hésité à le faire, si la lettre avait été
» un faux ? » (i)
On va voir ce que vaut cette preuve.
Le Temps du 5 août 1903 a publié la lettre suivante :
Paris. 4 août 1903,
« Monsieur le rédacteur,
» Dans le numéro du 4 août 1903, le Temps publie des déclarations de
M. Joseph Reinach au sujet de l'affaire Dreyfus, où je suis mis en
cause.
» M. Reinach a dit, dans l'article dont je parle :
» Le jour même où M. Papillaud convenait que je n'avais pas commis
un faux (pour une fois), la Fronde racontait que M. Papillaud et le com-
mandant Biût s'étaient rendus, le 29 octobre 1894, donc sitôt après
avoir reçu cette lettre, au ministère de la guerre, chez le commandant
Henry. Celui-ci leur dit que « la lettre était un faux et qu'il ferait pro-
céder à une enquiHe minutieuse pour en découvrir l'auteur ». Or,
Henry ne rendit compte de l'incident à personne, et il ne fut jamais
fait d'enquête. Voilà quatre ans que ce récit a été publié. Je l'ai re-
produit dans mon « Histoire de l'affaire Dreyfus s. 11 n'a jamais été
l'objet d'aucun démenti. »
)) J'oppose le démenti le plus formel à ces allégations.
» Jamais je n'ai vu le commandant Henry.
)) Je ne lui ai jamais parlé.
(1) J. Reinach, I, 191 et 192. — La prétendue visite du commandant
Biot et de M. Papillaud au commandant Henry a été rapportée d'après
le « récit fait par Papillaud à M''^ Yvonne Leclaire, qui l'a publié dans
» la Fronde du 3 avril 1899. Papillaud n'y opposa aucun démenti »
(p. 192, note 3).
6
— 82 —
» Je n'ai jamais eu de relation*; avec lui.
» N"ayant pas connu le récit fait, il y a quatre ans, par M. Reinach,
je n'ai pu le démentir plus tut.
» Le Temps l'ayant publié aujourd'hui, je inds vous envoyer le démenti
que M. Reinach attendait.
» Veuillez agréer, etc.
« 0. BioT,
» Rédacteur à la Libre Parole. »
Le même journal, dans son numéro de 12 mai 1904,
publiait l'extrait suivant d'une lettre qu'il avait reçue
de M. Papillaud :
« Lors de l'arrestation du condamné Dreyfus, j'ai reçu une lettre
m'annoncant l'arrestation. Je ne sais qui m'envoya cette lettre, mais
ce que je sais bien, ce que j'affirme, c'est que ce ne fut pas le colonel
Henry. »
Rappelons enfin les déclarations de M. Galli à laCour
de cassation :
« Je dois vous dire que, compatriote du commandant
» Henry, j'étais son ami... J'affirme que jamais le colo-
» nel Henry ne m'a fait de révélations au sujet de l'affaire
» Dreyfus, bien qu'il sût que j'étais alors rédacteur à
» V Intransigeant. En conséquence, j'en ai conclu qu'il
» n'avait pas dû en faire davantage à un journal quel-
» conque (i). »>
M. Galli est non moins affirmatif à Rennes : chaque
fois qu'il voulut avoir quelques renseignements sur
l'affaire Dreyfus, il se heurta à un refus, « même de la
part du colonel Henry » (2). Un jour, en présence du
colonel Cordier,qui n'apas démenti le fait à l'audience,
le colonel Henry « insista pour qu'aucune communica-
» tion ne fût faite à la presse » (3).
(1) Cassation, I, 718.
(2j Tiennes, II, o63.
(3) Rennes, II, 564.
— 83 —
D'ailleurs, pour savoir à qui pouvait être utile cette
verneur de Paris, remise qui a coïncidé, ou à peu près,
.» avec la publicité donnée par la presse â f arrestation
» du capitaine Dreyfus, les charges, en se précisant, sont
» devenues de moins en moins mauvaises... A mesure
» qu'on avançait, on ne pouvait pins rien préciser sur
» Alfred Dreyfus, le capitaine arrêté «(i).
Q_uoi qu'il en soit, Reinach reconnaît que le comman-
dant du Paty de Clam ne peut être accusé de cette di-
vulgation, « soupçon injuste et stupide », car, — et sous
sa plume l'allégation est stupéfiante — « il n'est point
homme d'initiative^, n'agit que par ordre (2) ». Et, de-
puis le commencement de son livre, il nous montre le
commandant acharné contre Dreyfus, inventant mille
procédés bizarres pour le torturer, pesant sur la cons-
cience de M. Bertillon, se livrant à une propagande
effrénée contre l'inculpé, etc. ! Comprenne qui pourra.
(1) Rennes, IF, 512.
(2) J. Reinach,], 193.
-84
2. L'interrogatoire du 29 octobre. — La copie du
bordereau faite par Dreyfus.
« Cependant l'entrée en scène de Drumont lui fut (au
» commandant du Paty) une raison de se hâter. Ce soir
» même (le 29 octobre), il montre à Dreyfus la photo-
» graphie du bordereau : « Cette lettre, lui dit-il, a été
» prise à l'étranger, au moyen d'un portefeuille photo-
» graphique, et nous en possédons le cliché pellicule...
» Reconnaissez-vous cette lettre pour être de votre
» écriture (1) » ?
« Dreyfus répondit :
» J'affirme que je n'ai jamais écrit cette lettre infâme.
» Un certain nombre de mots ressemblent à mon écri-
» ture; mais ce n'est pas la mienne. L'ensemble de la
» lettre ne ressemble pas à mon écriture : on n'a même
» pas cherché à l'imiter. »
« Du Paty fit faire à Dreyfus une copie du bordereau.
» La dissemblance des deux écritures apparut si vive-
» ment que du Paty n'osa pas montrer la copie aux ex-
» perts, ni à Charavay, qui *aurait pu en être frappé,
V troublé dans ses conclusions, ni même àTeyssonniè-
res. »
La réponse est facile : elle a été faite à Rennes par
le commandant Carrière : « k cette date, les experts
avaient déposé leur rapport ». Et, M. Charavay ajoute :
« Mon rapport est du 28, et la copie de la pièce dont
» vous parle^ est du 2ç. En effet, mon rapport est du
» 28 » (2).
(1) J. Reinach, I, 193 et 194.
(2) Rennes, II, 467.
— 85 —
« C'était la pièce décisive, capitale, continue Reinach ;
» mais l'expertise avait coûté déjà trop de peines, causé
» trop d'angoisses ; c'eût été folie (de montrer la pièce
» aux experts).
» Du Paty rapporta à Mercier que Dreyfus, d'une as-
» tuce consommée, avait altéré son écriture habituelle
» en copiant le bordereau ».
Cette dernière phrase laisse entendre que le com-
mandant du Paty fut obligé de reconnaître que l'écri-
ture de cette copie différait absolument de l'écriture du
bordereau et qu'il explique cette différence en disant
que Dreyfus avait altéré son écriture habituelle.
Or, on lit dans le rapport du commandant du Paty :
« Je lui dictai alors la lettre : et, bien qu'il eûty dans
» cette copie, altéré son écriture habituelle, il fut bien
» iorcé de se rendre à l'évidence, de convenir que les deux
» écritures avaient des caractères communs absolument
y> frappants... Alors, il s'est dit victime d'une machina-
» tion. Il a même dit : On m'a volé mon écriture ! (i)».
(1) Cass. m. 15. Reinach proteste que cette dernière phrase a été
prononcée, non à celte date, mais le 24 octobre, alors que Dreyfus ne
connaissait pas le bordereau. Il renvoie à un appendice, où il cite une
déclaration de Dreyfus faite le 29 novembre à l'instruction d'Ormes-
cheville, sur cette phrase : « On m'a volé mon écriture ». Le 29 no-
vembre, en effet, Dreyfus explique qu'il a dit « on m'a volé mon écri-
ture » parce qu'on prétendait que les experts lui attribuaient le borde-
reau, dont il ne connaissait alors que des fragments ; mais, le même
jour, quelques instants après, il disait : « je consacrerais volontiers
)) toute ma fortune et toute ma vie à découvrir le misérable auteur de
» cette lettre. Est-ce un faussaire ? » Cass., III, 18. Admettre l'hypothèse
d'un faussaire, n'est-ce pas dire, en d'autres termes, qu'on lui a volé
son écriture ?
Plus tard d'ailleurs, au moment de s'embarquer pour l'ile du Diable,
le 2o janvier 1893, il revenait encore sur cette idée dans une lettre au
ministre de l'intérieur ; oc A-t-on imité mon écriture^ en vue de me viser
spécialement ? »
— 86 —
Reinach, en note, mentionne qu'à Rennes, l'un des
juges, le capitaine Beauvais, a regretté que la pièce-
n'eût pas été montrée aux experts. Mais (l'Historien ou-
blie de le dire), il semble bien résulter de l'exameU'
qu'en a fait à ce moment M. Teyssonnières, concurem-
ment avec le capitaine Beauvais, que, si la pièce est
« décisive, capitale », ce n'est pas tout à fait dans le
sens qu'indique Reinach.
Le capitaine Beauvais signale certaines particularités
graphiques de cette copie qu'il passe à l'expert pour la
comparer an bordereau (i) ; et ce ne sont pas des dis-
semblances, mais des ressemblances, qui sont indiquées.
La preuve en est que, sur une question du capitaine :
« Avez-vous remarqué cette forme des /r ? » M. Teys-
sonnières répond : « Oui, je l'ai remarquée : je l'avais
déjà dans les pièces de comparaison (2). »
3. La discussion technique du bordereau,
« Dreyfus, sachant enfin l'objet précis de son incul-
» pation..., prit l'accusation corps à corps... 11 prouva
» que le texte même ne pouvait pas, sans absurdité, in-
» dépendamment de toute expertise, lui être attribué. »
Suit une longue « discussion technique » du bordereau.
L'auteur de la lettre écrit : « Je vais partir en manœu-
vres ». Or, Dreyfus n'est pas allé aux manœuvres; il
n'a fait, en juin, qu'un voyage d'Etat-major.
u Dans son interrogatoire du 20 octobre, Dreyfus
» imaginait qu'un ennemi inconnu avait pu ramasser
» dans son panier des fragments quelconques, peut-être
(1) Rennes, II, 456.
(2) Rennes, II, 438.
-8; -
» le brouillon d'une lettre où il discutait avec un cama-
» rade (son cousin, le capitaine Hadamard), un pro-
» blême du jeu de la guerre, Du Paty lui demanda si
)) cette lettre ne se terminait pas par ces mots : « Je pars
» en manœuvres ». La lettre originale sera produite au
» cours de Tinstruction judiciaire; Dreyfus a écrit:
» « Je pars la semaine prochaine en voyage d'Etat-ma-
jor. »
« Il n'est pas allé aux manoeuvres : donc l'auteur du
» bordereau et de la trahison, ce n'est pas lui. »
On sait comme cet argument a été utilisé par les par-
tisans de Dreyfus. Traitons donc la question une fois
pour toutes.
A Rennes, M. de Fonds-Lamothe, qui était stagiaire
à TEtat-major en même temps que Dreyfus, a présenté
l'argument dans toute sa force :
« Jusqu'en 1894, chaque année, les stagiaires allaient
» aux manœuvres... Par une circulaire du 77 mai 18^4
» on décida d'appliquer aux stagiaires le décret du 3
» janvier 1891, qui prescrivait qu'ils iraient dorénavant
» trois mois dans les corps de troupe, la première année
» pendant les manœuvres, et l'année suivante, en de-
)) hors des manœuvres, pendant le quatrième tri-
» mestre (i). »
« Or, disait M. de Fonds-Lamothe, un stagiaire ne
» pouvait avoir écrit le bordereau. En effet, le manuel
» de tir est arrivé le 28 mai à l'Etat-major de l'armée ;
» donc, avant le 17 mai, Dreyfus ignorait le manuel
» de tir ; après le ij mai, il ne pouvait écrire, en vertu
» de la circulaire : « Je vais partir en manœuvres. »
Et plus loin :
(1) Rennes, III, 29 i.
— 88 —
» Depuis le 77 riiiii, il est impossible qu'un sfagidire
» crittvrif: « Je vais partir en manœuvres (i). »
Dreyfus, intervenant, ajoute : « La cireulaire du ij
mai nous avait absolument fixés (2). »
Dans sa plaidoirie, >P Démange dit :
« Les stagiaires étaient certains qu'ils n'iraient pas
» aux manœuvres dans les corps de troupe : eela n'était
-» pas iionteiLx depuis le ly inai {j). »
Et M® Démange rappelle qu'il a versé à la Cour de
cassation une note que Dreyfus lui avait adressée pen-
pant le proct^'s de 1804, note où il disait qu'il ne pouvait
avoir aucun doute sur l'époque de son stage dans un
régiment, que la pièce officielle qui fixait la date des
stages dans l'infanterie était sans ambiguïté.
Or, cette note de Dreyfus a été publiée (4). Dans cette
note, Dreyfus fait allusion à la lettre à son cousin Ha-
damard, et il dit :
« C'est au moment où j'écrivais au capitaine Hada-
» mard, c'est-à-dire//// mai ou commeneementdejuin,
» que f ignorais eneore si j'irais on non aux mamvuvres'. il
» appert en effet de cette lettre que je lui écrivis : « Je
» vais partir au voyage d'Etat-major, qX serai absent une
» partie de fêté. »
Précisons : ce voyage d'Etat-major a eu lieu du 27
juin au 4 juillet. Et, d'autre part : « Je pars, la semaine
)) proehaine, en voyages d'Etat-major », écrivait
Dreyfus à son cousin (/. Reinaeli., l, 195). Donc, la
date de cette lettre peut être placée, an pins tôt, an 18
(1) Rennes, III, 293.
(2) Henncii. III, 30o.
[Z) Rennes, III, 714.
(4) Pas par Reinach. Voir Cass. IH, 600.
- 89 -
juin (i). Et, à ce moment, Dreyfus ignorait encore s'il
irait ou non aux manoeuvres. On voit comme la circu-
laire du ly mai l'avait fixé, et ce que vaut le dilemme
si rigoureux de M. de Fonds-Lamothe !
Reinach nous résume ensuite la façon dont Dreyfus,
<( connaissant enfin l'objet précis de son inculpation »,
prit l'accusation « corps à corps » et en démontra
« l'absurdité ».
Nous préférons citer la fin de cette note adressée à
M® Démange, pendant le procès de 1894, au cours des
audiences, par Dreyfus, lorsqu'il n'avait aucun doute
sur l'objet précis de l'inculpation, puisqu'il avait subi
l'enquête d'Ormescheville, entendu la lecture de l'acte
d'accusation, assisté aux dépositions des témoins. Ses
arguments sont à peu près identiques à ceux que Rei-
nacli lui attribue le 29 octobre.
Comme on avait émis, au Conseil de guerre, l'idée
que le bordereau pouvait être d'août, Dreyfus allègue
qu'il n'est pas allé aux manœuvres d'automne, qu'il
n'est allé qu'à un voyage d'état-major en juin ; puis,
poursuivant :
« Maintenant, dit-il, examinons les documents :
» 1° Note sur le frein hydj'aiiliqiie. — On iia pu
» trouver aucun officier d'artillerie m'ayant communi-
» que des documents à cet effet.
» 2*^ JSote sur les troupes de couverture. — Le capi-
» taine BouUenger ose prétendre qu'il m'aurait donné
» une fois (souligné dans le texte), dans la rue, au mois
» de mai, un renseignement sur cette question, en
» m'apprenant que le lieu de débarquement d'une divi-
» sion de cavalerie était modifié.
» D'abord il ne m'a jamais dit cela : ensuite, il n'y a
(I) Car le 27 juin 1894 était un mercredi.
— 90 —
» pas là matière à une note sur les troupes de couver-
» ture. »
(Ce « d'abord » et cet « ensuite » nous paraissent
dignes des méditations du lecteur).
« Pendant toute Tannée 1894, sauf au mois de sep-
» temhre^ époque|à laquelle j'ai été chargé de surveiller
» l'impression [de documents relatifs à la couverture,
)) je n'ai jamais^rien eu entre les mains sur cette ques-
^) tion, ainsi qu'ilfappert du témoignage de M. le com-
» mandant Mercier-Milon. Ce dernier a reconnu en
» effet que je^ne m'étais jamais occupé d'aucune ques-
» tion confidentielle.
)) 3° Note sur une ^nodification aux Jormations de
)) V artillerie. — Je n'ai jamais connu ces modifications.
» On n'a pu trouver aucun officier du premier bureau
» m'en ayant parlé. Quant à la note qui a passé dans
» les bureaux du 15 au 20 juillet, y^ ne l'ai pas émargée.
» M. le commandant Mercier-Milon n''a pu affirmer
» que je l'aie connue.
» 4° ISote sur Madagascar. — Aucune preuve.
» 5" Projet du manuel de tir. — Je n'ai vu aucun of-
» fîcier supérieur, ainsi que le disait le rapporteur, ve-
» nant témoigner m'avoir parlé du manuel de tir du
» 14 mars 18^4 (ni le commandant Jeannel, ni le com-
» mandant d'Astorg. »
« Personne n'a pu témoigner m^avoir prêté ce ma-
» nuel. Cependant, si les officiers détenteurs en étaient
» responsables, si je l'avais demandé à qui que ce soit,
» la preuve aurait été faite péremptoire ; elle n'a pu
» être faite (i) ».
(1) Il est à remarquer que les trois lettres écrites par Dreyfus à son
défenseur et versées à l'enquête de la Cour de cassation, sont intitulées
« note », par leur auteur. Sans vouloir en tirer une conclusion quel-
conque, il est permis de faire remarquer que c'est la meilleure preuve
— 91 —
Résumons en deux mots cette défense : c'est le « pas
vu, pas pris ». Les arguments changeront quand chan-
gera la date attribuée au bordereau, et qu'on la repor-
tera de juin à septembre. Quand le commandant Jean-
nel viendra déposera Rennes (i), qu'il lui aprêté le ma-
nuel de tir, Dreyfus ne dira plus qu'il « n\i vu aucun
officier supérieur venir témoigner, etc. » ; il dira que
c'est le manuel de tir allemand et non le manuel /r^w-
çais qui lui a été prêté. En un mot, il ne nie rien : il se
place docilement dans l'hypothèse qu'on lui indique,
et il attend.
« Donc il est innocent », s'écrie l'historien.
« Mais du Paty est sourd à cette logique (2). »
L'officier de police judiciaire poursuit son interro-
gatoire, et renouvelle la question : « Reconnaissez-vous
la ressemblance de l'écriture .? » Et Dreyfus répond :
« Oui, il y a des ressemblances dans le détail, mais
» l'ensemble ne ressemble pas. » Toutefois, il concède
que cette ressemblance « a pu donner prise aux soup-
« çons », « comme s'il eût voulu, dit Reinach, chercher
» des excuses à ses chefs ! »
Il demande à être entendu par le ministre et fait cette
offre étrange d'aller n'importe où, pendant un an, sous
la surveillance de la police, tandis qu'on fera une en-
quête approfondie au ministère de la guerre. Le lende-
main, il insiste pour être mis en rapport avec le chef
de la Sûreté : « toute sa fortune, toute sa vie seront
» consacrées à débrouiller cette affaire (3). »
que cette expression de <■< note », répétée quatre fois clans le borde-
reau, était bien d'usage courant à TEtat-major.
(1) Rennes, II, 79.
(2) J. Reinach, I, 196.
(3) /. Reinach, I, 197.
4. Le Rapport du commandant du Patv de Clam.
Le rapport de l'officier de police judiciaire fut déposé
le 31 octobre. « Il chargeait Dreyfus, mais laissait au
» ministre le soin de juger quelle suite il convenait de
» donner à l'affaire. » Voilà comment le résume Rei-
nach et il ajoute :
« Cet exposé, de ton modéré, méthodique dans ses
» mensonges, qui n'était point destiné à devenir pu-
» blic (i), donne exactement la mesure où Mercier fut
y> trompé (2). »
(1) « Il a élé publié, pour la première fois, le 24 octobre 1898, dans
le rapport du conseiller Bard à la Cour de cassation », dit Reinach en
note. A ce sujet, le colonel du Paty, quand il a déposé devant la
Chambre criminelle, a fait la déclaration suivante : .< J'ai le regret de
» constater que, dans le compte rendu qui a été communiqué à la
» presse, ce rapport a été altéré dans son texte et dans sa date : dans
» son texte, en ce sens que (les phrases ont été rendues obscures, in-
« compréhensibles, ou odieuses... « {Cass. I, 439).
M. Ballot-Beaupré a publié, lui aussi, dans son rapport, des extraits
du rapport de l'officier judiciaire. Nous mettons en regard un même
passage, d'après M. Bard et d'après M. Ballot-Beaupré :
RAPPORT BARD
« Jusqu'où a été cette liaison ?
■>) Le capitaine Dreyfus déclare
» que s'étant aperçu que cette
» femme en voulait plus à sa
» bourse qu'à son cœur, il a rom-
» pu. A-t-il tout dit ? La bourse
» a-t-elle résisté aussi bien que,
i> d'après lui, le cœur ? En tous
» cas, il avoue des liaisons passa-
• gères. Dans un ménage ordonné
»> comme le ménage Dreyfus, un
(2) J. Reinach, \. 200.
RAP. BALLOT-BEAUPRÉ
)» Jusqu'où a été cette liaison?
» Le capitaine Dreyfus déclare...
» etc. )) (comme ci-contre, jus-
» qu'à : u Si ce troua existé »).
-93 -
Remarquons, en passant, que le commandant du
Paty, accusé par Zola d'avoir été « l'artisan diabolique
de l'erreur judiciaire », et représenté comme tel par
Reinach, a eu à donner deux fois son avis sur l'af-
faire : la première fois, quand on lui a montré le bor-
dereau et les pièces de comparaison, et // a conclu à la
nécessité d'une expertise légale ) la deuxième fois, après
son enquête, et il fait un rapport de « ton modéré »,
sans demander la mise en jugement^ en se bornant à
exposer les faits. Singulière façon de montrer son
a acharnement contre le juif! »
Reinach fait alors la critique du rapport paragraphe
par paragraphe (i).
« Deux experts sur cinq se sont prononcés contre
» l'attribution du bordereau à Dreyfus ; du Paty les dé-
» nonce comme suspects ». Or, le commandant du
Paty se borne, sur ce point, à rapporter ce que nous
avons raconté de MM. Gobert et Pelletier.
« Presque tous les faits sont dénaturés. » Par
« Si ce trou a existé à un mo-
)) ment donné, soit par le jeu,
» soit par les femmes, comnient
» le boucher ? On a pu se confier
» à une amie. Il s'en trouve une,
» ignorée également de la femme
» légitime. C'est une étran-
» gère, etc. »
» trou au budget ne saurait pas-
» ser inaperçu. Si ce trou a existé,
» comment la jeune femme vic-
>» lime aurait-elle pu l'ignorer?
» C'est une étrangère, le capi-
» taine Dreyfus l'a déclarée sus-
» pecte, il a même dit qu'elle re-
» cevait des espions, mais il a ré-
» tracté bien vite ses paroles. »
On voit que, dans le rapport Bard, l'officier de police judiciaire insi-
nue que « la jeune femme victime », c'est-à-dire M™^ Dreyfus, connais-
sait les trous au budget, leur cause, et s'employait elle-même à les
combler en faisant de l'espionnage.
Le président Lœw, à l'audition du colonel du Paty, dit que l'on n'a
pas communiqué de compte rendu à la presse, et parle des erreurs
inséparables d'une sténographie qui n'a eu à être revisée par per-
sonne.-
(1) J. Reinach, 200 à 204.
— 94 —
exemple, la dictée, l'attitude de Dreyfus au moment de
l'arrestation..; à propos des interrogatoires, le rapport
contient des « mensonges », dont le général Mercier
eut trouvé la preuve dans le dossier, a s'il Tavait ou-
vert », car ce dossier, dit Reinach, « était annexé au
rapport. »
Mais pourquoi Reinach, qui déclare avoir eu la copie
du dossier (i), ne nous l'ouvre-t-il pas lui-même pour
nous donner la preuve de ces mensonges ? Il est en
tous cas plaisant de venir affirmer que le ministre n'a
pas regardé le dossier. Qu'en sait Reinach ? Le général
Mercier lui aurait-il fait ses confidences }
L'historien continue par la citation d'un passage du
rapport :
« En défiance, il est toujours resté dans le vague :
y) lorsque je lui ai présenté des fragments d'écriture
» isolés, son premier soin a été de s'assurer s'il s'y trou-
.:»> vait des mots compromettants. »
Reinach nous dit qu'il avait la copie du dossier. Or,
cette citation est faite, non d'après la copie de l'original
qu'il dit avoir eue en sa possession, mais d'après la
•sténographie tronquée et truquée du rapport Bard !
Que signifie en effet cette phrase que rapporte Rei-
jiach ? Elle ne fait allusion à rien de précis et semble
simplement une perfide niaiserie. Le véritable texte,
que nous empruntons au rapport Ballot-Beaupré, que
Reinach aurait pu consuTter, est le suivant :
« Très en défiance, il est toujours resté dans le vague,
» quand je lui ai présenté des fragments d'écriture isolés.
(1) (( Je raconte ces interrogatoires d'après les copies des pièces ori-
» ginales du dossier de 1894; ces documents m'ont été commbniqués
» par le capitaine Dreyfus » [J. Reinach, I, 156, en note).
— 9D —
» Son premier soin était de regarder au verso pour
» s'assurer s'il s'y trouvait des mots compromettants,
» et comme je me servais d'épreuves photographiques
» dont le verso était en blanc, // refusait de ré~
» pondre (i). »
Nous sommes là en présence d'un fait précis et non
d'une insinuation vague.
« Les protestations d'innocence, poursuit Reinach,
» deviennent des manifestations emphatiques et dépla-
» cées ». C'était aussi l'avis de M. Cochefert, qui dit que
Dreyfus « protestait d'une façon très violente, produi-
» sant des efifets scéniques », ce qui lui a donné l'im-
» pression qu'il pouvait être coupable (2).
» Et l'antisémite accuse le juif de nourrir une haine
» violente contre les chrétiens : « Il me maudissait,
» appelait la malédiction de Dieu sur moi et les miens,
j) criait que sa race se vengerait sur la mienne ».
Nous ne voyons pas qu'il y ait de reproche à faire au
commandant du Paty pour avoir enregistré cette décla-
ration intéressante.
Reinach continue son analyse :
» Le résultat négatif des perquisitions, puis deS en-
» quêtes chez les marchands de papier est passé sous
» silence. »
La perquisition est mentionnée ; et le résultat en est
consigné, là oii il doit l'être, dans le rapport du com-
dant d'Ormescheville (3).
(1) Cas$., m, 14.
(2) Rennes, I, b84.
(3) « Il dit : « Prenez mes clefs, ouvrez tout chez moi, vous ne trouve-
rez rien. »
« La perquisition qui a été pratiquée à son domicile a amené, ou à
)) peu de choses près, le résultat indiqué par lui. » [Cass.f II, 80).
-96-
Les recherches au sujet du papier pelure avaient été
faites en dehors de l'officier de police judiciaire et fai-
saient l'objet d'un rapport de police annexé au dossier.
Faut-il rappeler, pour la troisième fois, que M. Ber-
tillon avait trouvé du papier pelure identique à celui
du bordereau ?
Puis une véritable perle :
« Pas un mot de Vimpression de For^^inetti que Drey-
« fus est innocent / » (i)
N'insistons pas.
« Recherches sur la vie privée de M. le capitaine
» Dreyfus ». « C'est le chef-d'œuvre de l'insinuation
» subtile, empoisonnée, d'un Basile délicat, expert en
« l'art des lentes gradations, presque insensibles. Fa-
» mille d'industriels alsaciens, « d'origine badoise, dit-
» on » — elle était de Rixheim (Haut-Rhin) », prétend
Reinach, qui en donne comme preuve que Rixheim
était, dès le commencement du xviii' siècle, un véri-
table ghetto.
Reinach cite une autre phrase du rapport :
« Le ménage dispose de vingt-cinq à trente mille
» francs de revenu ; il est ordonné et mène un train de
» vie apparent proportionné à ses ressources. »
« Tout un système est dans ce seul mot, dit Reinach,
» système que du Paty développe dans ses entretiens
» quotidiens. »
(1) Nous avons vu plus haut que c'était au général de Boisdeffre que
Forzinetti avait communiqué cette soi-disant impression.
Comment le commandant du Paty aui\iit-il pu la connaître ? Peu
importe, il aurait dû, Reinach nous l'affirme, la mentionner dans son
rapport. Pourquoi aussi n'a-t-il pas été demander l'impression de. Rei-
nach, qui avait eu, dès le premier jour, « l'intuition que l'accusé était
innocent? »
— 97 -
Q^aels entretiens quotidiens ?Et comment Reinach les
aurait-il connus ?
Le commandant du Paty raconte l'incident de la
sortie de l'hcole de guerre. Dreyfus, n'ayant pas ob-
tenu le rang qu'il espérait, garde un amer souvenir de
cette déception. « Et voilà, dit Reinach, l'image évo-
quée de Coriolan ». Puis il fait remarquer que le com-
mandant du Paty ajoute :
« Quoi qu'il en soit^ le capitaine Dreyfus obtint
» d'être employé comme stagiaire à TEtat-major de
» l'armée. »
Reinach souligne quoi qu'il en soit et obtint. Car
c'est « le germe d'un nouveau mensonge ».
« Dreyfus, dit-il, n'avait à solliciter aucune faveur.
» Aux termes de la loi, selon le jeu naturel, mécanique,
» de l'Ecole de guerre, les douze premiers sortants sont
» employés dans des fonctions de leurs grades, pen-
» dant deux ans, à l'Etat-major général ».
Encore faut-il être dans les douze premiers, et il ré-
sulte de la déposition du général Lebelin de Dionne à
Rennes (i), que Dreyfus réclama auprès de lui contre
une note que lui avait donnée un examinateur-: « le
» général me dit que j'entrerais tout de même à l'état-
» major de l'armée », confirma Dreyfus après cette dé-
position (2). Donc il réclama et obtint satisfaction.
On en arrive enfin aux relations extra-conjugales de
Dreyfus. Là, l'historien est un peu gêné. Quelques
pages plus haut (p. 185) il a parlé de « la vie si certai-
» nement ordonnée et régulière » de son client ; et il
est bien obligé de rapporter que Dreyfus avait fait la
(1) Rennes, II. r.'è.
(2) Rennes, 11,181.
- 98 -
connaissance d'une femme mariée, dont il recevait des
lettres. Puis, il a eu une autre amie, une étrangère.
« C'était, dit Reinach, une petite bourgeoise, une dame
» Déry, autrichienne, maîtresse d'un ancien officier,
» riche industriel, intelligente et instruite, mais ni
» jeune, ni jolie, ayant la charge d'un enfant ».
Et, en note, il signale la déposition du colonel Gen-
dron, d'après laquelle ce milieu était tout à fait équi-
voque.
Ici, point de commentaires. Notre auteur les rem-
place par de l'ironie, fine sans doute, mais que les
amateurs de chronologie trouveront peut-être un peu
forcée : « Voilà, s'écrie-t-il, ("oriolan chez Dalila! »
De même, dans une opérette d'Hervé, on voit Mo-
lière chez Henri H,
3. La trahison divulguée. La campagne de presse.
Le général Mercier « vit la précarité de ce réquisi-
toire ». D'après Reinach, il aurait bien voulu classer
l'affaire, mais, les indiscrétions continuant, il restait
perplexe : « Son indécision apparaît dans le texte de la
» note qu'il envoya à l'agence Havas. Il y convenait de
» l'arrestation provisoire d'un officier «.Cet officier était
» soupçonné d'avoir communiqué à des étrangers quel-
» ques documents peu importants, mais confiden-
» tiels... »
» Ainsi, non seulement Mercier réduisait l'affaire à
» de médiocres proportions, mais il marquait, par une
» dernière révolte d'honneur, que sa conviction défini-
» tive n'était pas faite, qu'un non lieu pouvait encore
» intervenir (i) ».
(1) J. Reinach, I, 203- — Il est évident qu'un non-lieu pouvait encore
— 99 —
Reinach voit bien des choses dans cette note com-
muniquée à la presse «pour ne pas laisser l'opinion
5'égarer », comme l'a dit le général Mercier à
Rennes (i). L'arrestation était provisoire, puisque le
gouverneur de Paris, qui seul avait qualité pour donner
l'ordre d'informer, ne l'avait pas encore fait. Fallait-il,
d'autre part, affoler l'opinion publique en lui annonçant
qu'une trahison des plus graves avait été commise, et,
•en même temps, certifier officiellement aux attachés mi-
litaires l'importance des renseignements qu'ils avaient
reçus ?
Tout cela, Reinach le sait comme nous, et il sait aussi
pandre ensemble la vérité et le mensonge. La nou-
» vclle vraie, qui sera confirmée, authentique la
» fausse (i) ». Et inversement, dirons-nous : la nouvelle
fausse qui sera démentie infirme la vraie.
La presse a en effet raconté mille choses inexactes ;
par qui lui ont-elles été souffllées ? Il suffit de réfléchir
une minute pour comprendre que ces inexactitudes ne
pouvaient profiter qu'à Dreyfus. Le charger de mille
crimes, annoncer qu'il dénonçait aux Allemands les of-
ficiers envoyés en mission, préciser qu'il a livré tels et
tels documents, publier ses aveux, de façon à pouvoir,
le jour du jugement (qu'on espérait public, qu'on a
voulu par mille moyens avoir public), profiter d'une
réaction, tel a été le plan suivi ; et la « grande habileté »
a consisté à faire lancer les fausses nouvelles par la
presse d'opposition qui attaquait et Dreyfus et le gou-
vernement. On dira ensuite que le ministre a cédé à
un chantage.
Pour Reinach, la question est bien simple : le Jésui-
tisme a fait son œuvre. Quelques considérations de
large envolée sur l'Evangile et sur l'Imitation, sur Vol-
taire et sur saint Vincent de Paul, une petite digression
sur la loi Falloux et sur la Libre Parole, nous dévoilent
le secret de l'histoire contemporaine.
Mais, quelque puissante que soit cette conception
historique, elle n'est pas spéciale à Reinach. Un autre
homme a vu clair, a regardé, a compris ; cet autre,
c'est... le Commandant Henry.
« Henr}', d'un obscur, mais sûr instinct, ne s'y est
» pas trompé : il a donné le nom de Dreyfus au journal
» des jésuites, à Drumont » (2).
Toutefois, la question est grave : « Il suffit de con-
(1) J. Reinach, I, 207.
(2) J. lieinach, I, 218.
— 102 —
» naître le vide du dossier pour redouter l'acquitte-
» ment... Et quel lendemain au verdict qui proclamera
» l'innocence de Dreyfus!... On n'aura pas affolé et
» énervé en vain ce peuple pendant tant de jours... il
» lui faudra le traître. Et si on le trouve ? Si le Dieu
» des Juifs l'emporte ? La sécurité d'Henry, le rêve des
» jésuites, tout s'effondre.
» Ainsi, rien de fait si Dreyfus n'est pas condamné.
» Comment emporter, arracher cette condamnation,
» salut d'Esterhazy et d'fienry, triomphe des jésuites et
» de Drumont ? » (i).
Voilà le problème posé. La solution est merveilleuse
de simplicité, mais Reinach ne livre pas à l'histoire le
nom de celui qui l'a trouvée; au lecteur de chercher.
Est-ce Henry ^ Ou Esterhazy ? ou bien Drumont .^ou en-
core le général des jésuites ? Peut-être le Pape ^
Qui sait ?
Toutefois une phrase insidieuse montre que Reinach
pencherait pour le P. du Lac.
Quoi qu'il en 8oit, voici la solution :
« Ou Mercier jettera son épée dans la balance, pipera
» les dés, trompera les juges, étouffera la défense dans
» l'ombre, sans qu'une seule lueur de vérité parvienne
» au dehors — ou Dreyfus sera acquitté (2} ».
Donc il faut « décider Mercier ».
Et alors s'organise une campagne de presse contre
le général Mercier, campagne qui cessera, — aie fait
est constant » — « dès que la constitution d'un dossier
secret à communiquer aux juges aura été consentie (3) »^
(1) J. Reinach, I, 234.
(2) J. Reinach, I, 234.
(3) J. Reinach, 1, 236.
— loo —
« Cet énorme chantage n'épargne que Boisdeftre,
» ami et pénitent du Père Du Lac (i) ».
Décidément c'est bien le Père Du Lac qui a trouvé la
solution.
Le lecteur est ainsi préparé au chapitre suivant qui
porte ce beau titre : « La capitulation de Mercier ».
(1) J. iîemac/i, 1,241.
CHAPITRE VI
LA CAPITULATION DE MERCIER
I. Les Rapports Pani^:{ardi.
« Pendant cette même quinzaine tumultueuse de no-
vembre »,ditReinach,<( plusieurs preuves de l'innocence
» de Dreyfus arrivèrent à Mercier (i) ».
Schwarzkoppen et Panizzardi furent, continue-t-il,
très « intrigués » par la nouvelle de l'arrestation de
Dreyfus; de plus,certains journaux le disaient aux gages
de l'Italie, d'autres aux gages de l'Allemagne: c'était à
n'y rien comprendre.
Aussi Panizzardi, « supposant que Dreyfus avait pu
être en relation directe avec le chef de l'Etat-major
italien » (bizarre supposition, on en conviendra), lui en-
voya immédiatement (i" novembre) le rapport sui-
vant :
« L'arrestation du capitaine Dreyfus a produit, ainsi qu'il était facile
de supposer, une grande émotion. Je m'empresse de vous assurer que
cet individu (2) n'a jamais rien eu à faire avec moi. Les journaux d'au-
(i) J. Reinach,ï, 242.
(2) Remarquons l'expression « cet individu. » On se rappelle que les
partisans de Dreyfus, pour démontrer que la pièce « Ce canaille de
D... » lui était inapplicable, ont soutenu énergiquement que des atta-
chés militaires, parlant entre eux d'un officier, même traître, ne l'au-
— io5 —
jourd'hni disent en général que Dreyfus avait des rapports avec l'Italie :
trois seulement disent, d'autre part, qu'il était aux gages de l'Allemagne.
Aucun journal ne fait allusion aux attachés militaires. Mon collègue
allemand nen mit rien, de même que moi.
» J'ignore si Dreyfus avait des relations avec le commandement de
l'Etat-major. »
En réponse à cette lettre, le général Marselli envoya à
Panizzardi la dépêche suivante :
« L'Etat-major italien et tous les services qui en relèvent n'ont ja-
mais eu de rapports directs ou indirects avec le capitaine Drey-
fus » (1).
D'après la phrase initiale du chapitre, il est clair que
ces deux documents sont parmi les « plusieurs preuves
de l'innocence » qui arrivèrent au général Mercier.
Une note en fin de page nous apprend qu'en réalité
ces deux pièces ne furent remises que le 5 janvie?' 189c
par le comte Tornielli, ambassadeur d'Italie, à M. Del-
cassé, ministre des affaires étrangères. Mais pourquoi
Reinach ne déclare-t-il pa.s expliciteine'-:t qu'en 1894 le
général Mercier n'en a pas eu connaissance ? Sim-
plement parce que, si on écarte ces deux « preuves »
fournies plus de quatre années après l'affaire, il n'en
restera plus qu'une, bien sujette à caution, la dépêche
du 2 novembre, dont nous allons parler dans un ins-
tant, et à laquelle Reinach se cramponne énergique-
ment, mais qui enfin, et malgré tout, ne peut à elle
seule constituer « plusieurs preuves. »
Nous n'insisterons pas sur ce rapport de Panizzardi
qui, dit M*" Mornard (2), a été confirmé le lendemain
par la fameuse dépêche du 2 novembre. Nous ferons
raient pas qualitié avec un tel mépris. Il est certain que l'expression
« cet individu », marque un degré de plus dans la considération.
(1) /. Reinach, I, 244. Voir Cassation, III, 588.
(2) Cass. III, 588.
— io6 —
seulement remarquer qu'en général les choses ne se pas-
sent pas ainsi : on télégraphie, puis on confirme par
lettre.
Mais d'ailleurs, comment se fait-il que la réponse té-
légraphique du général Marselli n'ait pas été connue dès
1894 ? Pourquoi n'a-t-elle pas été interceptée, comme
le sont toutes les dépêches chiffrées échangées entre
les agents des puissances étrangères (i), comme l'a été
la dépêche Panizzardi du 2 novembre ?
Enfin, ce rapport du i'''" novembre est singulièrement
étrange. Car Panizzardi y affirme à son chef que « son
collègue allemand nesait rien ». Or, il y a au dossier
secret deux rapports (pièces 57 et 58) c du même au
même » dans lesquels, « parlant de l'arrestation et
de la condamnation de Dreyfus (2), le colonel Paniz-
zardi a soin de dégager sa responsabilité personnelle :
il déclare que, si Dreyfus a trahi ce ne peut être qu'ait
profit de Schzoar:{k]ioppen ; il s'en rapporte d'ailleurs à
ce que dit à ce sujet le journal le Temps » (3).
Donc, Panizzardi, dans ces deux rapports, authen-
tiques ceux-là, s'attacherait à infirmer, en s'appuyantsur
des racontars de journaux, une dénégation qu'il aurait
recueillie dès la première heure, de la bouche de Schwarz-
koppen, et qu'il se serait empressé de transmettre dans le
(i) On lit dans Viaris [Art de déchiffrer les dépêches secrètes,
p. 97).
« Surveillance exercée sur les dépêches chiffrées :
)) Quelle que soit une dépêche chiffrée, par cela seul que les corres-
» pondants ne veulent pas être compris, la dépêclie devient suspecte,
» et les gouvernements, tout en autorisant sa transmission, exercent
» sur elle une certaine surveillance. C'est le plus souvent aux mi-
» nistres chargés de la sécurité nationale, affaires étrangères, guerre,
» intérieur, que l'administration des Télégraphes transmet copie de
» toute dépêche chiffrée, qu'elle provienne de l'étranger ou de l'inté-
)) rieur, ou même qu'elle transite seulement sur le territoire. »
(2) Donc ces rapports sont postérieurs au 22 décembre 1894.
(3) Cass. l; 366, (déposition du commandant Cuignet).
— 107 —
premier rapport ! Quelle invraisemblance criarde! (i),
Reinach raconte que « des communications ana-
)) logues, qui n'ont pas encore été publiées, furent
» échangées entre Schwarzkoppen et Berlin (2) ». Il ne
nous dit pas d'où il tient ce renseignement intéressant.
D'ailleurs l'Allemagne n'a pas, en cette circonstance^
donné à Reinach autant de satisfaction que l'Italie.
D'une part, en effet, elle n'a pas publié ces communi-
cations, et, d'autre part, Schwarzkoppen a encouru un
blâme sévère de notre historien : « Tattaché allemand
«eut le tort grave de ne point confier au comte de
» Munster ses relations avec Esterhazy (3). »
De pareilles confidences auraient en effet apporté à
la thèse de Reinach un renfort d'arguments qui n'eût
certes point été inutile.
2. La dépêche Pani7^:{ardi.
Nous arrivons alors à la dépêche du 2 novembre.
Elle constitue l'un des points importants de l'affaire
Dreyfus. C'est un de ceux que ses partisans laissent
le plus volontiers dans l'ombre ; c'est par 'conséquent
(1) Reinach dit dans une note (I, 244) : « à Rennes, Roget déposa
» que Panizzardi, à cette même date (2 novembre) avait adressé un rap-
)) port à l'ambassadeur d'Italie, où il aurait déclaré que « Dreyfus
B trahissait pour le compte de l'Allemagne. » Panizzardi télégraphia
)) aussitôt de Rome, 17 août : « ce rapport n'a jamais existé, cette dé-
3 claration n'a jamais existé))... Roget, sous ce démenti, se tut. »
Le général Roget, n'ayant pas le dossier secret sous les yeux quand
lia fait sa déclaration, a commis une erreur de date sur ces rapports;
mais la contradiction n'est que plus saisissante si ces rapports sont
postérieurs à la date de celui qu'on nous dit avoir été envoyé dès la
nouvelle de l'arrestation !
(2) J. Reinach, I, 244.
(3) J. Reinach, I, 24j.
— io8 —
aussi un de ceux qu'il est le plus intéressant de mettre
en lumière.
Nous traiterons donc la question avec quelque détail.
Le 2 novembre 1894, Panizzardi télégraphiait en
chiffres au chef d'Etat-major italien. C'est très vraisem-
blablement la première communication qu'il adressa à
son gouvernement, au sujet de l'Affaire.
La dépêche, interceptée par l'administration des
Postes et télégraphes, fut envoyée au ministère des
affaires étrangères, où l'on procéda au déchiffrement.
Reinach admet qu'une première ébauche fut adressée
au colonel Sandherr : « Un seul mot était considéré
» comme sûr : le nom de Dreyfus; le reste était hypo-
» thétique : « on a arrêté le capitaine Dreyfus, qui n'a
» pas eu de relations avec l'Allemagne » (i). Mais il
-ajoute en note :
» Sur le sens de cette première ébauche, tenue pour
» hypothétique, les dépositions de Delaroche-Vernet
» {Rennes, i, 52 et 56 ), et de Paléologue(i?^/z;2^s, i, 39
» et 60), sont absolmnent concordantes » (2).
Reportons-nous donc au compte-rendu du procès de
Rennes (Tome I). On y lit, à la page 52 :
Le président. — « Quel était le sens de la dépêche
» hypothétique première .''
))M. Delaroche-Vernet. — « On a arrêté le capitaine
» Dreyfus, qui n'a pas eu de relations avec l'Allemagne.,
w Je crois que c'était cela, mais je n'en suis pas autre-
)) ment sûr ».
A la page 56, W Labori pose nettement la question :
(1) J. Reinach, I, 246.
(2) M. Paléologue était le délégué du ministre des aiïaires étrangères
devant la Cour de cassation et devant le Conseil de guerre de
Rennes.
— log —
« Si j'ai bien entendu, M. Delaroche-Vernet a déclaré
» que, dans une ébauche de la dépèche du 2 novembre
V 1894, on avait trouvé; 1° relations avec TAllemagne,
» puis 2° capitaine Dreyfus. Il est bien entendu qu'il se
» dégage des souvenirs de M. Delaroche-Vernet, qui
» sont très nets sur ce point. -i^ (on vient en effet de le cons-
» tater!) « que, dans la première traduction, on avait
» trouvé : Le capitaine Dreyfus n'a pas eu de relations
» avec l'Allemagne. » Ou bien était-ce le contraire :
» Le capitaine Dreyfus a eu des relations avec TAlle-
» magne ? »
M. Delaroche-Vernet. — ((]ecrois tien me rappeler que
» c'était : « Dreyfus n'a. pas eu de relations avec l'Alle-
u magne. »
Voilà la déposition de M. Delaroche-Vernet. Reinach
dit qu'elle concorde avec celle de M. Paléologue, sur
le sens de la première ébauche. Mais, pour que .deux
dépositions concordent sur le sens à attribuer à une
dépêche chiffrée, il faut tout au moins qu'elles con-
cluent l'une et l'autre à un sens quelconque. Nous ve-
nons de voir que la déposition de M. Delaroche-Vernet
n'est guère concluante. Voyons donc celle de M. Paléo-
logue (p. 59).
Un membre du Conseil de guerre lui demande :
relailoni. »
Ainsi : « Je n'en suis pas sûr », « je crois bien me
rappeler », « c'est quelque chose dans le sens indiqué »,
« autant que je me rappelle». «je me rapelle vaguement »,
» telle est la conclusion commune des deux dépositions.
On voit que 1' <( absolue concordance » dont parle
Reinach existe surtout dans le vague dont paraissent
enveloppés les souvenirs des deux témoins et dans la
crainte qu'ils semblent avoir de se compromettre.
Ajoutons,- pour être véridiques, que M® Labori n'a
pas été le seul à féliciter M. Delaroche-Vernet de la
netteté de ses souvenirs ». M. Paléologue a cru de-
voir « admirer la précision de la mémoire » de son
collègue (i).
Formules diplomatiques, langage de la Carrière, sans
doute, qui ont ébloui Reinach... peut-être!
Mais voici que soudain, de ces nuageuses ébauches
sur lesquelles on a tant de mal à arracher quelques mots
aux deux diplomates, et qui se brouillent si étrange-
ment dans leurs mémoires, jaillit une traduction toute
nouvelle, et qui, nous rétablirons plus loin, est absolu-
ment incompatible avec ce que MM. Delaroche-Vernet
et Paléologue nous apprennent sur les premiers essais
de déchiffrement.
« Peu après, dit en effet Reinach, le service commu-
» niqua à Sandherr cette traduction :
» Si le capitaine Dreyfus n'a pas eu de relations avec
» vous, il conviendrait de charger l'ambassadeur de pu-
» blier un démenti officiel ; notre émissaire est pré-
« venu » .
« Le cryptographe affirme l'exactitude des deux pre-
(1) Rennes, I, 59.
— III —
» mières phrases ; il n'a de doute que pour la dernière.
» Des points d'interrogation tracés par lui sur l'ébauche
» appellent l'attention sur le caractère conjectural de
» ces derniers mots... (i).
«.. Le 7 novembre, ou au plus tard le lo, le sens du
» télégramme fut déterminé sans réserve par le service
» du chiffre, et le texte définitif en fut officiellement
» communiqué et remis à Sandherr : « Si le capitaine
» Dreyfus n'a pas eu de relations avec vous, il con-
» viendrait de charger l'ambassadeur de publier un dé-
» menti officiel afin d'éviter les commentaires de la
» presse » (2).
Telle a été, en effet, la dernière version officielle du
ministère des affaires étrangères.
Mais examinons d'abord la date de cette remise :
« Probablement le 7 novembre et sûrement pas plus
» tard que le 10 »,adit M. Paléologue à la Chambre
criminelle (3]. «Aux environs du 11 novembre », a-t-
il dit devant les Chambres réunies (4).
Reinach dit : « Delaroche-Vernet croit que ce fut seu-
» lement le 13 ; Paléologue maintient la date du 10...
» le fait, d'ailleurs, n'offre aucune importance (5) ».
Ne lui en déplaise, le fait a une très ^grosse impor-
tance.
D'abord, M. Delaroche-Vernet ne fixe pas de date,
contrairement à ce que dit Reinach. Il déclare simple-
ment qu'une contre-épreuve a été faite par le colonel
Sandherr : une information avait été donnée au colonel
Panizzardi, qui la télégraphia à Rome. Le déchiffrement
(1) J. Reinach, I, 246.
(2) Reinach, I, 249.
(3j Cass. I. 394.
(4) Cass. m. 309.
(5; J. Reinach, 1, 249 eu noie.
112 —
de ce télégramme visant des faits connus, fut plus fa-
cile et permit de vérifier le chiffre. Or, ce télégramme
est du 1} novembre (i) et M. Delarocho-Vernet affirme^
nettement cette fois, « que la contre-épreuve a été faite
» tien avant la remise de la traduction officielle, au
» cours même de ces ébauches et de ces épreuves » dont
il vient de parler. Le président, puis M*^ Démange in-
sistant : « C'est elle (la contre-épreuve) qui a servi
» à trouver la clef? » M. Delaroche-Vernet répond : « Je
» vous demande pardon : la contre-épreuve a servi dans
» les travaux : cela n'a été qu'un moyen acces-
» soire (2) ».
A la vérité, à Rennes, M. Paléologue penche pour la
date du 10. Mais, devant les Chambres réunies (le 29
mars 1899), il avait dit : « Au moment où l'on s'appli-
)) quait à déchiffrer le télégramme du 2 novembre, le
» colonel Sandherr eut l'idée, tant pour faciliter que
» pour contrôler ce travail, d'amener l'attaché militaire
)) B à expédier à X une dépêche » (3).
Il n'y a donc aucun doute pour M. Paléologue : la
contre-épreuve du 13, qui facilita le travail, fut faite
pendant le déchiffrement. Ce même jour, 29 mars 1899,
cependant, il place aux environs du iï la remise de la
traduction définitive! Le 20 janvier, devant la Chambre
criminelle, il avait indiqué le 7 novembre comme date
probable^ et « sûrement pas plus tard que le 10 ». A
» Rennes, le 12 août, il ne sait plus très bien ; mais en
revanche, le 14 août, il affirme que la contre-épreuve
a donné la certitude que le texte était strictement tra-
duit, que le contrôle était « formel, absolu ! » (4).
On voit la concordance des dépositions de M. Paléo-
(1) C.a%%. III, olO.
(2) Hennés, l, 5^.
(3) Cass. III, 510.
(4) Rennes, I, 161.
— ii3 —
logue, non plus avec celles de M. Delaroche-Vernet,
mais entre elles-mêmes !
Ce qui ressort de cette discussion, c'est qu'une pre-
mière version a été donnée au ministère de la guerre
dans les premiers jours de novembre, et qu'une autre a
été envoyée bien après le 13.
Mais quelle était cette première version ? Etait-ce
celle qu'indique M. Paléologue et à laquelle, naturelle-
ment, se rallie notre auteur ?
« 5/ le capitaine Dreyfus n'a pas eu de relations avec
» vous, il conviendrait de charger V ambassadeur de pu-
)■» blier un démenti officiel ; notre émissaire est pré-
» venu. »
Or, le général Mercier (i) dit que la première ver-
sion sembait indiquer bien nettement la culpabilité de
Dreyfus.
Le général de Boisdeffre (2) dépose qu'en lui appor-
tant la première version, le colonel Sandherr lui dit:
« Eh bien ! mon général, voilà une preuve de plus de la
» culpabilité de Dreyfus ». Et Reinach fait remarquer,
très justement, que les mots « émissaire prévenu » ne
pouvaient constituer une preuve de culpabilité. Donc il
y avait autre chose dans cette première version.
M. Delaroche-Vernet a servi « d'age'nt de transmis-
» sion entre le ministère des affaires étrangères et le
)) ministère de la guerre, au moment où on se livrait à
» des études sur le télégramme chiffré ». S'il a commu-
niqué au colonel Sandherr deux versions presque iden-
tiques, ne différant que par les trois derniers mots, il a
dû en être frappé ; sur ce point spécial, il est impossible
qu'il ne nous éclaire pas.
M® Labori lui demande en conséquence, et la ques-
tion est bien nette :
(1) Rennes, I, 94.
(2) Cass. I, 556.
— 114 —
« X'est-il pas certain, — et s'il en était autrement, je
» demanderais au Conseil de vouloir bien faire appeler
» M. Paléologue — qu'il n'y a eu que deux versions
» écrites transmises au ministère de la guerre par le mi-
» nistère des affaires étrangères ? »
M. Delaroche-Veriiet , — « Vonle^-vous parler d'une
)) version antérieure au texte définitif? »
M^ Lahori. — « Je veux dire : n'y a-t-il pas eu une
^) première version écrite, qui portait le texte définitif,
» moins les derniers mots et dans laquelle l'erreur por-
» tait sur cette phrase : émissaire prévenu, au lieu de
ï> pour éviter les commentaires de la presse? Si j'ai bien
» compris les explications qui ont été données, deux
» versions écrites seulement ont été adressées au minis-
» tère de la guerre parle ministère des affaires étran-
» gères. L'une portait : Si vous n'ave^ pas eu de rela-
» tious, prière de démentir ; émissaire prévenu. L'autre
» portait : Si vous n ave^ pas eu de relations, prière de
» démentir pour éviter les commentaires de la presse.
» M. Delaroche-Vernet est-il encore d'accord avec moi
» sur ce point, et peut-il dire s'il n y avait pas eu une
» autre communication écrite ou non ? »
3f. Delaroche-Vernet. — « Je n'en sais rien » (i).
On fait alors venir M. Paléologue, qui, le 9 janvier et
le 29 mars 1899, a affirmé qu'on avait remis la première
version au colonel Sandherr. Il s'exprime ainsi :
« Le Conseil a vu les deux ébauches, c'est-à-dire les
» deux brouillons sur lesquels le travail a été fait.
» En raison des relations intimes qui existaient entre
» le ministère des affaires étrangères et le colonel San-
» dherr, ces brouillons ont été communiqués, de telle
» façon que le colonel put suivre le travail de déchiffre-
(1) ./. Reimes, I, o7.
1 ID
;) ment, et M. Delaroche-\'ernet dit une chose très juste
» en soutenant que le colonel a été tenu au courant. Mais
» sa mémoire ne lui permet pas de se rappeler très exac-
)) tement si ce premier texte a été remis. Nous avons
>^ d'autres renseignements que ceux de M. Delaroche-
)) Vernct,que nous avons eusdu chef du bureau du chiffre,
w Lorsque j'ai apporté devant la Cour de cassation et de-
» vant le Conseil les déclarations que l'^n sait, /^/ ^5-
)) sayé de réunir les souvenirs de tous ceux qui avaient
)» collaboré à ce travail. Sur cette partie de la question^ à
» savoir si les deux textes ont été remis in manu pro-
» pria au colonel Sandherr, il y a un peu de flottement.
» Il n'y a rien d'étonnant à cela, à près de cinq ans de
» date, on ne peut se rappeler exactement un acte qui n'a
» pas été une remise officielle de pièces, ni enregistrée,
y) ni régulièrement faite ; mais il y a un point qui est cer-
» tain. C'est qu'une seule version a été communiquée
» au sens officiel » (i).
De cette filandreuse explication il résulte que M. Pa-
léologue, pas plus que M. Delaroche-Vernet, ne peut
se prononcer sur la remise de cette soi-disant première
version. A la Cour de cassation, il avait, à plusieurs
reprises, affirmé que le colonel vSandherr avait reçu
comme première version un texte presqu'identique à la
deuxième version. A Rennes, il a été obligé de se con-
former à l'attitude de M. Delaroche-Vernet, qui refusait
de se prononcer, qui ne « savait rien », on pourrait
presque dire « qui ne voulait rien savoir ».
D'autre part, il est constant que, dans une versio7i
remise au colonel Sandherr, on parlait de V arrestation
de Dreyfus et de V Allemagne.
C'est cette version qui a toujours été tenue pour la
vraie au ministère de la guerre, l'autre, si différente,
(1) Rennes, I, o7.
— ii6 —
venant si longtemps après la première, paraissant des
plus suspectes (i).
Qu'est devenue cette première version ? C'est ce qu'il
nous reste à expliquer.
Elle fut d'abord conservée au ministère de la guerre
par le colonel Sandherr, qui en fit prendre copie (2). 11
n'est pas douteux qu'il a existé au ministère de la
guerre un dossier de ces télégrammes, puisque le colo-
nel du Paty, dans sa déposition par commission roga-
toire, à Rennes, a dit : « Au commencement de dé-
)) cembre, Sandherr m'a montré : 1° un télégramme
» chiffré : 2° deux versions de ce télégramme (3) ».
Mais le dossier des télégrammes a disparu ensuite (4).
(1) « Comment l'air : Au Clair de la Lune, a-t-il pu se trouver changé
» en l'air : J'ai du hontabacl » s'écria le colonel Sandherr en recevant
la deuxième traduction (article de M. André Gaucher dans la
Libre Parole du 2 décembre 1903).
(2) (Par Henryl, spécifie Reinach entre parenthèses (p. 248). On verra
combien cette allégation est ridicule.
(3) ficnnes, III, oll.
(4) Hennés, II, 228 (note du colonel du Paty remise au général Cha-
moiu par le général Mercier). — Comment ce dossier a-t-il disparu,
étant donné qu'il contenait une pièce accusatrice contre Dreyfus ?
Pièce fausse, ditReinach; mais que pouvait importer aux « faussaires de
l'Ktat-major » ? Au contraire, elle n'en devait être que plus précieuse à
leurs yeux. — Aussi, quand Reinach accuse le colonel Sandherr
d'avoir détruit cette première version, non seulement il calomnie un
mort, mais encore il donne une explication absurde de la disparition
de cette pièce.
On ne peut faire que des hypothèses à ce sujet. Rappelons cepen-
dant que Picquartapris le service des renseignements le 1«^' juillet 1895,
et, peu après, M. Delaroche-Vernet lui remettait une pièce relative à
des relations de Dreyfus avec l'état-major italien; c'est la pièce dite du
G. C. C. {Hennés, l. 53), Picquart « n'en a rien fait du tout », ainsi
d'ailleurs qu'il en avait témoigné l'intention à M. Delaroche-Vernet lors
de la remise de la pièce et dans des conversations ultérieures {Rennes,
I, 53). — « Personne n'en a eu connaissance (de la pièce) au ministère
» de la guerre, aucun officier du service des renseignements n'en a
» entendu parler. Elle n'existe pas au dossier du C. C. C. », a dit le gé-
néral Roget lors de sa déposition {Rennes, I, 299). « Personne n'en a
II? —
Lorsqu'en 1898, le général Billot voulut faire recons-
tituer le dossier complet des pièces relatives à Dre3'fus,
le général Gonse se rappela la dépêche Panizzardi et la
demanda au colonel Henry. Celui-ci dit ne plus l'avoir.
La pièce fut alors reconstituée d'après les souvenirs du
colonel du Paty de Clam. Mais pour avoir un document
authentique, le général Gonse envoya le colonel Henry
demandera M. Paléologue copie de la pièce conservée
aux affaires étrangères (i). M. Paléologue refusa d'en
donner une copie, parce que, disait-il, l'écriture d'un
agent des affaires étrangères conférerait à cette copie une
apparence d'authenticité. Il engagea à en faire faire la
demande officielle par le ministre de la guerre. M. Pa-
léologue ajoute qu'il récita la pièce de mémoire au co-
lonel Henry qui aurait écrit sous sa dictée la version
n'' 2 (2).
Les souvenirs de M. Paléologue ont dû le tromper, car
le colonel Henry ne communiqua pas cette dictée au
général Gonse. C'était pour ne pas faire connaître une
pièce favorable à Dreyfus, dira-t-on. Pourquoi alors
insista-t-il auprès du général Gonse pour qu'on de-
mandât le document officiellement ? (3)
Le général Billot en parla à M. Hanotaux, qui refusa
très catégoriquement. On s'adressa alors au sous-secré-
taire d'Etat des Postes et Télégraphes, qui déclara qu'il
était impossible de donner satisfaction à la demande, la
date de la dépêche étant trop ancienne, et l'original
ayant été détruit, conformément aux règlements,
au bout d'un certain temps (4).
» entendu parler », a répété le général lors de sa confrontation avec
Picquart (Rennes , I, 480), et Picquart n'a rien répondu.
(1) Cass. I, 362.
(2) Cass. I, 391.
(3) Cass. I, o63.
(4) Cass. I, 562.
— II» —
On inséra donc au dossier secret, sous le numéro 44,
la dépêche Panizzardi traduite suivant la première ver-
sion remise au colonel Sandherr, et reconstituée parle
colonel du Paty.
«. Arrestato capitano Dreyfus ; ministro délia giierra
ha aviito rela:{ioni offerte destinate Germania ; causa
istrutta con ogni riserva ; rimane pervenire emissa-
rio. »
(« Capitaine Dreyfus arrêté ; ministère de la guerre
a eu rapports (sur les) offres destinées (à l'jAllemagne ;
cause instruite avec la plus grande discrétion ; reste (à)
prévenir l'émissaire. »)
Devant la Cour de cassation, M. Paléolgue vint, au
nom du ministre des affaires étrangères, soutenir l'au-
thenticité de la version n° 2.
Il est nécessaire ici d'entrer dans quelques détails au
sujet du procédé employé par Panizzardi pour corres-
pondre en chiffres avec son chef d'Etat-major.
Il faisait usage d'un dictionnaire chiffré qui est cou-
rant en Italie. Ce dictionnaire appelé le Baravelli,
est divisé en quatre tableaux.
Tableau I. — Voyelles et signes de ponctuation (i), dix
termes, numérotés de o à 9.
Exemple : e = i.
, Tableau II. — Consonnes et désinences (2) dix groupes,
de dix termes. — Chaque groupe est numéroté de o à
9, et dans chaque groupe, chaque terme est numéroté
de o à 9.
(i) Parmi les termes de ce tableau figure aussi l'adverbe non (ne
pas).
(2) Parmi les termes de ce tableau figurent la lettre y et des temps
de verbes auxiliaires, tels que abhiamo, avuto, etc.
— 119 —
Un terme de ce tableau est donc représenté par deux
chiffres, dont le premier est le numéro du groupe,
l'autre le numéro du terme dans ledit groupe.
Exemple : avuto=' 08 (terme n° 8 du groupe o).
Tableau III. — Syllabes, 10 pages, numérotées de
o à 9, et dans chaque page, 100 termes numérotés
00, 01,... à 99.
Un terme de ce tableau est représenté par trois
chiffres, dont le premier est le numéro de la page, les
deux autres étant le numéro du terme dans la dite
page (i).
Exemple : fus =306 (terme n*^ 06 de la page 3).
Tableau IV. — Dictionnaire proprement ditf
100 pages numérotées 00,01... 99. Dans chaque page,
100 mots numérotés 00, 01. ..99.
Un mot est désigné par quatre chiffres dont les deux
premiers désignent la page, et les deux derniers le nu-
méro du mot dans la dite page.
Exemple : arrestato = 061 1.
Ceci posé, on comprend aisément comment on peut
chiffrer, en clair, un texte quelconque. Il suffit de cher-
cher pour chaque terme du texte son équivalent en
chiffres dans le tableau convejiable.
Mais un texte chiffré de la sorte, en clair, peut être
immédiatement traduit par quiconque a le dictionnaire
entre les mains.
Les correspondants conviennent donc de numéroter,
d'une façon connue d'eux seuls, les signes dans le ta-
(t) Ces tableaux I, II, III, sont ceux qu'il faut employer pour chif-
frer les noms propres qui n'existent pas dans le tableau IV. — On
décompose ces noms en plusieurs éléments qu'on chiffre séparément,
à l'aide de ces tableaux I, II, III. Exemple : Dreyfus est décomposé en
Dr-e-y-fus, et se chiffre 227-1-98-306.
— I 20 —
bleau I, les groupes dans le tableau II, les pages dans
les tableaux III et IV.
Cette convention constitue le chiffre ou la clej.
Lorsqu'on ne connaît pas la clef, on ne peut procé-
der au déchiffrement que par tâtonnements. Mais on
voit déjà que les premières indications sont fournies
par le nombre des chiffres compris dans chaque groupe
chiffré : suivant que ce groupe comprend i, 2, 3 ou
4 chiffres, le terme qu'il représente se trouve dans le
tableau I, II, III ou IV.
Prenons donc les textes officiels des deux versions de
la Guerre et des Affaires étrangères, textes qui ont été
donnés, soit au procès de Rennes, soit à la Cour de
cassation, et chiffrons-les, en clair (c'est-à-dire sans
faire usage de la clef), avec le Baravelli.
Nous obtenons les deux textes chiffrés suivants :
; — 1
Première version [Guerre)
1
0611
Arrestato
2
1336
capitano
227
Dr
4
I
e
5
98
)■
6
306
fus
7
5558
ministre
délia
guerra
8
ha
Si
08
avuto
10
7588
relazioni
11
6015
offerte
12
2516
destinate
13
5867
Germania
14
1443
causa
15
4907
islrutla
16
7918
con ogni
riserva
17
7806
rimane
18
6991
prevenire
19
3065
emissario
121
■■ --^—
Deuxième version {Affaires ÉtranQères)
1
2
3
4
5
6
91?
N"
d'ordre
74
Se
1336
capitano
227
Dr
I
e
98
y
306
fus
1
8
9
lO
_ 11
6
31
08
7588
2215
non
ha
avuto
relazioni
Costa
12
2116
sarebbe
conveniente
13
4367
incaricare
14
0343
ambasciatore
15
8607
smentire
16
n
18
19
9-.1S
3306
1791
8865
ufficialniente
evitare
commentari
staïupa
La simple inspection de ces deux textes chiffrés
montre :
1° Qu'ils comprennent le même nombre de groupes
chiffrés (abstraction faite, pour la version n'' 2, du nu-
méro d'ordre, sur lequel nous reviendrons).
2° Que ces groupes chiffrés, comparés un à un, ne
diffèrent entre eux que par leurs deux chiffres initiaux,
sauf pour les premiers et septièmes groupes, qui ne
présentent pas le même nombre de chiffres et que nous
examinerons séparément (i).
Il est donc matériellement certain que l'une des deux
versions est un faux, et l'on voit que ce faux a consisté,
pour chaque groupe de quatre chiffres, à altérer les
(1) Sauf aussi, bien entendu, pour les groupes correspondant aux
mots capitaine Dreyfus, ha, aruto, qui sont communs aux deux ver-
sions. — Ces groupes sont donc les mêmes dans les deux textes
chiffrés.
122
deux premiers chiffres, ce qui change la page où l'on
doit chercher la traduction du groupe, et par suite le
sens de la dépêche.
Mais quelle est celle des deux versions qui est un
faux ?
C'est ce qui va ressortir de l'étude des groupes i et 7.
I. Groupe i.
Personne ne conteste, comme nous l'avons vu (ij^
qu'une première traduction, ou ébauche de traduction,
ait donné, comme premier mot, le mot arrestato. Il en
résulte que le premier groupe du texte chiffré original
doit forcément se terminer par 11, puisque le mot ar-
restato est le II** mot de la page 6 du Baravelli, et que
la clef ne porte que sur les deux premiers chiffres, les
chiffres de la page, comme nous l'avons indiqué. Tandis
que le premier mot de la deuxième traduction étant 5^,
le groupe de chiffres y relatif doit forcément se ter-
miner par 4, puisque le mot se est le 4^ mot du
7® groupe du tableau II, et que la clef ne porte que sur
le premier chiffre, qui marque le groupe.
Il est donc absolument impossible que, ayant trouvé
une première traduction commençant par arrestato, on
trouve ensuite une version commençant par se, sans
avoir altéré les chiffres composant la dépêche originale.
Voilà donc une première preuve qui permet de dire
que la version n" 2 est un faux.
A la vérité, Reinach dit (2) que la dépêche commen-
çait par le groupe 913, qui, à l'origine, aurait été tra-
duit par arrestatOj et aurait ensuite été reconnu pour
un numéro d'ordre.
Phénoménale bévue! car le mot arrestato ne peut
(1) Reinach lui-même l'admet (p. 246).
(2) J. Reinach, I, 246, en note.
— 123 —
en tons cas se chiffrer que par un groupe de quatre
chiffres.
La véritable explication donnée par les Affaires
étrangères est la suivante :
On aurait commencé par chercher à traduire le nu-
méro d'ordre pour lequel on aurait donné eu clair la
valeur 013, qui correspond à la syllabe arr; et le
deuxième groupe de chiffres, au lieu de se traduire en
clair par "j 4 (chiffre auquel on serait arrivé en dernier
lieu) se serait traduit par 84, correspondant à la dési-
nence 5/<:7/o. La dépêche aurait donc commencé par arr
stato, que l'on aurait supposé vouloir dire arrcstato.
L'impossibilité signalée plus haut, au sujet de l'antino-
mie des traductions successives du début d'une même
dépêche par arr est ato et par se, disparaîtrait ainsi.
Il est à peine besoin de souligner les invraisem-
blances de cette explication :
1° Si les dépêches échangées entre Panizzardi et son
Etat-major portaient réellement un numéro d'ordre, il
est extraordinaire qu'on ne s'en soit aperçu qu'à la
913® dépêche! On avait certainement dû le reconnaître
depuis longtemps, et, par suite, il est, en cette hypo-
thèse, impossible qu'on ait essayé de traduire le pre-
mier groupe de chiffres (i).
2° Il est non moins extraordinaire que des déchif-
freurs professionnels, habitués à manier le Baravelliy
aient conçu un selil' instant l'idée qu'un mot tel c\}i'ar-
;vs/^/(9, existant dans le dictionnaire, et chiffré norma-
lement par quatre chiffres, ait pu être décomposé en
plusieurs éléments.
(1) Il y avait d'ailleurs un moyen bien simple de prouver l'existence
de ce numéro d'ordre : c'était de produire d'autres dépêches de même
provenance, antérieures k la dépêche du 2 novembre, et de montrer
qu'elles portaient un numérotage. — On ne l'a pas fait, et pour
cause.
— 124 —
3° Enfin cette décomposition en éléments ne donne
même pas le mot que Ton veut obtenir puisqu'elle
donne!* ^rr stato et non arrestato.
La nécessité d'une altération des chiffres, en vue
d'arriver à la version n° 2, loin de disparaître, se trouve
au contraire confirmée par cette prétendue réfutation.
Il est clair que le numéro d'ordre a été introduit pour
les besoins de la cause, afin de permettre le passage
d'une version à l'autre.
II. Groupe 7.
Il y a d'ailleurs une autre incompatibilité entre les
deux versions, puisque, dans la première, le 7® groupe
comprend quatre chiffres (3558) et que, dans la
deuxième, le groupe correspondant n'en comprend
qu'un (6). C'est la preuve manifeste qu'une des deux
versions a été falsifiée.
Mais, tout d'abord, reportons-nous aux dépositions
« si concordantes », comme dit Reinach, de MM. Dela-
roche-Vernet et Paléologue. Nous sommes déjà parve-
nus à extraire, du vague des souvenirs des représen-
tants des Affaires étrangères, la preuve que, dans une
première version remise au colonel Sandherr, on par-
lait de l'arrestation de Dreyfus et de TAllemagne. Il y a
encore un point à noter, sur lequels tous deux sont
également d'accord. Lorsqu'on leur démande, à Rennes
si, dans les premières ébauches, il était dit que Dreyfus
avait eu ou n'avait pas eu de relations avec l'Alle-
magne, ils croient bien se rappeler qu'il était dit qu'il
n'avait pas eu de relations. Mais ce qu'il est intéressant
de remarquer, c'est que ces deux diplomates, spontané-
ment, présentent toujours la phrase oii il est question
de relations de Dreyfus avec l'Allemagne sous la même
forme incidente :
— I2D —
« On a arrêté le capitaine Dreyfus qui n'a pas eu de
relations...», dit M. Delaroche-Vernet {Rennes, l, 52).
«...capitano Dreyfus che non ha avuto relazioni...»,
dit M. Paléologue [Rennes, I, 59).
Ainsi, des flottements de mémoire et des réserves di-
plomatiques de MM. Delaroche-Vernet et Paléologue^
nous extrayons encore un nouveau et précieux rensei-
gnement : c'est que certaines ébauches de traduction
ont présenté cette expression che non (i).
Mais ces mots correspondent précisément au groupe
qui nous intéresse (le septième) puisqu'ils viennent
après le mot Dreyfus, — et ces deux mots che non se
chiffrent, dans le Baravelli, par un seul groupe, qui est
de qii at 7' e chiïïr es [en clair, 5838).
Les dépositions des représentants des Affaires étran-
gères eux-mêmes, tendent donc à établir que le texte
chiffré original présente un septième groupe composé
de quatre chiffres, et non d'un seul. Ce groupe de
chiffres se termine par ^8 comme dans la version n° i .
Et ces deux circonstances viennent encore authenti-
quer la version n° i et apporter une deuxième preuve
de la fausseté de la version n° 2.
On peut objecter que jamais on n'a signalé cette
anomalie si frappante entre les septièmes groupes des
deux versions, composés, l'un de ^z^^/r^ chiffres, l'autre
de un chiffre.
Mais c'est sans doute que cette anomalie, jugée trop
forte, a été masquée avec soin. Matériellement, elle
peut ne pas exister.
Il est en effet fort possible que le texte chiffré des
Affaires étrangères présente, lui aussi, un septième
groupe composé de quatre chiffres et figuré, en clair,
(1) C'est d'ailleurs la version que donne aussi Reinach : i Arrestato
capitano Dreyfus che non ha avuto relazioni... » [J. Reinach, I, 246, en
note).
126 —
par 5858. Ceci s'expliquerait très bien, car, dans le
BaravelU, le 38^ mot de la page 58 est le début d'une
série de locutions se rapportant à la négation non [che
non^ di non, etc.), et figurés ainsi :
5«
39
[non) che non
di non
. etc.
Il est vraisemblable, dès lors, que, afin d'avoir ce
mot 7/0/7, qui était nécessaire pour obtenir le sens que
l'on voulait donner à la dépèche, on n'ait pas eu re-
cours à la falsification trop visible (i) qui consistait à
remplacer un groupe de quatre chiffres par un groupe
de //// seul chiff're. On aura simplement, comme pour
les autres groupes, changé les deux premiers chiff'res.
Cette modification donnait au groupe en question une
signification qui est en réalité che non., mais qu'on
aura pu prendre pour non, trompé qu'on était par le
mot non placé entre parenthèses en face de ce groupe,
— ou comptant qu'on n'y regarderait pas de si près.
Mais alors, la version donnée par les Affaires étran-
gères n'a plus de sens; car, correctement traduite, elle
devient la suivante :
« Si le capitaine Dreyfus qui na pas eu de relations
» avec vous, là-bas ( — ??), il conviendrait de charger
(1) Il est certain, en effet, que le colonel Sandherr qui « a élé tenu
au courant des diverses phases par lesquelles a passé » le déchiffre-
menl. {Rennes, I, 52, 56), qui était « en relations personnelles et fort
bonnes avec le Cabinet du ministre des atlaires étrangères » {Ibid., I,
56), avait vu, au mornent des premiers estais de traduction, le texte
chiffré original. Il était plus que difficile de lui, mettre sous les yeux,
eu lui présentant la version que l'on donna comme définitive, un texte
chiffré trop différent, en apparence^ du texte original, sans risquer
d'éveiller ses soupçons Nous avons vu plus haut, d'ailleurs, que, mal-
gré cette précaution, l'étonnement du colonel Sandherr, au reçu de la
version n» 2, fut très vif.
— 127 —
» l'ambassadeur de publier un démenti officiel, pour
» éviter les commentaires de la presse. »
Ainsi : — Ou le septième groupe du texte chiffré des
Affaires étrangères n'a qu'un chiffre, et alors c'est la
preuve indéniable que ce texte est une falsification du
texte original, puisque tous les essais de traduction de
ce groupe ont toujours donné un terme du tableau IV,
c'est-à-dire un terme qui se chiffre par quatre chiffres ;
Ou ce groupe a quatj'e chiffres, et alors la traduction
présentée par les Affaires étrangères n'a plus de sens.
Elle est inadmissible, et prouve encore que le texte
chiffré dont elle dérive est falsifié.
On voit que toute la réserve diplomatique de
MM. Delaroche-Vernet et Paléologue n'aboutit qu'à
taire enfermer leur département dans ce fâcheux di-
lemne.
Il en résulte, avec une certitude absolue^ que seule la
version n° i, celle du ministère de la Guerre, est accep-
table.
La version n° 2 ne peut être qu'un faux.
C'est ce qu'a déclaré le commandant Guignât devant
la Gour de cassation.
On lui objecte un procès-verbal du 27 avril 1899,
ainsi conçu :
« Les soussignés, MM. le général Ghamoin et le com-
» mandant Guignet, délégués du ministre de la guerre,
« d'une part, et M. Paléologue, secrétaire d'ambassade,
» délégué du ministre des affaires étrangères, d^autre
» part, se sont réunis le 27 avril 1899 dans le Gabinet
» de M. le premier président, à l'effet de procéder au
» déchiffrement du décalque du télégramme du 2 no-
» vembre 1894, tel q_u'il a été remis a M. le président
» de la Gour de cassation par l'administration des
» POSTES ET TÉLÉGRAPHES avec Ics explications contenues
— 128 —
» dans la lettre du chef de Cabinet, sous-secrétaire
» d'Etat de cette administration, en date du 22 avril 1899.
» La traduction opérée de concert par les trois délé-
» gués précités, a fait ressortir la version suivante :
» [Suit la vet'sion n° 2 ou version des Affaires étran-
1) gères) (i) ».
Ce procès-verbal prouve simplement que le chiffre
est bon et qu'appliqué au décalque en question, il donne
la version n° 2.
Reste à savoir ce que vaut ce décalque.
M. Ballot-Beaupré dit, dans son rapport :
« Le 2 novembre 1894, à 5 h. 4 m. du soir..., une dé-
» pêche chiffrée remise au bureau de la rue Montaigne
» était adressée à son gouvernement par un agent
» étranger. Le décalque en fut pris à l'administration
» des Télégraphes sur papier pelure, donnant la repro-
» duction complète de l'original, lequel fut renvoyé au
» bureau expéditeur, ;^(9z/r ^^r^. Vannée suivante^ livré
» à la Direction des domaines et détruit ^conformément
» aux règlements » (2).
(1) Casi., III, 90 et 91. ^
(2) Ca?,?,., III, 90. Que penser alors de cette phrase de M. Paléologue
dans sa déposition devant les Chambres réunies : « Le général Gonse
» a déclaré devant la Chambre criminelle qu'il s'était vainement
» adressé au sous-secrétaire d'Etat des Postes et Télégraphes pour
» obtenir le télégramme en question... au mois de mai 1898... M. Del-
» peuch aurait, à cette époque, répondu au général Gonse que l'admi-
» nistration télégraphique ne gardait pas aussi longtemps les originaux
» qui lui étaient confiés... Je ne parvieiis pas à m'expliquer la réponse
» qu'il affirme lui avoir été faite. L'administration télégraphique conserve
» en effet indéfiniment les télégrammes officiels. Pour obtenir une copie
» du télégramme du 2 novembre 1894, le ministère des Affaires étran-
>> gères n'a eu qu'à s'adresser, dans les formes régulières, au sous-
» secrétariat d'Etat des Postes et Télégraphes. La pièce a été retrouvée
» et envoyée le jour même où elle a été demandée, 24 février 1899. La
» voici... » {Cass., III, 511).
— 129 —
« Ce décalque a été remis à la Cour... il est au dos-
» sier ».
Rappelons, que, d'après le procès-verbal cité plus
haut, ce décalque a été remis « à M. le premier Prési-
» dent de la Cour de cassation par V Administration
» des Postes et Télégraphes » .
Il en résulterait donc, suivant M. Ballot-Beaupré,
que le décalque pris en 1894 a été conservé jusqu'en
1899 par V Administration des Postes et Télégraplies.
Mais alors, une question se pose. Si ce décalque a
été conservé par cette administration, sur quoi donc,
en 1894, auraient travaillé les déchiffreurs du minis-
tère des affaires étrangères .^
Ils n'ont évidemment pu travailler que sur le dé-
calque qui leur a été communiqué par le Ministère de
l'intérieur et celui-ci l'avait reçu de l'administration
des Postes et Télégraphes, — qui ne l'avait donc pas
gardé !
On avouera qu'il y a dans tout ceci des contradictions un peu
fortes. En veut-on de plus fortes ? Ouvrons Reinach.
M. Paléologue « ne parvient pas à s'expliquer » la réponse que le
général Gonse affirme lui avoir été faite par le sous-secrétaire d'Etat
des Postes et Télégraphes, Reinach, lui, se l'explique sans peine, et
voici comment, au tome III de son « histoire » page 597.
— Si l'administration des Postes a refusé, en 1898, de communiquer
le télégramme Panizzardi au ministère de la guerre, sous prétexte
qu'il avait été détruit au bout d'un certain temps, conformément aux
règlements, c'est parce que le général Gonse, par maladresse, ou sur
les instigations du colonel Henry, a demandé Voriginal de la dépèche.
L'original n'existait plus, et, dit Reinach, « l'idée ne vint pas au sous-
secrétaire d'Etat, d'offrir spontanément le décalque ! »
Au contraire, en 1899, le? Affaires étrangères ayant demandé une
copie de la dépèche, M.Delpeuch leur envoya immédiatement le décalque.
Ainsi, d'après Reinach, l'administration des Postes détruirait les ori-
ginaux des dépêches, mais en conserverait les décalques? Puis, le
ministère de la guerre lui demandant communication d'une dépêche,
cette administration répond qu'elle n'a plus l'original, et n'a pas l'idée
de dire qu'elle a le décalque !1!
Vraiment, Reinach abuse de la naïveté de ses lecteurs.
— i3o —
Rappelons en effet le mécanisme de transmission des
dépêches :
Pour tout télégramme, le bureau de quartier où a
été déposé l'original, envoie cet original, par tube pneu-
matique, au service central, qui opère la transmission,
puis renvoie la minute au bureau de quartier, où l'ex-
péditeur peut se présenter pour demander un collation-
nerhent, une copie conforme, etc.
Mais lorsque les télégrammes semblent contenir
quelque chose intéressant la sûreté de l'Etat et, en tout
cas, lorsqu'ils sont chiffrés (i), le service central en
prend un décalque, et l'envoie au Ministère de l'Inté-
rieur, qui le communique ensuite au Ministère inté-
ressé. C'est donc pour faire cette transmission qu'on
fait le décalque, et non, bien évidemment, pour conser-
ver un document incompréhensible — qui n'a aucune
f^/^//r pour le service des Postes, — qui n'en a une
que pour le ministère intéressé.
Il en résulte que :
Ou BIEN LE DÉCALQ.UE COMMUNIQUÉ A LA CoUR DATE DE
1894, ET ALORS IL AURAIT DU ÊTRE COMMUNIQUÉ PAR LE MI-
NISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, QUI AVAIT DU LE CON-
SERVER ET NON PAR l'administration DES PoSTES ET TÉLÉ-
GRAPHES, — QUI s'en Était défaite en faveur de ce mi-
nistère.
Ou BIEN IL DATE DE 1899, ET ALORS IL n'a AUCUNE AU-
THENTICITÉ, PUISQUE l'original EN A ÉTÉ DÉTRUIT EN
1895.
Cette dernière hypothèse est pleinement vérifiée par
(1) Voir plus haut la note relative à la surveillance des dépêches
chiffrées (extrait du livre de Viaris). — Un article de la Liberté du
23 décembre 1900 indique que la copie faite par l'administration des
Postes et Télégraphes, de tout télégramme chiffré, est en général un
décalque de l'original.
— i3i —
ce qu'a déclaré M. Mazeau, ancien premier président,
dans une interview rapportée par VEcho de Paris (20 dé-
cembre 1900) : d'après lui, ce décalque est des plus sus-
pects ; il n'a pas les caractères d'un décalque. En effet,
tandis que, sur un décalque pris à la presse à copier
sur un original humide, l'encre traverse toutes les fibres
du papier, — au contraire, sur la pièce remise à la Cour,
Tencre, très pâle au recto, n'apparaissait pas au verso.
Enfin, à ce décalque, soi-disant pris sur l'original dé-
truit en iSç^, était annexée une copie du dit décalque,
copie qui portait la mention : « Certifié conforme à
» Voriginal^ PARIS LE 11 avril 1899. L'inspecteur chef
» du bureau des télégrammes officiels. Signé X. » (i).
Ainsi il est indéniable que le Ministère des affaires
étrangères n'a pas versé aux débats la pièce officielle
qui lui a été transmise par le ministère de l'intérieur
en 1894, pièce datée, certifiée conforme, authentiquée
par des cachets, ayant toute la valeur de l'original.
Cette constatation est la preuve flagrante que cette
pièce officielle contredisait par son témoignage maté-
riel la thèse du ministère des affaires étrangères.
Mais il y a mieux encore. Car, pendant que AI. Pa-
léologue rédigeait le procès-verbal précité qui devait,
dans son esprit, clore la question et imposer à tout le
monde la version n*' 2, — la seule qui ait jamais existé^
suivant lui., — le commandant Cuignet surprenait, en
sa présence, une feuille de papier où était justement
inscrite la traduction faite aux affaires étrangères de la
version n^ i \
Ainsi cette version n° i a bien existé, a été commu-
niquée au colonel Sandherr et n'est pas le produit de
l'imagination des officiers de l'Etat-major.
Il y a donc eu, en effet, un faux.
(1) Soleil du 9 avril 1903. — Gaulois du 4 janvier 1903,
— l3-2 —
Ce faux a été commis en 1894. Sur l'ordre de qui r"
Pour quelles raisons ? Quelques personnes le savent et
V histoire le dira sans doute un jour.
Et ce faux a été aggravé en 1899 par la proddction
d'un faux décalque.
« A quoi il suffit de répondre, dit Reinach, que
» l'exactitude de la traduction a été reconnue par le co-
» lonel Pani^^^ardi lui-même » (Souligné) (i).
Nous trouvons, nous, que c'est insuffisant.
Quoiqu'il en soit, en 1894, le général Mercier ju-
geant, soit que la première traduction était inexacte,
soit plutôt que le ministre des affaires étrangères avait
des raisons très pressantes de désirer que cette dépêche
ne fût pas connue, décida qu'il n'en serait tenu aucun
compte : « La dépèche Panizzardi, avec sa première ou
sa deuxième traduction, n'est entrée pour rien dans le
procès de 1894 » (2).
Mais ceci ne suffit pas à Reinach. Il prend à partie
M. Hanotaux pour n'être pas intervenu en faveur de
Dreyfus. M. Hanotaux a eu connaissance de la
deuxième version de la dépêche Panizzardi, et « n'en
fut pas frappé ! » (3) L'ambassade d'Allemagne a af-
firmé, dans \q Figaro, n'avoir jamais eu aucune rela-
tion avec Dre3^fus ; bien mieux, M. de Munster reçut du
prince de Hohenlohe, chancelier de l'Empire, l'ordre de
déclarer officiellement et spontanément » (4) à M. Ha-
(1) J. Reinach, I, o9o (Appendice).
(2) Rennes, I, 94.
(3^ .;. Reinach, I, 251.
|4) J. Reinach, I, 254. Après ces mots, Reinach place une note : « Ce
» sont les termes mêmes d'une lettre du prince de Holienlolie racontant
» l'incident à un ami personnel qui communiqua la lettre à Scheurer-
» Kestner. »
Précieux aveu sur la façon dont s'est documente M. Scheurer-Kest-
ner, qui s'est intitulé le dernier représentant de l'Alsace-Lorraine 1
— i33 —
notaux que TEtat-major allemand ignore Dreyfus, et
M. Hanotaux ne bouge pas 1 et M. Hanotaux ne s'op-
pose pas au forfait !
Il est vrai que M. Hanotaux connaissait l'origine du
bordereau, et « ceci », concède Reinach, « affaiblissait
» la portée des déclarations du comte de Munster ».
L'affaiblissait, seulement. Mais enfin, le ministre au-
rait dû être frappé par les « démarches insolites de l'am-
» bassadeur d'Allemagne, qui, sans mot dire, avait re-
» gardé condamner tant d'autres espions » (i).
Rappelons à Reinach, qui l'oublie, l'affaire Bou-
tonnet, où M. de Munster avait donné sa parole cVhon-
neur que le traître n'avait aucune relation avec l'attaché
militaire d'Allemagne, parole d'honneur qui devait re-
cevoir, au procès, un retentissant démenti.
Et revenons maintenant, avec lui, à l'instruction
d'Ormescheville.
Avait il même besoin d'un intermédiaire avec le prince de Hohenlohe?
On verra en effet plus loin au chapitre u du tome II, l'extrait de l'ar-
ticle de M'"e Adam dans la Nouvelle Revue du I" décembre 1897, où il
est rapporté quù Strasbourg M'"'= Scheurer-Kestner ne fréquentait
que les renégats les plus compromis, que toute la famille Scheurer avait
des allaches et des tendances allemandes.
Dans le même article se trouve le récit d'un petit fait étranger* à notre
sujet, mais que nous ne pouvons nous empêcher de rapporter, car il
est relatif à un autre de ces « illustres patriotes » qui firent sonner si
haut en France leur titre d'Alsaciens ou de maris d'Alsaciennes. « Deux
» jeunes Alsaciens membres de cette lamille, les jeunes S..., consul-
» tèrent leur parent Jules Ferry au sujet de leur service militaire. Il
» leur conseilla les voies et les moyens i^our n avoir à le faire ni en
» France ni en Allemagne, et en effet cette ligne de conduite fut cou-
» ronnée de succès. »
(i) J. Reinach, I, 2i)T.
i34 —
3. V instruction du commandant d' OrmescJieville. —
Rapports de police.
Si M. Hanotaux jouait les Ponce-Pilate, le ministre
de la guerre, lui, était très tourmenté, nous apprend
Reinach : « car il sait le vide du dossier, les mille sub-
» terfuges, les ruses indignes, tant de mensonges accu-
» mules... » et surtout, Forzinetti « affirme que Dreyfus
est innocent » (1) !
Cette inquiétude du général Mercier « n'échappait
» pas à son entourage, aux meneurs de l'affaire.
» Ils redoublèrent d'efforts.
» Du Paty, dont le rôle eût du être fini avec son en-
» quête, s'était érigé en directeur de l'instruction. Il
» faisait tous les soirs à Bexon d'Ormescheville (2)
» d'interminables visites dans son cabinet au Cherche-
» Midi et l'appelait à chaque instant au ministère... Du
» Paty l'accable de sa certitude, le conduit par la main,
» lui dicte sa procédure en attendant qu'il lui dicte son
» acte d'accusation » (3).
Ces allégations s'appuient sur le témoignage de Pic-
quart à la Chambre criminelle et à Rennes ; mais encore
ce témoignage est-il considérablement enflé par notre
historien. A la Cour de cassation, Picquart a dit :
« Pendant l'instruction, je vis plusieurs fois arriver
(1) J. Reinach, I, 257. Rappelons que Forzinetti n'a pas dit avoii^
parlé de sa « conviction » de l'innocence de Dreyfus au général Mer-
cier, mais bien au général de BoisdefTre {Rennes, III, lOo), et que
d'ailleurs le général de BoisdelTre a ainsi qualifié ce propos : résultat
d'une « superposition de mémoire » {Ibidem, HO).
(2) Le commandant d'Ormescheville, comme on l'a vu plus haut^
avait été désigné comme rapporteur.
(.3) J. Reinach, I 258. ,
— I.-^D —
» au ministère le commandant d'Ormescheville et je
» suis certain que du Paty n'a pas cessé un seul instant
» de s'occuper de cette instruction » (i).
A Rennes, même déposition :
« Pendant l'instruction régulière, M. du Paty ne s'est
» jamais désintéressé de la question. Je sais qu'il voyait
» fréquemment le commandant d'Ormescheville. Per-
» sonnelïement faivii le commandant d'Ormescheville
» venir au ministère pour voir M. du Paty et pour lui de-
» mander des conseils sur telles ou telles questions »,
Si on laisse de côté ce dont Picquart est simplement
s/2r, mais qu'il n^a pas vu, on constate qu'il signale
plusieurs visites du commandant d'Ormescheville au
ministère. Ces visites au ministère sont devenues,
sous la plume de Reinach, des convocations de chaque
instant, et des entrevues interminables au Cherche-
Midi^ le soir.
C'est à se demander comment il est resté assez de
temps au rapporteur pour procéder à son instruc-
tion.
Quant à la part qui revient au commandant du Paty
dans la confection du rapport, nous avons toujours le
seul témoignage du seul Picquart, et sous cette forme :
« Je suis persuadé, autant qu'on peut l'être quand on
» n'a pas vu Jaire les choses^ que le rapport du com-
» mandant d'Ormescheville a été inspiré, au moins en
» partie, par M. du Paty (2) ».
« Inspiration partielle » (et bien problématique !) se
transforme chez notre historien en « dictée » : simple
interprétation des textes !
Ces visites du commandant d'Ormescheville au mi-
(1) Caiis., I, 128.
(2) liennes, I, 378.
— i36 —
nistère ne sont pas niées d'ailleurs, et le colonel du
Paty s'en est expliqué à Rennes (III, 511).
« J'ai été chargé de donner au commandant d'Or-
» mescheville certains renseignements d'ordre tecli-
» nique sur le fonctionnement des bureaux de l'Etat-
» major de l'armée et sur certains documents énumérés
» dans le bordereau. Là se sont bornés nos rapports et
» je ne ine suis permis de m'immiscer en rien dans la
» procédure » (i).
Inutile de dire que Reinach s'inquiète peu de cette
déclaration. Il continue :
« Quand il a fini sa propagande auprès de d'Ormes-
» cheville, du Paty la recommence auprès de ses cama-
» rades, acharné, se prodiguant en discours, d'une fu-
» reur inlassable contre sa victime... (2) »
Cette fois, Reinach ne cite pas ses sources : pas
même un petit mot de Fornizzetti pour servir de canevas
à cette fantastique broderie. Car enfin, le commandant
du Paty devait avoir des journées bien remplies : à
chaque instaitt, appeler le commandant d'Ormesche-
ville au ministère, tous les soirs lui faire des visites in-
terminables^ et trouver encore le temps de courir les
bureaux du ministère pour « recommencer sa propa-
gande » 1
D'autre part, « Henry, toujours dans l'ombre, agit
» plus efficacement ».
(1) Reinach cite fen note) cette dernière phrase, puis riposte par une
déclaration de Forzinetti, dont nous n'avons pas, d'ailleurs, retrouvé
trace.
Picquart ! Forzinetti ! Hormis leurs témoignages, tout n'est que
mensonge. Ce sont les deux colonnes de ce « monument historique »
dont nous découvrons pas à pas les merveilles.
(2) J. Reinach, I, 258.
- i37-
Il continue à diriger l'action des journaux « comme
» un mécanicien règle la pression de sa machine » (i),
ce qui, il faut en convenir, le fera sans doute admirer
et envier par bien des hommes politiques qui regrette-
ront de n'avoir pu connaître son secret.
Mais, non content de conduire ainsi la presse, il lance
l'agent Guénée en campagne, car « il avait été décidé
» que le mobile principal du crime de Dreyfus serait le
» libertinage et le jeu ».
Les rapports de Guénée ont été annexés à la procé-
dure du commandant d'Ormescheville et publiés dans
le tome II de l'Enquête. Reinach triomphe facilement,
puisque Guénée, quatre ans plus tard, s'est à peu près
rétracté à l'Enquête de la Chambre criminelle.
Cependant pour le « libertinage », le fait a été établi
à Rennes par de nombreux témoins.
Général Lebelin de Dionne : « Dreyfus connaissait
» un certain nombre de femmes galantes. Il s'en van-
» tait et il se vantait surtout des fortes sommes qu'elles
» lui coûtaient. Je ne sais pas s'il dépensait de fortes
» sommes, mais je sais que lui, marié, père de famille,
» se vantait de ses relations avec des femmes ga-
» lantes » (2).
Le capitaine Junck rappbrte un fait précis, concernant
une rencontre de femmes galantes au Concours hippi-
que de 1894 (3).
Le colonel Gendron dépose au sujet de la femme
Déry (4).
Le capitaine Duchâtelet raconte une conversation
(1) Reinach, I, 2o8.
(2; Rennes, II, l'9.
(3) Rennes, \, 638.
<4) Rennes, II, 67.
— i38 —
avec Dreyfus en revenant du voyage d'Etat-major de
juillet 1894 (1).
M. du Breiiil a connu Dreyfus chez M"^^ Bodson (2).
Mais écoutons Dreyfus lui-même dans son interro-
gatoire :
Le Président. — « Avez-vous fréquenté quelques
» femmes ?
Dreyfus. — » Non.
Le Président. — » Cependant on parle d'une per-
» sonne à qui vous avez offert une villa au bord de la
» mer, pour la détourner d'une liaison. Est-ce vrai ?
Dreyfus. — » Oui, mon colonel, une liaison d'ordre
privé (.''), mais je ne l'ai pas fait.
Le Président. — » C'était donc une dépense que vous
» pouviez faire ?
Dreyfus. — » pen avais les moyens (3) ».
Que de réflexions suggèrent ces quelques lignes ! Il
ne fréquente pas de femmes, mais il reconnaît avoir
voulu en détourner une d'une « liaison d'ordre privé »
en lui louant une villa. Il est vrai qu'il ne l'a pas louée.
Et puis, après tout, // en avait les i/noyens !
Mais, lui fait remarquer le Président, comme on a
trouvé chez lui des comptes fort bien faits — sur les-
quels, dit bien maladroitement Dreyfus, on n'a rien re-
levé dans cet ordre d'idées, — il lui fallait des res-
sources particulières.
A-t-il joué ? Il le nie et cependant il a raconté au ca-
pitaine Junck (4) qu'il avait un jour fait au cercle du
Mans une a très grosse perte, qu'il avait dû écrire à sa fa-
(1) Kenneii, II, 98.
(2) Rennes, II, 103.
(3) Kmnes, I. 36.
(4) Rennes, I, 638.
— 139 —
mille, que son frère était venu payer, mais qu'il l'avait
prévenu que ce fait ne devait pas se renouveler, parce
qu'on le forcerait à donner sa démission. » Au capitaine
Duchâtelet (i), il a raconté qu'il fréquentait une mai-
son où l'on jouait et où il a perdu en une fois six mille
ou quinze mille francs.
A son interrogatoire :
Le Président. — « Vous avez dit à un officier qu'un
» cheval vous appartenant en partie avait eu un insuc-
» ces et que vous espériez bientôt vous rattraper sur
» deux jeunes chevaux que vous deviez faire courir.
Dreyfus. — « Jamais. »
Le Président. — « Vous niez ce propos ? »
Dreyfus ne répond pas (2).
Mais le président s'est bien gardé de faire citer cet
officier à qui Dreyfus n'osait pas, même de loin, donner
un démenti.
Donc, les rapports de Guénée sur les relations de
Dreyfus avec la femme Déry, avec la Bodson et d'autres,
ont été confirmés depuis ; et ceux sur les fréquentations
de tripots gardent une grande vraisemblance. « On
» aura confondu Dreyfus avec un autre », c'est tout
l'argument invoqué par Reinach, qui s'appuie d'ailleurs
sur un rapport de la Préfecture de police du 9 no-
vembre 1894 (3).
(1) Rennes, II, 98.
(2) Rennes, I, 37.
(3) Cass., II, 349. — Le rapport dit qu' « il y a lieu d'établir qu'une
» confusion doit exister entre Alfred Dreyfus et les Dreyfus, au nombre
» de quatre, qui font partie du Franco- Américain et qui ont les pré-
» noms suivants : Camille, (i. Maurice, Maxime et Paul d.
Avouons que, si l'agent Guénée a fait une confusion parmi tous ces
Dreyfus, il est assez excusable !
— 140 —
4- Les dépositions des témoins.
Reinach passe ensuite à l'instruction d'Ormesclie-
Yille et « analyse » les dépositions des témoins. « Cha-
» cun dit ce qu'il avait vu ou cru voir, entendu ou cru
» entendre, mille choses qui n'avaient aucun rapport
» ni ensemble, ni avec l'accusation, — tous sincères,
» les uns dans leur superposition de mémoire, les autres
» dans leur haine (i) ».
« Superposition de mémoire » : le mot est très joli,
mais, comme on l'a vu, il n'est pas de Reinach.
Mais voyons cette a analyse » des dépositions.
« Gendron ayant fréquenté chez M"'® Déry, « Hon-
» groise qui parlait allemand », a su de son amant, un
» ancien officier, qu'elle connaissait Dreyfus. L'amant
» la prenait pour « une femme du monde ». Gendron
» trouvait que « ni son âge ni sa beauté ne justifiaient
)) le confortable de ses toilettes » (2).
On voit le procédé : attribuer à chaque témoin deux
ou trois phrases à la Ramollot et s'écrier : « Voilà les
charges ! »
Reinach ne dit pas que la femme Déry avait été si-
gnalée comme très suspecte et que Dreyfus, interrogé
sur les relations qu'il avait avec elle, avait répondu qu'il
ne pouvait croire le milieu suspect, puisque cette per-
sonne lui avait dit connaître le commandant Gen-
dron (3).
(1) J. Reinach, I, 264.
(2) J. Reinach, 1, 264.
(3) Rennes, II, 70.
— 141 —
Le commandant Gendron n'est donc pas interrogé sur
la tenue de Dre3^fus dans cette maison, mais bien « sur
» ce qu'il sait au sujet d'une dame Dery ».
« Hongroise qui parlait allemand », cite Reinach. —
Le commandant Gendron dit :
« Mon ami me l'avait présentée comme Hongroise
» possédant parfaitement plusieurs langues. Effective-
» ment, je pus remarquer, pendant les deux ou trois
» heures que j'ai passées chez elle avec mon ami, que
» M"''' Déry parlait très bien l'allemand et paraissait
avoir un degré d'instruction générale rare clie^ une
jemme,^-^
« Gendron trouvait que ni son âge ni sa beauté ne jus-
> tifiaient le confortable de ses toilettes », cite Reinach.
— Mais il ne continue pas, car il aurait dû ajouter...
«... ni le mystère de son existence. La présence d'un
» jeune enfant sans père présent, la façon dont elle avait
» noué des relations avec mon ami, sa qualité de femme
» cosmopolite, tous ces indices m'indiquaient quej'avais
)) affaire tout au moins à une intrigante. J'en fis la con-
> fidence à mon ami qui chercha à la défendre en pré-
» tendant que c'était une Jemme du inonde (i), qu'elle
» avait de fort jolies relations, entre autres celles de
» M. Dreyfus, officier: Je ne pus m'empècher, en rap-
» prochant cette coïncidence àe l'insistance qu'on avait
» mise à m' attirer, d'avoir comme un pressentiment que
» cet officier s'exposerait peut-être, dans ce milieu cos-
» mopolite, à quelques légèretés ou intempérances de
» langage. Je fis part de ce pressentiment au comman-
» dant Bertin, dans une conversation, quand j'appris
» que cet officier était sous ses ordres {2) ».
(1) Mots cités par Reinach.
(2) Cass., II, 42.
— 142 —
Reinach néglige les points essentiels de cette dépo-
sition, sans doute sous prétexte que c'est une de celles
« soufflées par la haine ».
Nous passons ensuite à la déposition du comman-
dant Bertin-Mourot, que riiistorien résume ainsi :
« Bertin, « sans avoir demandé l'accusé ^), l'a eu dans
» son service : après avoir semblé apporter le plus grand
» intérêt à l'étude du réseau de l'Est, Dreyfus avait mon-
» tré une extrême nonchalance pour traiter les ques-
» tions du service courant (i).»
Un point, c'est tout, comme disait le colonel Cor-
dier.
Mais le commandant avait ajouté :
« Après avoir consacré beaucoup de mon temps et
» beaucoup du temps de mes adjoints à initier cet of-
» ficier aux mystères de la concentration sur le réseau
» de l'Est en temps de guerre, je n'ai pu en échange
» en recevoir aucun service... Le capitaine Dreyfus
» s'est trouvé à même, par sa situation au 4® bureau,
» de prendre connaissance de toutes les questions rela^
» tives aux transports par' chemins de fer sur VEst^ en
ï)' temps de guerre. Cette affirmation s'appuie, non seu-
» lement sur le temps qu'il a passé à étudier les dos-
» siers du journal de mobilisation, mais encore sur la
» démonstration qu'il a faite de ses connaissances au
» capitaine BouUenger, nouvellement arrivé au 4® bu-
» reau, et qui, à ce moment, fut très frappé de la fidé-
» litéde la mémoire du capitaine Dreyfus (2). »
(( BouUenger », continue Reinach, « a constaté que
» Dreyfus connaissait parfaitement le service du 4^ bu-
(1) ,/. Reinach, I, 264.
(2) 6ass., II, 43.
— 143 —
» reau, le même où Bertin accusait sa négligence, mais
» le capitaine « lui avait posé des questions aux-
» quelles il n'avait pas pu répondre, malgré les relations
» de camaraderie (i). »
Or, le capitaine Boullenger dépose :
« J'ai constaté qu'il connaissait parfaitement le fonc-
» tionnement du service et qu il avait étudié spéciale-
») ment les ^ones de concentration de nos armées. Je dois
» ajouter que le capitaine Dreyfus a demandé instam-
» ment et à plusieurs reprises, à être chargé de certaines
^) jonctions spéciales du temps de guerre sur le réseau de
» VEst, qui nécessitent la tenue à jour de certains dos-
» siers importants conservés dans les archives du 4® bu-
» reau, ce qui permet aux officiers titulaires de ces em~
•» plois de conserver des relations permanentes au 4^ bu-
» reau. Quelquefois... dans des rencontres fortuites,
» le capitaine Dreyfus m a posé des questions sur des tra-
» vaux faits au 4® bureau. Ces questions, d'abord d'or-
» dre général, dégénéraient parfois en questions pré-
» cises sur certains points auxquelles je ne pouvais plus
» répondre, malgré les relations de camaraderie qui
» existaient entre nous » (2).
Passons à un autre témoin :
« Besse », dit Reinach, « juge ainsi le prisonnier :
» « Caractère vantard et très assuré ». Dreyfus lui a de-
» mandé, de la part d'un officier, dont il a oublié le.
)) nom, la liste des quais militaires et l'a copié sur un
>^ papier dont Besse n' avait pas remarqué la nature »(3).
Cette dernière phrase semble tout simplement inepte.
(1) J. nehxach, I, 264.
(2) Ca.ss., II, 45.
(3) J. lieinach, I, 204.
— 144 —
Or, voici ce qui s'était passé :
Dreyfus venait pour mettre au courant le journal de
mobilisation d'une armée et il avait demandé commu-
nication de la liste des quais militaires du réseau fran-
çais. Un tableau similaire était dans le journal de mo-
bilisation, et Dreyfus, au lieu de faire le travail sur
ce tableau similaire, l'a fait sur un papier « dont Besse
» n'a pas remarqué la nature », c'est-à-dire sur un pa-
pier ne portant pas les colonnes, en têtes, etc., comme
ceux annexés aux journaux de mobilisation.
Le fait a d'ailleurs frappé le capitaine Besse, qui en
a fait l'observation à Dreyfus, mais « il n'a plus souve-
» nir de sa réponse ». Il ajoute: « A cinq heures, j'ai
» quitté mon bureau en y laissant seul le capitaine Drey-
» fus, qui m'a dit avoir encore du travail pour 15 ou 20
» minutes. Ne pouvant attendre, je l'ai prié de remettre
» le document le soir même au capitaine Bretaud » (i).
c( Bretaud», dit Reinach, « comme Besse tient Dreyfus
» pour un peu vantard et ayant beaucoup d'assu-
» rance » (2).
C'est exact. Mais on peut ajouter que le capitaine
Bretaud confirme le récit du capitaine Besse et signale
que Dreyfus lui avait remis le document original ;
(une fois qu'il y eut pris tous les renseignements qu'il
désirait, il n'avait évidemment pas d'intérêt à le gar-
der).
Reinach cite ensuite les dépositions des capitaines
Cuny et Chaton, anciens camarades de Dreyfus au 3 [^ré-
giment d'artillerie. Dreyfus, quelques mois auparavant,
étant passé au Mans leur avait raconté des histoires
sur les espions, sur les pièges qu'on leur tend, sur les
faux documents qu'on fabrique, puis qu'on jette dans les
(1) Cass., II, 44.
(2) J. Reinach, l, 265.
— 14^ ■'^
paniers pour voir s'ils sont ramassés. A tous deux
d'ailleurs, Dreyfus était antipathique (i).
Nous en avons fini avec les témoins haineux ou af-
fligés de « superpositions de mémoire ». Maintenant,
Reinach va décerner quelques témoignages de satisfac-
tion,
« D'autres dépositions »/dit-il, « furent lionorahles.
» Mercier-Milon se nomma comme Tofficier qui avait
» envoyé Dreyfus chez Besse, pour mettre à jour la liste
» des quais militaires. Brault et Sibille ont donné à
» Dreyfus des renseignements sur une question de tir,
» mais la question n'avait rien de confidentiel. Colard
» a eu Dreyfus sous ses ordres : « Laborieux, instruit,
» trop sûr de lui pour son âge », il n'a jamais demandé
» aux officiers de la section d'autres renseignements
» que ceux qui lui étaient nécessaires pour ses travaux.
» Et l'on n'eut garde d'interroger ses camarades de
» stage , qui tous auraient répondu « que rien, chez
» lui, ne faisait prévoir qu'il pût se rendre coupable de
» trahison (2). »
Reinach cite triomphalement cette dernière phrase
extraite de la déposition du capitaine Junck à la Cour
de cassation. Elle est corroborée par l'attitude de tous
les officiers qui, au moment de l'arrivée du bordereau,
ne soupçonnèrent pas Dreyfus api'lori; elle prouve que,
si Dreyfus a été poursuivi, ce n'est pas par suite d'une
idée préconçue ; elle montre que l'Etat-major n'était pas
un foyer d'antisémitisme.
A propos de la déposition du colonel Colard, qui
semble se porter garant de la discrétion de Dreyfus au
2® bureau-, pourquoi Reinach n'a-t-il pas cité dans la
(1) Cassation II, 52 et o6.
(2) /. [ieinach, I, 2G.j.
10
— 146 —
déposition du capitaine Junck à la Cour de cassation la
phrase suivante ?
« Au 2® bureau, Dreyfus fut chargé de faire une étude
» sur l'organisation de l'artillerie en Allemagne...
» Pour faire ce travail, il eut à sa disposition tous les
» documents du 2® bureau » (i).
On voit qu'il n'a pas eu besoin de demander « d'au-
» très renseignements que ceux qui lui étaient néces-
> saires pour ses travaux ».
« Enfin », dit notre auteur, « Gonse raconta à sa fa-
» çon », — qui a évidemment le tort de n'être pas celle
de Reinach, — « son entretien avec Gobert ; Bertillon
«confirma son expertise et reprocha à Pelletier de n'être
» pas venu le voir; il lui aurait remis des « pelures »
» importantes. »
Importantes, en effet, car il y avait deux photogra-
phies de lettres de Dreyfus, « l'une commençant par
« mon cher Monsieur » et l'autre par « Monsieur le
» commissaire technique y>.où Von retrouvait la forme
» de TM du mot Monsieur de la lettre incriminée »(2).
Et si on se rappelle que, par la suite, tous les experts
partisans de Dreyfus ont tiré grand argument de cet
M pour dénier la paternité du bordereau à leur client,
on conviendra que la visite de M. Pelletier à M. Ber-
tillon n'eût pas été perdue.
Reinach termine ainsi son récit des dépositions :
(i Gobert maintint son rapport d'octobre et reconnut
» en avoir causé avec Pelletier, mais seulement après
» que celui-ci eut fait le sien ; et Henry, /r^5 brièvement,
(1) Cass., I, 42G.
(2) Cass., H, 53.
— 147 —
•» affirma, sous serment, que son récit mensonger de son
» entretien avec Dreyfus était exact » (i).
Nous savons à quoi nous en tenir sur le caractère
« mensonger » du récit du commandant Henry. Mais
nous ferons observer k Reinach que si quelqu'un devait
parler « avec haine » de Dreyfus, c'était le comman-
dant Henry, qui depuis plus d'un mois mène une cam-
pagne sourde de perfidies et de machinations! Quoi, il
est convoqué à l'instruction, et il n'a pas pu, avec sa
rouerie, sa fourberie, imaginer la moindre insinuation,
travestir adroitement quelque fait! Il ne parle pas des
recherches de ce Guénée qu'il a lancé pour fouiller la
vie de sa victime ! Il se borne à répéter un vieux « men-
songe », sans grand intérêt d'ailleurs!
Réellement le lecteur le plus naïf* ne peut manquer
de s'étonner de ces incohérences. Reinach se serait-il
donc trompé dans ses géniales inventions sur le rôle
-des acteurs de l'Affaire ?
5. Constitution du dossier secret.
Cette analyse des dépositions, que Reinach arrête au
12 novembre, a pour but de montrer que l'accusation
s'effondre ; par conséquent, « on n'emportera la con-
« damnation que par d'autres preuves, d'autres
« pièces » (2).
Q^ui « on » ? ÏEtat-ma/'or, sans doute, puisqu'on lit
immédiatement après :
{!)./. Reinach, I, 266.
(2) J. Reinach,], 266.
— I4S —
« Si, du premier jour, V Etat-major presque tout en-
» tier a cru Dreyfus coupable, c'est qu'il est juif et que
» récriture du bordereau ressemble à la sienne, mais
)) aussi parce que d'autres pièces, avant le bordereau,
» dérobées dans des ambassades, dénonçaient une vaste
» entreprise d'espionnage. Il était commode, rassurant,
» de résumer tous ces crimes sur un seul nom. »
Ceci posé, simplement pour rappeler à son lecteur
qu'ilne doit pas oublier la thèse, Reinach convient qu'il
était « légitime de chercher, parmi ces papiers accumu-
» lés, s'il n'y en avait pas qui s'appliquassent » au traître
présumé. D'ailleurs, « c'était l'usage dans tous les pro-
» ces d'espionnage.... Sandherr ne fit que s y conformer
» en prescrivant à Henry d'agir de même en ce qui
» concernait Dreyfas » (i).
Alors pourquoi, si cette recherche était d'usage, Rei-
nach a-t-il consacré dix pages à essayer de nous mon-
trer qu'elle n'a été faite que pour masquer le vide de
l'instruction? Il lui a fallu dénaturer même les déposi-
tions de Picquart, enjoliver même celles de Forzinetti,
pour tenter de faire croire que le commandant du Paty
avait dû réclamer « d'autres preuves, d'autres pièces »
pour ne pas laisser échapper sa victime. Et tout ce bel
efifort d'imagination aboutit à quoi ? A la constatation
d'une procédure régulière et normale! Franchement,
Reinach eût pu s'épargner ce travail, et surtout nous
l'épargner en même temps.
« Henry réunit huit ou neuf pièces », en laissant
<( dans les cartons d'autres pièces qui rendaient impos-
» sible d'appliquer à Dreyfus celles qui avaient été choi-
» sies (2) ».
(1) J. Reinach, I, 267.
(2) J. Reinach, I, 268.
— 149 —
Inutile dédire que Reinach ne cite pas la source de
cette assertion perfide exprimée dans un bien mauvais
langage.
« Sandherr y joignit quelques pièces de comparaison
» et porta son dossier à Boisdeffre, qui en saisit Mer-
» cier.
» Que se passa-t-il entre ces deux hommes ?(i) »
Reinach n'en sait rien : il y a là « un de ces trous
» d'ombre, qui sont les fondrières de l'histoire ! » Mais
il sait que « Boisdeffre est l'homme des jésuites et n'a rien
» à leur refuser (2) », et que Mercier « ne l'aime pas et
» même a essayé de le malmener ».
11 sait aussi que c'est à ce moment que fut décidée la
communication secrète aux juges du futur Conseil de
guerre, et il détermine avec la dernière précision la date
à laquelle cette résolution fut prise.
Le 13 novembre, la Libre Parole fait un article sur
un propos de M® Démange à qui la défense de Dreyfus
vient d'être proposée. Le journal relate à nouveau les
bruits lancés dans la presse dès la nouvelle de l'arres-
tation : « Il y a des preuves décisives ». Donc, c'est que
« Mercier a demandé à réfléchir », et on le menace « de
publier ces preuves ».
Le 17, nouvel article de la Libre Parole. Cette fois,
c'est un « cri d'allégresse qui éclate » : « M. le général
» Mercier paraît désirer que la lumière se fasse abso-
lument complète ».
D'où Reinach déduit, avec sa logique habituelle, la
preuve que le ministre a enfin cédé, et consenti à une
communication secrète et à un jugement à huisclos.
Et il conclut :
M) ;. Reinach, I, 269.
<2) ;. Reinach, I, 270.
IDO
« Nous avons ainsi la date exacte de la capitulation,
)> Mercier, la veille, avait abaissé son drapeau, con-
» senti le crime (i). »
Le lecteur s'étonne, après cette phrase, placée au bas
d'une page, de ne pas trouver l'avis classique : La
siiite ail pi^ochain îiiunéro.
L'intérêt d'ailleurs est bien soutenu.
Le commandant du Paty avait été chargé de rédiger,
en collaboration avec le colonel Sandherr, le commen-
taire des pièces secrètes, c'est-à-dire une note des-
tinée à établir leur concordance.
Et aussitôt, de même qu'il « n'avait su cacher ni à
•>^ Picquart ni à Boucher (2) ses inquiétudes, il ne sut
» pas cacher davantage sa joie de la victoire. Il leur dit que
» desrecherchesavaientétéfaitesau bureau desrenseigne-
» ments, que des pièces écrasantes pour Dreyfus y avaient
y> été trouvées, que lapartïeétait gagnée. Il n'hésita même
» pas à en donner une indication sommaire, les déna-
» turant d'ailleurs, affirmant qu'il en résultait à l'évi-
» dence que les exigences de Dreyfus à l'égard de ses
» employeurs avaient été folles. — C'est ainsi qu'il tra-
» duisait la lettre relative à ce canaille de D... » (3)
Ce récit de Reinach est fait d'après les dépositions de
Picquart à la Cour de cassation et à Rennes. Profitons-
en pour voir le degré de confiance à accorder à ce per-
sonnage.
A la Cour de cassation, le 23 novembre 1898, Pic-
quart dit :
« Du Paty, dans ses conversations journalières, pen-
» dant Venqiiête on pendant Vmstruction, nous mit au
(1) J. Reinach, I, 275.
(2) Le colonel Boucher, chef du 3* bureau d'état-major.
(3) J. Reinach, I, o76.
— i5i —
w courant des pièces qui avaient été trouvées,... pièces
» qu'il me semble même {sans que je puisse Vaffinner),
)) avoir vues entre ses mains.
» Ces pièces sont le canevas d'une lettre en langue
» étrangère et la lettre « Ce canaille de D... (i) ».
Deux jours après, le 29 novembre :
« Je crois devoir vous parler de deux ou trois conver-
» sations de du Paty... pendant la période du procès ou
^^ peu après... Une autre conversation est celle où du
» Paty m'a raconté comment il rattachait une pièce
» trouvée au service des renseignements au bordereau.
» Cette pièce, /^ V ai su exactement depuis, est celle con-
» nue sous le nom de aCecanaillede D... ». Du Paty di-
» sait : « Dreyfus a eu des exigences folles (2). »
Ainsi, deux jours après avoir dit qu'il avait été mis
au courant par le commandant du Paty, durant l'ins-
truction, des pièces trouvées au bureau des rensei-
gnements, deux jours après avoir laissé entendre qu'il
les avait tv/^5 à cet instant, et en tous cas précisé que,
parmi ces pièces il y avait la lettre « ce canaille de D... »,
Picquart raconte que c'est pendant le procès ou peu
après qu'il lui a été parlé d'une pièce se rattachant au
bordereau, pièce qu'il n'a pu identifier qu ultérieure-
m,ent !
Mais il y a mieux encore. Au moins, de ces deux dé-
positions, il ressort, sans aucun doute possible, que
c'est le commandant du Paty qui lui a parlé de ces
pièces. Ecoutons maintenant Picquart à Rennes :
« Un jour, mon chef (3) vint et me dit <( L'affaire
(1) Cass., I, 128.
(2) Cass., I, 141.
(3) Le colonel Boucher, chef du 3*= bureau, dont Picquart faisait
partie.
— l52 —
» prend une drôle de tournure. Il paraît qu'on a fait
» des recherches au service des renseignements et qu'on a
)) trouvé des pièces écrasantes pour Dreyfus.
» A ce moment-là, — est-ce par du Paty ? Est-ce parle
y) co\one\Bouc\\Qvl je n'en sais plus rien —, une indi-
» cation sonifnaire me fut donnée au sujet decespièces.
» Depuis, j'ai vu les pièces elles-mêmes, et je me suis
)) aperçu qu'il s'agissait... de la pièce de ce canaille de
)) D... » (i)
Ainsi Picquart lui-même ne saitplus si le comman-
dant du Paty lui a jamais parlé des pièces.
Et c'est sur de pareils témoignages que Reinach écrit
« l'histoire 1 »
Mais suivons-le :
« A l'état-major, l'existence d'un dossier secret fut
» bientôt connue de nombreux officiers. Mais si haute
» était la muraille entre le ministère de la guerre et le
■» reste du pays que rien ne transpira, sauf de légères al-
» lusions dans quelques journaux » (2).
Or, quelques pages plus haut, Reinach disait :
« Donc, pour faire l'opinion, on remplira la presse de
» mensonges... Il suffira à Henry de faire parvenir à
» ses amis des journaux quelques fausses confidences...
» D'autres officiers parleront, sans qu'il les y excite...
» Ils répètent ce qu'ils tiennent d'Henry, de Bertin et
» de du Paty et y ajoutent. Le moindre propos chuchoté
> dans Voreille d' un camarade, d'un ami, arrive au
» bout d'une heure grossi en route dans quelque bureau
> de rédaction » (3).
(1) Rennes, I, 378.
(2) J. Reinach, I, 277.
(3) ;. Reinach, I. 219.
— i53 —
Quoi qu'il en soit, pour ne pas laisser propager dans
la presse de fausses nouvelles, le général Mercier, dans
■deux interviews déclara que « tout ce qu'avaient ra-
» conté les journaux n'étaient que « suppositions » ;
» qu'il n'y avait pas eu une seule pièce détournée ; que
» les renseignements livrés n'avaient pas l'importance
■» qu'on leur attribuait, et que Dreyfus s'obstinait à se
» dire innocent. »
Nous citons d'après Reinach (i). Il vient de nous
4ire que la « presse des Jésuites » avait organisé un
formidable chantage contre le ministre pour l'amener à
faire condamner Dreyfus coûte que coûte. A ce chan-
tage le ministre répond par des déclarations publiques
plutôt favorables à Dreyfus; et Reinach, avec sa lo-
gique impit03'able, en conclut tout de suite que l'en-
tente s'est faite entre le général Mercier et « Drumont,
» Rochefort, le moine de la Croix et Judet. »
Admirez « l'argumentation très forte » :
« Le ministre de la guerre avait capitulé, promis la
» condamnation de Dreyfus ; de nouveaux mensonges
» étaient inutiles Une grande accalmie se fait dans
» la presse antisémite ». « Les polémiques cessent;
» elles reprendront n , — alors, que devient l'entente ? —
» comme elles avaient commencé, an signal d'nn ar-
» chet (2) ».
Car, après avoir démasqué le général de Boisdeffre,
il ne déplaît pas à Reinach de démasquer Liebknecht et
son fameux chef d'orchestre: avec sa célèbre impartia-
lité, il prend son bien où il le trouve.
La fin de ce chapitre est consacrée à la discussion des
motifs pour lesquels le général Mercier a résolu de
(1) J. Reinach, I, 278.
(2) J. Reinach, I, 278.
— i54 ■ —
communiquer aux seuls juges un dossier de pièces se-
crètes.
Pourquoi ne les avoir pas même communiquées au
commandant d'Ormescheville ? demande Reinach.
Parce que, « versées au dossier, elles n'eussent plus
été secrètes ».
C'est Reinach lui-même qui fait cette réponse pleine
de bon sens, ce qui permet de se demander pourquoi il
a posé la question.
« Elles eussent été divulguées », a dit le général Mer-
cier à Rennes. — « Par qui ? » riposte Reinach.
« L'avocat est tenu au secret professionnel et Dreyfus
« va être supprimé du monde (i). »
A nous maintenant de répondre :
Par cel,ui qui a divulgué le bordereau, par celui qui
a divulgué le rapport d'Ormescheville. Tout ce qui était
au dossier a été divulgué. L'enquête secrète de la
Chafnbre criminelle a été publiée au jour le jour. Quel
est Tauteur de ces divulgations ? Reinach doit certaine-
ment le connaître mieux que nous.
« Le bordereau a bien été communiqué à Démange
» et à Dreyfus », observe Reinach. Sans doute ; mais
sans qu'on indiquât son origine. Il est clair qu^il n'y a
aucun rapport entre ce document, venant d'un espion,
et une correspondance échangée entre des attachés mi-
litaires et surprise par des agents secrets.
Puis Reinach continue :
« Devions-nous désirer la guerre ? » demande Mer-
» cier. Et il montre l'Allemagne ayant avancé la trans-
» formations de ses canons à tir rapide quand la nôtre
M était à peine commencée, notre plan de mobilisation
» en pleine transformation, l'avènement d'un nouveau
(1) /, Reinach, I, 280.
— i55 —
» Tsar dont les dispositions étaient incertaines : rati-
» fiera-t-il la convention militaire conclue par son.
)> père ? La Russie marchera-t-elle ? Enfin, devant l'Eu-
» rope, la misère des mobiles qui auraient amené la
» guerre, « qui ne nous mettraient pas dans une situa-
» tuation avantageuse ». Pour prouver que ces craintes
» n'étaient pas vaines, Mercier raconte toute une scène
» tragique, un ultimatum de l'Allemagne et les ordres
)) de mobilisation prêts à partir. Or, il place lui-même,
» au 6 janvier, quinze jours après le procès, cette nuit
» historique qu'il invente (i) ».
Nous discuterons plus loin, quand nous en serons au
chapitre XII, Vinvention de la nuit historique. Con-
tentons-nous pour le moment de signaler le singulier
argument des quitte jours après le procès^ que Reinach
souligné comme décisif. Une situation qui aboutit à un
événement tel que celui de la nuit historique, ne se dé-
roule pas en une heure. Il est bien clair que cette si-
tuation, qui se serait dénouée le 6 janvier, devait avoir
pris naissance depuis plusieurs semaines.
L'argument, loin d'être décisif, est donc puéril, en
tout état de cause. Nous montrerons d'ailleurs qu'en
fait, il se retourne contre Reinach.
Reinach, d'ailleurs, qui nie qu'aucune tension diplo-
matique ait existé à ce moment, oublie-t-il donc qu'il a
cité plus haut (2) cette phrase de M. Hanotaux : « Cette
procédure devait nous entraîner vers les plus graves
difficultés internationales.^ » Il est vrai qu'il s'est pru-
demment gardé de citer celle-ci, qui est encore plus
péremptoire : « Je me plaçai au point de vue des res-
» ponsabilités... qui ont été réelles, qui, à un moment
(1) J. Reinach, T, 281.
(2) J. Reinach, I, 85.
— i56 —
» donné, ont donné lieu aux plus grandes appréhen-
» sions (i) ».
Et puis, continue Reinach, « les pièces secrètes et
» bien d'autres ont été publiées depuis, lues par des
» ministres à la tribune... à aucun moment la guerre
» n'a été en vue (2) ».
Oui, les pièces secrètes et bien d'autres ont été lues,
si bien qu'à Rennes, le colonel Gendron a pu dire :
« // ne l'esté plus rien de V édifice construit par San-
> dherr : ni argent, ni procédés, ni méthode, et il avait
» construit, cet homme, ce grand patriote, itn instru-
» ment de défense merveilletix (3) ».
Et un ami de Reinach, celui qui, dès la première
heure s'est associé à lui pour la première manœuvre en
faveur de Dreyfus, M. Waldeck-Rousseau, a pu pous-
ser le cri de triomphe définitif :
« On n'a atteint en définitive que ce qui restait du
» personnel ou des traditions du deuxième bureau, et,
» grâce à l'honorable général de Galliffet, aujourd'hui,
» // n'eji reste plus rien ! (4) »
Quel dommage, pense sans doute Reinach, qu'on ait
dû attendre ce résultat pendant sept ans, quand l'occa-
sion se présentait si belle en 1894 !
Passons sur des considérations diplomatiques et mi-
litaires par lesquelles Reinach nous démontre, avec la
compétence qui lui est particulière, que la guerre nous
eût trouvé en excellente situation, — pour un peu il
dirait : « N'étais-je pas là } » — et résumons cette ques-
tion du dossier secret.
Son emploi était courant dans les affaires d'espion-
(1) Rennes, I, 222.
(2) J. Reinach, I, 281, 282.
(.3) Roines, II, 70.
^4) Séance du Sénat du 25 mai 1901.
l D'
nage : au su et au vu de tout le monde, et sans qu^un e
protestation se soit élevée, Turpin a été jugé et con-
damné sur des pièces ignorées de lui. Picquart a fait
condamner sur des pièces secrètes, un malheureux,
nommé Caïnelli, à qui il avait d'ailleurs envoyé un
agent provocateur, (i) et Picquart n'a pas encore été
cloué au pilori de l'histoire par Reinach.
Tous ceux qui, par la suite, apprirent la communi-
cation d'un dossier secret aux juges du procès de 1894
n'en furent nullement émus : « Freycinet confia à
» Scheurer que les juges avaient été convaincus en
» Chambre du Conseil, par une lettre de Panizzardi à
» Schwartzkopen où Dreyfus était nommé, Scheurer ne
» tressauta pas à la révélation de la forfaiture; »(2),
« Cette violation des droits de la défense, dont la
gravité avait échappé à Scheurer... » (3).
» D'autres encore parleront, à la même époque, des
» pièces secrètes... Et. aucun de leurs auditeurs^ chré-
» tiem ou juifs ne proteste tant l'ignorance des lois est
» générale en ce pays, où nul n'est censé l'ignorer et
» tant ce peuple, épris de justice.^ est indifférent au
» droit » (4).
Ainsi, de l'aveu même de Reinach, cette communica-
tion secrète ne froissait aucun sentiment de Justice chez.
' personne.
Ecoutons, d'ailleurs, M. Trarieux :
« Nous savons qu'on a parlé de pièces secrètes. Quel
(1) Rennes, I, 315.
(2) /. Reinach, II, 169.
(3) ;. Reinach, II, 174.
(4) J. Reinach, II, 173. — Et plus loin : eussent été commises, s'/Zj^ avait là un acte révoliition-
> naire pour lapatrie.W fallait qu'il fûtavoué hautement,
» orgueilleusement par le pouvoir responsable » (2).
Donc, de l'avis de M. Trarieux, il est des cas où l'on
peut négliger des questions de forme; d'après M. Jau-
rès, il est des cas oii l'intérêt de la patrie demande un
acte révolutionnaire.
Par suite, c'est à celui qui a la garde de cet intérêt,
de décider, en son âme et conscience, s'il se trouve
dans un de ces cas; et une fois sa décision prise, d'en-
dosser une responsabilité (3).
Mais une responsabilité ne se partage pas : On la
garde pour soi tout seul, on n'essaye pas de s'ea dé-
charger sur d'autres.
Et c'est là la réponse que nous ferons aux questions
de Reinach que nous n'avions pas encore examinées :
« Pourquoi n'avoir pas prévenu le président de la
» République, ni le président du Conseil, ni M. Hano-
> taux, ni les autres ministres ? » (4).
(1) Pz-oct's Zola. I, 180.
(2) Séance de la Chambre des députés du 13 janvier 1S98. (Interpella-
tion de Mun).
(3) « Oui, j'en ai pris la responsabilité complète », a dit le général
Mercier à Rennes, II, 197.
(4) /. heinach, I, 279.
CHAPITRE VII
L'INSTRUCTION
I. Les interrogatoires de Dreyfus.
Descendu des hauteurs historiques où il vient de pla-
ner, Reinach revient à l'instruction du procès, et, tout
de suite reprend sa thèse :
« Mercier, dit-il, affirme qu'il ne s'est pas occupé de
» l'instruction judiciaire (i); mais du Paty le suppléait.
» Le juge (d'Ormescheville) suspendait à chaque instant
»ses interrogatoires, renvoyait Dreyfusdans sa cellule,
» consultait du Paty. » (2)
On voit que Reinach a fait de bonnes études classi-
ques. Il n'a pas oublié que la répétition est la plus belle
figure de rhétorique.
Puis, il analyse les interrogatoires : il aurait pu les
publier, puisqu'il déclare en avoir la copie. Mais une
reproduction intégrale eût-elle été aussi avantageuse à
son client que les extraits tronqués et truqués qu'en
donne Reinach ?
(1) ï{enne&, II, 203.
(2) i. Beinach, I, 286. Reinach cite comme émanant « d'un sous-ordre
du parquet militaire ^> le propos suivant : « si Dreyfus n'était pas le
coupable, c'était du Paty », mais il n'indique pas sa source. C'est un
des fameux renseignements inédits.
— i6o —
Sur la question jeu, quelques mots à peine, Reinach
se borne a dénaturer une plirase du rapport :
Le juge instructeur, dit-il, écrit « qu'il appert, malgré
ses dénégations, que Dreyfus/r^'^Wé?/^/^^// les cercles »(i).
Et Reinach nous renvoie au passage du rapport :.
Cass. II, 83, nous nous y reportons et nous lisons :
« Bien que le capitaine Dreyfus nous ait déclaré
» n'avoir jamais eu le goût du jeu, il appert cependant
» de renseignements que nous avons recueillis à ce sujet
» qu'il aurait fréquenté plusieurs cercles de Paris où
» l'on joue beaucoup. »
Là où le rapporteur, résumant d'ailleurs le rapport
de police, a mis un conditionnel^ Reinach met un indi-
catif. Et, à l'aide de ce petit coup de pouce grammati-
cal, le tour est joué.
Nous arrivons ensuite à la question femmes, sur la-
quelle, dit Reinach, le juge insiste lourdement.
« Dreyfus répond sans embarras. Alors qu'il ignorait
» le bordereau, son cerveau, brûlé par la fièvre, a pu
» imaginer Quelque vengeance de femme (2). »
En quoi l'ignorance du bordereau pouvait-elle inciter
Dre3'fus à se dire victime d'une vengeance de femme, s'il
n'en avait pas connu ?
Extravagance de « son cerveau brûlé par la fièvre » ?
Mais, à la page 166, Reinach nous a dit que, « devant du
Paty, par un héroïque effort, il redevenait maître de lui,
discutait, raisonnait, répondait sans se contredira avec
une mémoire étonnante du détail ».
Mais craignons d'encourir, comme le commandant
d'Ormescheville, le blâme de l'historien, en insistant
(1) /. Beinach, \, 286.
(2) ;. lieinach, 1, 286.
— IDI —
lourdement sur cette question que nous avons déjà
traitée plus haut, et voyons la suite.
« Dreyfus, prétend Reinach, ne se justifia pas moins
» aisément des questions indiscrètes qu'il aurait posées
» à ses camarades (i). »
Nous ne pouvons contrôler Vaisance de Dreyfus
en 1894; miis voyons, par exemple, comment, à
Rennes, en 1899, il s'est justifié.
Le commandant Boullenger dépose :
« Dreyfus me demanda si nous étions très occupés
> en ce moment à la Commission du réseau. Je lui ré-
» pondis que nous étions très occupés effectivement et
» que nous avions encore à faire des changements aux
» débarquements de cavalerie des troupes de couver-
» ture. // me demanda alors quelles étaient les unités
» touchées par ces changements. Je lui indiquai que
» c'était telle division qui débarquait sur la Meuse, par
•» exemple.
» Nous avions déjà eu l'occasion de parler de ces dé-
» barquements des troupes de couverture en 1893, parce
» que cette même unité avait reçu des modifications,
» lorsque nous étions ensemble au bureau, en 1893.
« Alors Dreyfus me dit : « Cette division ne débarque
)^ plus à tel et tel point?» Je lui répondis que non,
» qu'elle était changée. Il me dit alors : Quels sont les
» nouveaux points sur lesquels elle débarque ? Je pensai
» alors que la demande de renseignements était trop in-
■» discrète, et je rompis la conversation. »
Dreyfus répond :
« Déjà, au procès de 1894, le commandant BouUen-
» ger a parlé de cette conversation. La seule question
(1)7. Reinach, I, 287.
11
l62 —
» que i'ai posée au commandant Boullenger est. la sui-
» vante : « Q_u'est-ce qu'il y a de nouveau au quatrième
« bureau ? »
> Cette question, je la lui ai posée » (et on dit qu'il
n'avoue jamais rien) « c'est une question toute natu-
» relie (i) ». Evidemment.
« Il est suspect, poursuit Reinach, s'il arrive en re-
» tard à son bureau. »
A Rennes, le commandant Dervieu dépose :
« Dreyfus est, à ma connaissance, le seul officier sta-
» glaire qui soit venu travailler entre ii heures 1/2 et
> 2 heures pendant lesquelles nous étions régulière-
» ment absents (2). »
Dreyfus reconnaît le fait ; il affirme que cela ne s'est
produit que le lundi, quand il revenait de passer le di-
manche à Houlgate, et seulement dans la période du
16 août au 21 septembre, — pendant laquelle, d'ailleurs,
il a écrit le bordereau.
« Il est suspect s'il s'attarde à son bureau pour quel-
« que travail (3) », et, là, Reinach cite un interrogatoire
du 15 novembre, citation peu heureuse comme on va
voir :
« Le commandant du Paty de Clam vous a trouvé
» seul dans son bureau, un soir du mois de septembre
» dernier, et vous lui avez dit spontanément que vous y
» cherchiez quelque chose ; qu'y cherchiez-vous .f*
» — Autant que je me rappelle, c'était pour chercher
> le capitaine Corvisart auquel je voulais rendre compte
» des travaux dont il m'avait chargé de faire faire l'auto-
» graphie. Quand le commandant du Paty m'a trouvé
(1) Rennes, II, 75.
(2) Rennes, II, 93.
(3) l Reinach, I, 287.
— i63 —
» seul dans son bureau, il pouvait être cinq heures et
» demie ou six heures du soir. Ma mémoire ne me per-
» met pas de dire si j'ai répondu spontanément que je
» cherchais quelque chose ou quelqu'un. »
Chercher quelqu'un dans une pièce ! Sous les meubles.''
Derrière les rideaux, sans doute?
« Mais l'a-t-on jamais vu fouiller dans les tiroirs ou
» dans les armoires.'* » demande Reinach. « Il a été
» chargé de surveiller l'autographie de plusieurs pièces.
^ A-t-il dérobé un seul des exemplaires qu'il avait à sa
» disposition (i). »
Evidemment non : car il aurait été immédiatement
arrêté.
« N'a-t-il pas protesté, — étrange espion, — auprès
» du commandant Picquart, que son tour de surveillance
» venait trop souvent (2) ? »
Qui rapporte cette protestation ? Picquart ? même pas :
c'est Dreyfus !
« Le juge », poursuit Reinach, « a dans son dossier
> les livres de dépenses et de recettes de Dreyfus,
» exacts, si minutieusement tenus... Où sont les besoins
» d'argent de l'inculpé ? Où a passé l'or du crime (3) .'' »
Et sur quel registre de comptes aurait donc figuré le
prix de la location de la villa pour la jeune femme que
Dreyfus avait voulu détourner « d'une liaison d'ordre
privé (4).^ »
Suivons toujours l'historien.
« Il a porté un jour au service intérieur, au lieu de
(1) J. Reinach, I, 288.
(2) i. Reinach, I, 288.
(3j J. Reinach, I, 288.
(4) Rennes, I, 36.
— 164 —
» les porter au service géographique, des pièces qu'il
» était chargé par Picquart de faire autographier. L'er-
» reura été réparée le lendemain. Elle a dû être volon-
» taire. Il n'a conservé aucun des documents qui ont
» été imprimés, deux fois en deux jours, par deux
» services différents ; mais il a dû en avoir l'inten-
» tion (i). »
« Je remettais immédiatement ces documents au chef
» du bureau », a dit Dreyfus dans son interrogatoire à
Rennes, « je ne les gardais pas (2) ».
Mettons en regard de cette affirmation la déposition
du commandant Galopin :
« Pendant un de ces voyages que j'ai faits avec le ca-
» pitaine Dre3^fus du ministère à la place de l'Aima, un
» jour le capitaine Dreyfus avait sous le bras des pa-
» piers;je lui dis, en manière de plaisanterie : « Le&
» heures de bureau ne sont donc pas assez longues que
» vous emportez du travail chez vous ? »
» Il me répondit : « Ce n'est pas du travail que j'em-
» porte chez moi, ce sont des papiers secrets qui con-
» cernent la mobilisation, et que je dois aller porter au
» service géographique pour en faire le tirage et faire
» détruire ensuite les pierres (3). »
(1) 3. Beinach, 1,288, 289.
(2) Rennes, I, 24.
(3) Rennes, III. 492. Dreyfus a répondu qu'il ne croyait pas... que
c'était impossible, que sans doute le commandant l'avait rencontré
alors qu'il se dirigeait vers le service géographique, où l'impression
se faisait l'après-midi. Le commandant est porté à croire qu'il a ren-
contré Dreyfus le matin, mais il aflirme qu'il n'allait pas au service
géographique, qu'il allait chez lui, qu'ils ont fait route ensemble jus-
qu'au pont de l'Aima — • Dreyfus reconnaît qu'il a pu emporter chez
lui la feuille autographique, mais pas les documents imprimés. — Il
n'en sait rien.
On a fait observer qu'il avait répondu très franchement qu'il portait
des documents secrets et qu'il aurait pu en indiquer d'autres. Et si le
— i65 —
Un fait analogue a été rapporté par le capitaine Linder
dans une lettre adressée au général Gonse, qui Ta lue à
Rennes.
« Un matin, à 9 heures 1/4, rentrant du bois à che-
» val, au moment de quitter la place de l'Aima pour
» m'engager sur le Cours-la-Reine, j'ai dû m'arrêter
» brusquement pour ne pas heurter un monsieur qui
» traversait Tallée cavalière. C'était pendant l'été
» (juillet ou août). Ce monsieur était Dreyfus qui por-
» tait des papiers sous le bras. Je l'ai interpellé au vol :
« — Tiens, c'est toi ! où vas-tu comme cela ? — Je vais
» faire imprimer des documents au service géogra-
» phique. — Et tu emportes cela chez toi, la nuit ? c'est
» rudement imprudent (i). »
On voit comme Dre3'fus ne gardait jamais de docu-
ments.
Reinach continue :
« Le commandant Jeannel a dit à d'Ormescheville
» qu'il a prêté le manuel de tir à Dreyfus au mois de
» juillet, et que, Dreyfus, deux jours après, le lui a
» rendu. Comme l'accusation place à la fm d'avril l'en-
» voi du bordereau, la déclaration de Jeannel se trouve
» être favorable à l'accusé. Alors, le juge ne la reçoit
» pas sous la foi du serment, ne l'enregistre pas; il n'en
» a pas besoin; le témoin est prévenu qu'il ne sera pas
» cité à l'audience. D'Ormescheville demande seule-
» ment à Dreyfus s'il n'a pas emprunté le manuel de tir
» à son camarade. Et comme Dreyfus prétend avoir em-
» prunté à Jeannel un autre manuel, celui de l'artillerie
commandant Galopin, précisément parce qu'ils n'étaient pas secrets,
avait demandé à les voir? '
(1) Hennés, III, 528.
— i66 —
» allemande, d'Ormescheville le charge d'un nouveau
» mensonge (i). »
Reinach reviendra, deux pages plus loin, sur la ques-
tion du manuel et montrera que la réponse du com-
mandant Jeannel, fixant au mois de juillet la remise du
document à Dreyfus, ruine l'accusation qui attribue la
date d'avril au bordereau : aussi a-t-on écarté le té-
moin.
Il est exact que le commandant Jeannel n'a pas été
appelé à l'audience. Mais nous lisons dans le rapport
{Cass. II, 86) : « Quant au projet de manuel de tir de
» l'artillerie de campagne du 14 mars 1894, le capitaine
» Dreyfus a reconnu, au cours de son premier interro-
» gatoire, s'en être entretenu plusieurs fois avec un of-
» ficier supérieur du 2® bureau de l'Etat-major de l'ar-
» mée. »
Donc Dreyfus a été prévenu de ce chef d'accusation :
si la déposition de cet officier supérieur du 2® bureau
devait lui être si favorable, pourquoi n'a-t-il pas fait ci-
ter à l'audience le commandant Jeannel ? Comment,
Dreyfus est « chargé d'un nouveau mensonge » dans le
rapport, il a toute facilité pour s'en décharger victo-
rieusement, et il n'en profite pas ! Le droit de la dé-
fense de citer des témoins est absolu, comme l'a fait
remarquer le commandant Carrière à M® Démange à
Rennes (2).
« Sur le bordereau », dit Reinach, « rien (ou presque
» rien) que de sombres niaiseries ; « Vous avez examiné
» à votre aise, — pendant une demi-minute — » (pré-
» cise Reinach; même pas une minute, une demi-mi-
» nute!) « l'écriture de la lettre incriminée; vous niez
» en être l'auteur ; sur quoi repose votre négation .'* »
(1) J. Reinach, I, 289.
(2) Rennes, II, 81.
- ,67-
«... Dreyfus répondit : « Je sais, en mon âme et
» conscience, que je n'ai pas écrit cette lettre ; donc elle
» ne peut pas être de mon écriture (i). »
Mais il a ajouté autre chose que Reinach se garde
bien de citer :
« Je consacrerais volontiers ma fortune et toute ma
» vie à découvrir le misérable auteur de cette lettre.
» Est-ce un faussaire .'' Est-ce autre chose (2) ? »
La « vive formule » : on m'a volé mon écriture, avait
été prononcée, suivant Reinach, alors que Dreyfus
n'avait que des fragments du bordereau (3). Or, après
VdiVoir examiné à son aise (4), il émet Thypothèse qu'il
est victime cV un faussaire !
Et cependant, quand, pour la première fois, le com-
mandant du Paty lui avait montré le bordereau, Dreyfus
avait dit : «x On n'a même pas cherché à imiter mon
écriture (5^ ». Le 27 novembre, il déclare au comman-
dant d'Ormescheville que, dans les fragments que
lui avait montrés l'officier de police judiciaire, avant
de lui faire voir le bordereau en entier, « il n'avait
pas reconnu son écriture (6) ». Or, nous savons que,
lorsque l'officier de police judiciaire lui avait montré ces
fragments, il a aussi dit : « les mots « troupes de couver-
» ture », ressemblent à mon écriture (7). »
« On m'a volé mon écriture », « on n'a même pas
a) y. Reinach, \, 240.
(2) Cass.,111, 18.
(3) /. Reinach, I, 592.
(4) Nous ne retenons pas la plaisanterie de la demi-minute contre
laquelle Dreyfus n'aurait pas manqué de protester par une insertion
au procès-verbal.
(5) Cass.,111, il.
(6) Cass., III, 17.
(7) Rapport Bard (Edition Stock), 33.
— i68 —
cherché à l'imiter », « les mots troupes de couverture
ressemblent à mon écriture », « je n'ai pas reconnu
mon écriture dans les fragments qu'on m'a montrés »,
« est-ce un faussaire qui a écrit la lettre ? » Telles sont
les réponses de Dreyfus à l'instruction.
Décidément, Reinach, au début du chapitre, ne nous
avait pas trompés :
« D'Ormescheville ne fit que reprendre les questions
» de du Paty, dans les mêmes termes, Dreyfus, sans se
» contredire une fois, y fit les mêmes réponses (i). »
Très incidemment, Reinach nous parle ensuite d'une
pièce du dossier secret versée seulement à Rennes le
6 septembre 1899. Dans cette lettre, datée du 29 octobre,
c'est-à-dire quatorze jours après l'arrestation de Drey-
fus, Schwarzkoppen annonce à son gouvernement,
entre autres documents, « les manœuvres de forteresse
de Paris et de Toul ». Suivant Reinach, l'auteur du
bordereau, qui « allait partir en manœuvres », est allé
précisément à ces manœuvres de forteresse.
L'argument a été présenté par M*^ Labori à Rennes. Il
lui a été répondu par le commandant Cuignet que les
documents visés par cette lettre avaient pu être fournis
en dehors du ministère, contrastant ainsi avec ceux énu-
mérés au bordereau, qui ne peuvent émaner que de
l'Etat-major, et que d'ailleurs la question de la date,
29 octobre, n'avaitpas l'importance qu'on lui attribuait,
car Schwarzkoppen et Panizzardi gardaient souvent par
devers eux huit, dix, douze ou quinze jours, les rensei-
gnements av^ant de les expédier (2).
(1) J. Reinach, I, 28o.
(2) Rennes, III, oo9. Le commandant Cuignét ajoute : « Nous avons
n des lettres dans lesquelles ils disent : « Je viens de recevoir des
» choses très intéressantes, il faut se dépêcher de les copier, parce
» que nous avons devant nous dix ou quinze jours de temps. »
— lôg —
La défense n'a pas insisté.
Continuant son analyse de l'instruction, Reinach en
arrive aux « notes » du bordereau. « Tout l'effort tend
» à faire dire à Dreyfus qu'il connaît les sujets qui y
» sont traités. 11 répond qu'il connaît tel des sujets men-
» tionnés, qu'il ignore tel autre. Et quand il eût été au
» courant de tous, en eût-il résulté (sic) qu'il était Tau-
» teur de la trahison (i) ? »
Evidemment non; c'était une condition nécessaire;
mais non suffisante. Personne n'a jamais dit le con-
traire.
Reinach qualifie toute cette discussion d'oiseuse,
d'antijuridique. Que dire de celle à laquelle il se livre
sur ces « notes », qu'il présente comme sans impor-
tance, comme étant le résumé de conversations ou d'ar-
ticles de journaux (2), alors qu'à la page 45, il nous a
révélé qu'elles étaient encore à l'Etat-major, à Ber-
lin !
Il ne nous fait grâce d'aucun argument des Hartmann,
des Havet, des Moch, sur le « frein hydraulique » ou
« hydropneumatique », sur la manière dont la pièce
s'est « conduite » ou « comportée », sur le nombre
<« fixe » ou « déterminé ». Un artilleur n'a pas pu dire
« manuel de tir de l'artillerie », il aurait dit « manuel
de tir d'artillerie »,un artilleur n'aurait pas dit « les
corps », il aurait dit « les régiments », etc., etc. (3).
Peut-être. A moins toutefois que cet artilleur n'eût,
ce qui semble assez évident, intérêt à masquer sa per-
sonnalité au cas où la lettre serait découverte. Nous
(1) ;. Reinach, I, 291.
(2) J. Heinach, I, 291 et 293.
(3) J. Reinach, I, 294.
— 170 —
renvoyons, sur ce point, nos lecteurs à une brochure
déjà signalée : Le Redan de M. Bertillon.
2. Autres interrogatoires.
Nous arrivons aux interrogatoires des derniers té-
moins. Et, bien entendu, Reinach travestit encore les
faits.
« Dreyfus, dit-il, à l'occasion d'un incident ébruité
» parla presse, a causé un jour d'affaires d'espionnage,
» de documents périmés qu'on laisse traîner exprès et
» que des garçons de bureau vendent à des agents étran-
» gers.
» Le juge demande au capitaine Roy s'il a connais-
» sance de ce système d'amorçage (i). »
Le capitaine Roy répond que, depuis huit ans qu'il
est au ministère, il n'a jamais entendu parler de travaux
de cette nature, ce qui plonge Reinach dans la stupéfac-
tion, car il nous affirme que « l'histoire était courante
» au ministère. »
De même les dépositions des capitaines Maistre,
Dervieu, Tocanne, sont résumées en quelques phrases
insignifiantes : « Dreyfus m'a acheté 40 francs un al-
» bum de photographies », déclare l'un ; « il aimait à
» faire parade de ses connaissances », dit un autre (2).
En réalité, chacun de ces officiers a été interrogé sur
la manière dont les documents étaient gardés au 2® bu-
reau, et cette question du commandant rapporteur était
(1) J. Reinach, I, 297.
(2) J. Rciaach] I, 296 et 297.
— 171 —
provoquée par une allégation assez étrange de Dreyfus
sur l'insécurité de ces documents (i), allégation qui fut
justement démentie par ces témoins dont nous par-
lons.
Pourquoi Reinach ne parle-t-il pas de cet incident,
ou le dénature-t-il en l'attribuant à une vague conver-
sation de Dreyfus sur un incident ébruité par la presse,
tandis qu'il s'agit d'une de ses réponses aux interroga-
toires ?
C'est que l'assertion de Dreyfus se rattache toujours
à la « vive formule » : On m'a volé mon écriture, et que
la vive tormule doit avoir été prononcée alors que Drey-
fus ne connaissait pas le bordereau. Car si Dreyfus,
connaissant le bordereau, se prétend victime d'un faus-
saire, la thèse de M. Bertilion nest plus une folie.
M. Bertilion expose que tout le système d^écriture du
bordereau n'a eu qu'un but : permettre d'alléguer une
machination. La démonstration irréfutable a rendu im-
possible cette défense; donc, il sera entendu que cette
démonstration est une folie, — ce qui dispensera de la
discuter, — et d'autant plus insoutenable qu'elle prête
gratuitement à Dreyfus un plan auquel il n'a jamais
fait allusion.
Malheureusement pour Dreyfus, et pour Reinach,
les faits sont là : malgré le soin qu'ont pris et M. Bard,
et M. Ballot-Beaupré, et >P Mornard, et Reinach, de ne
publier qu'une infime partie des interrogatoires, cette
infime partie contient nombre de déclarations de l'ac-
cusé qui restent acquises et qui renforcent les induc-
tions de M. Bertilion par une vérification a poste-
riori (2).
Nous arrivons à la déposition du caporal Bernollin
(1) Cass., II, 80 (Rapport d'Ormescheville).
(2) Voir la brochure : Le Redan de M. Beflillon.
— 172 —
qui, en février 1894, avait copié une note sur Mada-
gascar. Ce caporal a été envoyé au commandant d'Or-
mescheville par le commandant du Paty « qui a intérêt
» à éloigner de son bureau une enquête gênante. De
» plus, il (du Paty) a participé en août à la rédaction
» d'une note exclusivement militaire sur l'expédition de
» Madagascar. En attribuant au bordereau la date
» d'avril ou de mai, il écarte sa propre note du dé-
« bat (i). »
Quel était l'intérêt du colonel du Paty à éloigner de
son bureau une enquête gênante ? Nous l'ignorons. Mais,
à Rennes, dans sa déposition par Commission rogatoire,
le colonel du Paty a déclaré que, s'il s'était d'abord
rallié à l'opinion du colonel Sandherr, que le borde-
reau était du mois de juin, il lui avait ensuite paru plus
logique d'en fixer la date entre le 15 et le 30 août : « /'ai
» soutenu cette opinion devant le conseil de guerre
» de i8p4 », ajoute le colonel du Paty {2).
« Comme le colonel de Sancy (chef du caporal Ber-
» nollin), recevait de nombreuses visites, » dit Reinach,
« le caporal, faisant fonctions à la fois de scribe et
(1) J, Reinach, I, 298.
(2) Rennes, III, 510. A Rennes Taccusation a visé, non cette note sur
JWadagascar de lévrier, mais une autre du mois d'août rédigée par une
Commission qui comprenait un membre de cliacun des ministères in-
téressés. Il s'agissait « d'étudier la question de Madagascar et de dé-
« terminer à quels sacrifices il faudrait s'attendre en hommes et en
>) argent si nous étions obligés d'entrer en campagne. )> (Lettre d'un
des membres de cette Commission, lue à Rennes, III, oOl). La lettre
établit que seul un olficier du ministère. « à l'exclusion de tous offi-
ciers des corps de troupe •>•>, a pu en avoir connaissance. Tandis que
la note de février était purement géographique, n'en déplaise à Rei-
nach qui ne s'appuie que sur la déposition du caporal Bernollin pour
soutenir le contraire — celle du mois d'août était des plus impor-
tantes. Le général Mercier, M. Cavaignac, le général Gonse, ont estimé
que c'est la note d'août qui a été livrée.
- 173 -
» d'huissier, était souvent dérangé... De jour, quand il
> ne travaillait pas à sa copie, il la laissait sur sa table,.
» sous son buvard, « mais parfois à découvert ». Les of-
» ficiers qui passaient ont pu la voir, « la lire en par-
» tie. » Schwarzkoppen et Panizzardi venaient, chaque
» semaine, dans cette antichambre ; Bernollin n'en dit
» rien. Il ne nomme que Dreyfus (i). »
Bien que cette déposition n'ait pas une grande im-
portance, nous relèverons cependant quelques erreurs
dans la citation de Reinach.
Le caporal Bernollin a dit :
4f J'ai toujours placé le travail dans un carton quand
» j'étais dérangé de mon bureau, mais cependant il a pic
» rester à découvert et être lu en partie, ou tout au
» moins vu, lorsque des oiri ciers connus de moi venaient
» dans la pièce... J'avais d'ailleurs reçu, au sujet des
» travaux qui m'étaient confiés pour en faire des copies,
» des instructions toutes particulières du colonel de
» Sancy pour les placer en lieu sur et ne pas les laisser
•» à découvert lorsque des officiers étrangers venaient à
» son bureau (2). »
On voit ce que devient l'assertion de Reinach relati-
vement à Schwarzkoppen et à Panizzardi, et aussi à
l'insécurité des documents confidentiels du deuxième
bureau, enfermés « dans des cartons sans cadenas, ou
» qui traînaient parfois sur les tables (3). »
■^. La théorie de M. Bertillon.
Enfin, nous apprend Reinach, le commandant d'Or-
mescheville « travailla beaucoup avec Bertillon. Du
(1) J. Bcinach, I, 290.
(2) Cass , II. 68.
(3) J. Hnnach, I, 298.
— 174 —
» Paty, ayant imaginé que la famille de l'accusé se ser-
» vait pour lui écrire de procédés de cryptographie et
» d'encre sympathique, s'était fait remettre les lettres
» qui étaient arrivées au Cherche-Midi. 11 invita d'Or-
» mescheville à les soumettre à l'examen de Ber-
» tillon (i). »
Assertion purement gratuite contre le commandant
■du Paty qui, n'étant plus officier de police judiciaire,
n'avait pas qualité pour saisir la correspondance de
Dreyfus ; assertion démentie d'ailleurs par le texte
même de Reinach, car, si le commandant du Paty avait
voulu faire examiner ces lettres par M. Bertillon, avec
qui Reinach nous a raconté (p. 171) qu'il avait eu « une
collaboration régulière de tous les instants », il ne se-
rait pas passé par Tinterm^édiaire de l'officier rappor-
teur.
Nous arrivons à la discussion du système de M. Ber-
tillon. « L'historien éprouve moins de honte à raconter
» certains crimes que de telles folies (2). »
Nous ne suivrons pas Reinach dans sa discussion,
•car il consent à discuter avec « le fol ». Le système de
M. Bertillon a été très complètement exposé dans une
brochure. « Le Bordereau, étude des dépositions de
M. Bertillon et du capitaine Valerio au conseil de guerre
de Rennes — Paris, 1904 ». — Nous ne pouvons mieux
faire que d'y renvoyer le lecteur. On y voit lumineuse-
ment prouvée la culpabilité de Dreyfus, et certes, dans
les annales judiciaires, la démonstration de M. Ber-
tillon restera comme un chef-d'œuvre d'investigation,
de merveilleuse ingéniosité, d'extraordinaire intui-
tion.
(1) J. Reinach, 1, 300.
(2) J. Reinach, 1, 310.
— lyS —
Contentons-nous de relever une accusation de fraude
portée contre Texpert : « Les photographies réticulées
» de Bertillon ont été retouchées par lui afin de justifier
» sa découverte. La fraude qu'il veut prouver, il ne
» peut la démontrer que par une fraude (i). »
Reinach, il est vrai, a soin, pour lancer cette accusa-
tion calomnieuse, de se retrancher derrière la déposi-
tion, à Rennes, d'un nommé Paraf-Javal (2) ; mais ce
Paraf n'a pu reprocher à M. Bertillon qu'une chose,
c'est d'avoir reconstitué le bord-ereau. Le document
ayant été déchiré et recollé sans précautions, une pho-
tographie originale ne permet pas une étude s'appu3^ant
sur des mesures précises. M. Bertillon a donc procédé
à une reconstitution du bordereau tel qu'il était avant
d'être déchiré. Il a expliqué comment il a opéré (3) etsa
méthode, d'une rigueur absolue, ne prête le flanc à au-
cune critique.
Les fines ironies de Reinach sur le « Redan », ne sont
que le résumé de toutes les plaisanteries que, pendant
trois années, les partisans de Dreyfus ont décochées à
^L Bertillon, car il est beaucoup plus facile de railler
que de discuter.
Le « Redan >> a été, lui aussi, étudié dans une bro-
chure spéciale à laquelle nous avons déjà plusieurs fois
prié le lecteur de se reporter. On y trouvera la réponse
à cette question de Reinach :
« Pourquoi Dreyfus n'a-t-il pas allégué pour sa dé-
» fense cet alibi de machination si savamment pré-
» paré (4) .^ »
(1) /. Reinach, I, 303.
(2) Rennes, II, 414.
(3) Rennes, II, 325.
(4) J. Reinach, I, 308.
— 176 —
La réalité, c'est qu'il s'est minutieusement conformé
au plan que lui prêtait M. Bertillon.
Cependant, nous sommes d'accord avec Reinach sur
un point, c'est que le système en question est « l'un des
» éléments principaux de la certitude », non seulement
de tous les « chefs militaires, d'aujourd'hui et de de-
» main (i), » mais aussi de tous les militaires non chefs
et de tous les civils qui ont pris la peine de l'étu-
dier.
La meilleure preuve, d'ailleurs, du danger de ce sys-
tème pour son client, c'est que Reinach lui consacre
dix pages de son livre : il a beau s'excuser de cette
« humiliation », le fait est 1^ et il est singulièrement si-
gnificatif.
4. Le rapport d'Ormescheville.
« D'Ormescheville déposa son rapport le 3 décembre.
» Il l'avait rédigé en une étroite collaboration avec du
» Paty », affirme Reinach (2).
Signalons à nouveau le procédé qui consiste à répé-
ter à satiété, pour arriver à l'imposer, une affirmation
qui ne repose sur rien, même pas sur le témoignage de
Picquart, comme nous l'avons montré.
En note, Reinach nous apprend que ce rapport fut
publié pour la première fois dans le Siècle du 7 jan-
vier 1898. C'est sa manière de prouver qu'il y avait
toute garantie de discrétion à verser aux débats des
pièces secrètes.
(1) 3. Beinach, I, 310 et 31 L
(2) J. Reinach, I, 311.
— 177 —
L'analyse de ce rapport est faite par Reinach suivant
sa méthode habituelle : tronquant les textes et opposant
à des faits établis des affirmations, non seulement gra-
tuites, mais complètement fausses. — Un exemple :
« Le bordereau n'était pas parvenu à Schwarzkop-
» pen, puisqu'il avait été volé intact avant de lui être
» remis. »
Pour étayer cette base si fragile de tout son roman
historique, nous avons déjà vu que Reinach n'apporte
aucune preuve, pas plus ici qu'au début de ce vo-
lume.
« Tout de suite, nous dit-il, d'OrmeschevilIe s'appli-
» qua à discréditer Gobert dont le rapport fut néga-
» tif(i). «
« Tout de suite », évidemment; car le rapporteur,
faisant un historique des faits, commence par le premier
en date.
Les pièces ont été remises à M. Gobert le 9 octobre;
Reinach le nie, et prétend qu'elles ne l'ont été que
le II.
Or, c'est le 11 que le général Gonse a rendu compte
au général Mercier de l'attitude étrange de M. Gobert,
et alors le ministre prescrivit de faire appel à M. Ber-
tillon.
Reinach prétend que c'est faux, parce que, dit-il, le
général Mercier était absent le 12, et le 13, jour où
furent remises les pièces à M. Bertillon. Cette remise
ayant eu lieu à neuf heures du matin, il est cependant
probable que la journée du 12 a été employée aux trans-
missions entre le ministère de la Guerre, le ministère
de l'Intérieur et la Préfecture de police, et par consé-
(l) J. Reinach, 1,312.
12
- 178 ~
quent que l'ordre a bien été donné le ii, avant le dé-
part du ministre.
« Pour Gobert », dit Reinach, commentant le rapport,
« il avait reçu parmi les documents de comparaison un
)) travail de comparaison qui comportait un exposé dé-
» taillé des ressources de la Banque de France : « Drey-
» fus ayant dû, pour faire son travail, consulter le haut
» personnel de la Banque, sa présence dans cet établis-
» sèment a été forcément connue d'un certain nombre
» d'employés. >* Or, Gobert, expert à la Banque, a
» voulu savoir de Gonse le nom de l'officier incri-
» miné (i) ! »
Jamais, affirme Reinach, a Dreyfus n'a mis les pieds
» à la Banque, ni consulté aucun de ses fonction-
» naires ». C'est l'affirmation de Dreyfus à Rennes.
a Cela semble bien extraordinaire, a dit le général
» Gonse, parce que ces messieurs de la Banque avaient
» des relations avec le premier bureau. »
« Comment avez-vous eu des renseignements sur les
» sommes que la Banque pouvait mettre à la disposi-
» tion de l'Etat?» a demandé le président Jouaust à
Dreyfus.
Admirons la précision de la réponse :
« J'ai fait mon travail sur les archives du ministère
» de la guerre, sur les travaux de M. Swart, sur les do-
» cuments de l'emprunt Morgan en 1870. (2) »
Les archives du ministère de la guerre et les docu-
ments de l'emprunt Morgan, qui a été négocié en An-
gleterre en 1870, devaient fournir des renseignements
(1) J. Reinach, 1, 314.
(2) Rennes, II, 317.
— 179 —
bien d'actualité. Restent les travaux d'un Anglais sur la
Banque de France 1
Le rapporteur déclare, qu'invité à fournir des expli-
cations techniques sur son examen, M.Gobert se serait
dérobé. Reinach dit que c'est faux, que M. Gobert a
seulement déclaré, le lo novembre, qu'il ne voulait pas
se charger d'une nouvelle expertise. Cependant, le
10 novembre, le rapporteur lui posait la question sui-
vante (i) :
« Pouvez-vous nous fournir quelques explications
» techniques sur les points qui ont motivé les conclu-
» sions que vous formulez dans votre lettre-rapport? »
Et M. Gobert répond :
« Je ne saurais, étant donnée la date ancienne de mes
» vérifications, vous faire l'exposé des similitudes et des
» dissimilitudes graphiques que j'ai constatées au docu-
» ment incriminé avec l'écriture du capitaine Dreyfus.
» J'ai relevé une similitude générale quant au type de
» l'écriture; j'y ai trouvé aussi des similitudes de dé-
» tail, mais un très grand nombre de dissimilitudes. Ces
» dernières m'ont conduit aux conclusions de ma lettre-
» rapport. »
Après cette déposition, le rapporteur n'était-il pas en
droit de dire que M. Gobert s'était dérobé .'*
Quant à la lettre-rapport elle-même, le commandant
d'Ormescheville a écrit que « son sens dubitatif ne lui
,» donne, au point de vue juridique, aucune valeur
» propre ; elle ne comporte aucune discussion technique
» permettant de comprendre sur quelles données M. Go-
•» bert avait pu baser son appréciation (2) ».
(1) Cass., II, 53.
<2) Gass., II, 78.
— i8o —
Or, si Ton se reporte à cette lettre-rapport (i) on
constate que, déduction faite des formules du début et
de la fin, son texte comprend exactement treize lignes.
La conclusion en est formulée par cette phrase :
« La lettre incriminée pourrait être d'une personne
» autre que celle soupçonnée v.
Les termes du rapport d'Ormescheville sont entière-
ment justifiés et nous pensons que le rapport a été plus
exact en qualifiant le sens de cette lettre de f//^/)//^^//'
que Reinach en le qualifiant de négatif.
Le rapporteur, citant certaines particularités gra-
phiques de Dreyfus, constate qu'on les remarque notam-
ment dans une lettre au Procureur de la République de
Versailles et dans des lettres ou cartes à sa fiancée, Rei-
nach souligne ce dernier motet s'écrie : « Cruelle gouja-
» teriequi semble une vengeance de du Paty! » (/. Rei-
nach, I, 3 15).
Pourquoi « vengeance? w Nous l'ignorons, mais
quant à la goujaterie, nous lisons dans la déposition
du colonel du Paty à Rennes :
« Quant aux lettres de fiançailles du capitaine Drey-
» fus, j'avais pris sur moi de les distraire de la saisie et
» de les remettre à M"" Dreyfus (lors de la perquisi-
» tion). Mais celle-ci a demandé ultérieurement à les
» verser au dossier ; elles font l'objet à! mx\ procès-ver-
» haï de remise volontaire annexé à ma procédure
)> de 1894 (2) ».
Sans doute l'historien impartial ne doit-il pas se
préoccuper de ces détails.
Reinach continue sa critique-:
(!) Ca5i., II, 289.
(2) Rennes, III, u07.
— i8i —
« Pas un mot du papier pelure vainement recherché
o) dans les perquisitions, dont Dreyfus affirme ne s'être
» jamais servi. »
Vainement recherché dans les perquisitions, oui,
mais pas dans les papeteries.
Autre reproche :
« La scène de la dictée est racontée d'après du
» Paty (i) ».
D'après qui fallait-il la raconter, puisque le rappor-
teur n'y avait pas assisté et que le manuscrit de cette
dictée confirmait hautement la relation du commandant
du Paty.?
(i Autre charge », dit Reinach. « Il résulte des décla-
» rations de l'accusé qu'il pouvait se rendre en Alsace
)> en cachette, à peu près quand il le voulait, et que
)) les autorités allemandes fermaient les yeux sur sa pré-
» sence. » Or, « Dreyfus a dit exactement le con-
» traire (2) ».
Pourquoi Reinach, qui ne ménage pas les citations,
exactes ou non, ne nous donne-t-il pas le fragment
d'interrogatoire relatif à cette question, puisqu'il a la
copie du dossier ? Il est bien extraordinaire que le rap-
port contienne de pareilles contre-vérités, qui devaient
fournir, à l'audience, des armes redoutables à la dé-
fense.
Suivent la question jeu et la question femmes. Rei-
nach se contente de dire que c'est une « sale page (3) ».
Puis il continue :
' « Et, de même style, Prudhomme de caserne soufflé
♦) par Basile », — mais quel est le style de Reinach ? —
(1) J. Reinach, I, 31b.
(2) J. Reinach, I, 316.
(3) /. Reinach, I, 317.
— l82 —
« d'Ormescheville raconte sa propre expérience de
» Dreyfus pendant l'instruction judiciaire : « Quand il
» hasardait une affirmation, il s'empressait de l'atténuer
» par des phrases vagues ou embrouillées ». — On les
» a lues, d'après le compte-rendu signé du juge lui-
» même ».
On n'a rien lu du tout, puisque Reinach n'a cité que
des fragments insignifiants. D'ailleurs le rapporteur
donne une preuve matérielle que Reinach néglige :
« il est facile de s'en rendre compte par le grand nombre
» de mots rayés nuls et de renvois en marge qui figurent
» sur le procès-verbal (i) ».
Mais tout cela, pour Reinach, c'est « le langage des
» procureurs du Saint-Office ».
« Dreyfus, poursuit l'historien, a signalé l'insécurité
» des documents secrets ou confidentiels au deuxième
» bureau. La déposition du capitaine Roy, celle de Ber-
» nollin, prouvent qu'il a dit vrai. D'Ormescheville af-
» firme que « Tallégation de Dreyfus n'a été confirmée
» par aucun des témoins », et se demande quel pouvait
» bien être le but de ce mensonge (2) ».
Suit un nouveau rapprochement avec la procédure de
l'Inquisition.
Reinach ajoute d'ailleurs, après les mots« la déposi-
tion du capitaine Roy », une note :
« Dreyfus avait signalé l'absence d'un cadenas à se-
» cret à l'armoire des dossiers du deuxième bureau.
» Aussitôt la négligence fut réparée. « Depuis le com-
» mencetnent de novembre^ d'après Roy, cette armoire
» est munie d'une barre de fer avec cadenas à lettres^
» {Cass. Il, 72). »
. (1) Cass., II, 80.
(2) /. Reinach, I, 3i8.
— i83 —
Ainsi, d'après Reinach, Dreyfus, même de sa prison,
continue à rendre des services à l'Etat major. Rappe-
lons, d'ailleurs, que Reinach fixe'au 5 novembre « le
» premier interrogatoire, qui n'avait pas duré cinq mi-
» nutes » (i) et le deuxième au 14 (2).
Reinach souligne : « depuis le commencement de
» novembre », pour faire croire qu'avant cette date les
documents secrets traînaient partout. Or, le capitaine
Roy a dit :
« Les documents secrets sont enfermés dans l'armoire
» qui se trouve dans mon bureau ; cette armoire a une
» serrure spéciale et la clef est dissimulée entre des
» livres de la bibliothèque contiguë à l'armoire, endroit
* connu seulement des officiers titulaires. Depuis le
» commencement de novembre, cettearmoire... etc. (3) ».
On voit que la déposition du capitaine Roy ne con-
firme nullement les dires de Dreyfus sur l'insécurité
des documents, pas plus que celle du caporal Bernollin
que nous avons rapportée plus haut.
On voit en outre que si des mesures plus rigou-
reuses encore avaient été prises au commencement de
novembre, c'est tout simplement parce que c'est à ce
moment qu'avait été connue l'arrestation d'un officier
soupçonné de trahison.
« Pas un fait », dit Reinach, continuant la critique
du rapport. « Rien que des insinuations... et c'est
» encore la procédure de l'Inquisition (4) ».
L'Inquisition... C'est une obsession.
(!) ;. Bdnach, 1, 263.
(2) J. Reinach, l, 285. « Les interrogatoires de Dreyfus avaient recom-
mencé le 14 novembre. »
(3) Cass., II. 72.
(4)J. Reinach, I, 318.
— i84 —
Un exemple de parti pris. Le commandant Ducros
faisait des études d'artillerie à Puteaux. Il a invité
Dreyfus à venir le voir. Dreyfus n'y est pas allé et on
s'est bien gardé de citer le commandant Ducros !
Encore aurait-il fallu connaître le fait. D'ailleurs le
général Mercier a fait remarquer que précisément le
canon Ducros venait d'être rejeté et que, par suite,
Dreyfus n'avait aucun intérêt à connaître ce canon (i).
Comment aurait-il su, objecte Reinach, que ce canon
venait d'être rejeté ? Comme il a su, par exemple, qu'un
examinateur lui avait donné une mauvaise note à
l'Ecole de guerre, cette note étant secrète.
Puis, nous avons une discussion sur les notes du
bordereau. C'est toujours la même, nous l'avons déjà
subie plusieurs fois. Enfin, une charge contre les conseils
de guerre, « ces tribunaux d'exception recrutés au
w hasard, dominés par le fanatisme, dont le principe
» est incompatible avec la Raison et le Droit (2). »
Reinach préférerait évidemment que ces tribunaux ne
fussent pas recrutés « au hasard », mais soigneusement
composés d'après ses indications.
Entre temps, Mathieu Dreyfus avait demandé à
M. Waldeck-Rousseau de défendre son frère. « Le grand
avocat » refusa... provisoirement. Il devait accepter
en 1899... comme Président du Conseil. Il désigna
M^ Démange, qui étudia l'affaire. A peine eut-il ouvert
le dossier, qu'il sentit le souffle empesté des haines
religieuses » (3) qui s'en dégageait, du moins Reinach
nous l'affirme. Et tout de suite l'avocat accepta en
« vrai chrétien » qu'il était.
(1) Bennes, I, H6.
(2) J. Reinach, I, 323.
(3) J. Reinach, I, 325.
— i85 —
Pour finir le chapitre, Reinach nous donne quelques
extraits des « Lettres d'un Innocent », par Alfred
Dreyfus.
Les rares lecteurs de ce livre savent ce que sont ces
lettres : de longues déclamations toujours identiques à
elles-mêmes sur l'honneur, l'honneur du soldat, le mar-
tyre du soldat... Mais pas une fois l'auteur ne fait allu-
sion aux charges qui pèsent sur lui ; pas une fois il ne
se révolte contre une accusation précise. Toujours des
phrases vagues, qu'à part une ou deux il pourrait aussi
bien écrire si on lui reprochait d'avoir volé un de ses
camarades, triché au jeu, commis un attentat à la
pudeur. Singulier innocent, qui pas une fois ne parle
du crime dont on l'accuse !
Relevons cependant ce passage, le seul qui ait trait à
notre sujet :
« Avoir travaillé toute sa vie dans un but unique :
» dans le but de revanche contre cet infâme ravisseur
» qui nous a enlevé notre chère Alsace, et se voir accusé
» de trahison envers ce pays ! Non, ma chère adorée,
» mon esprit se refuse à comprendre. Te souviens-tu
» que je racontais que, me trouvant il y a une douzaine
» d'années à Mulhouse, au mois de septembre, j'entendis
> un jour passer sous nos fenêtres une musique alle-
» mande célébrant l'anniversaire de Sedan ? Ma douleur
» fut telle que je pleurai de rage, que je mordis mes
» draps de colère et que je jurai de consacrer toutes mes
» forces , toute mon intelligence à servir mon pays
» contre celui qui insultait ainsi à la douleur des
» Alsaciens (i).
En regard de cette belle tirade, mettons cet extrait de
la déposition du général Lebelin de Dionne :
(I) J. fieinach, 1, 326 et 327.
— i86 —
« Il disait que les Alsaciens étaient bien plus heureux
» sous la domination allemande que sous la dofnination
» française.
« Je sais que M. Dreyfus a nié le propos, mais les
» renseignements que j'apporte au Conseil sont des
» renseignements qui ont été contrôlés. Ils ne pro-
» viennent pas d'une source unique et présentent tous
» des garanties (i) ».
Et aussi cet extrait de la déposition du lieutenant-
colonel Bertin-Mourot :
« Je rentrais de mission sur les lignes des Vosges ; je
» racontais que j'avais même poussé jusqu'à la fron-
» tière, que je le regrettais, n'ayant trouvé là que des
» impressions pénibles, si près de cette ligne frontière
> tracée sur mon sol natal avec, de chaque côté, un Dieu
» des armées différent. Je fus interrompu brusquement
» par le capitaine Dreyfus. — Mais cela ne pourrait pas
» être pour nous autres juifs ; partout oit nous sommes,
» notre Dieu est avec nous (2) ».
« Voilà l'homme, » conclut Reinach ; quelle force
» perdue (3) ! »
(1) Rennes, II, 179.
(2) Re7ines, II, 38.
(3) J. Reinach, I, 330.
CHAPITRE VIII
LE DOSSIER SECRET
. Efforts tentés cm faveur de Dreyfus.
Une surprise agréable attend le lecteur au début de-
ce chapitre : Reinach lui-même entre en scène.
Son intervention fut provoquée par une interview du
général Mercier publiée par le Figaro. On y prêtait au
ministre des affirmations sur la culpabilité de Dreyfus,
des indications sur la puissance à laquelle les rensei-
gnements avaient été livrés, et enfin quelques propos
sur la Haute-Cour qui avait condamné le général Bou-
langer. Reinach, qui avait provoqué la réunion de cette
Haute-Cour, ne pouvait pas ne pas protester.
«Je n'avais jamais vu, dit-il, le capitaine Dreyfus:
» je ne connaissais alors aucun membre de sa famille ;
» j'ai vu, pour la première fois, M'"'' Dreyfus en jan-
» vier 1897 et Mathieu Dreyfus en octobre de la même
» année. Mais dès le premier jour f avais eu V intuition
» que r accusé était innocent {i). »
(1) /. Reinach, I, 335. — Cette affirmation de Reinach, qu'il n'a eu
aucun rapport avec la famille Dreyfus, est bien extraor4inaire.
Faisons d'abord remarquer que, s'il avait cette intuition de l'inno-
cence de l'accusé, la première démarche à faire était de se mettre
en rapport avec les parents de l'innocent pour les aider à le sauver.
— i88 —
Il va alors voir le président du Conseil, M. Dupuy ;
et, comme cette interview du général Mercier n'était
qu'un prétexte (i), il « confie ses doutes » au ministre.
Nous avons à cette occasion un précieux aveu de
Reinach : le Petit Journal avait publié, au mois de juin,
un roman intitulé Les deux frères, dont le thème était
une machination dirigée centre un officier : un faussaire
imitait son écriture, glissait la lettre ainsi confectionnée
dans une enveloppe contenant des documents secrets,
et signalait l'officier à la police. Le jour de l'arresta-
De plus, Dreyfus était « l'un des premiers de sa religion et de sa race
» qui fût entré â l'Etat-major » (I, 336). C'est Reinach qui emploie le
mot race ; il montre ainsi tout le prix que cette race attachait à voir
l'un des siens à l'Etat-major, et il n'a pas même eu le désir de le con-
naître !
Mais passons. Au tome II de son « Histoire », il nous raconte (II,
164), que, dès janvier 189o, c'est-à-dire dès la condamnation, Mathieu
Dreyfus se mit en campagne. Un « écrivain bonapartiste », Arthur
Lévy, conseilla à M^^ Dreyfus de faire paraître une protestation. » Vers
la même époque, dit Reinach (H, 164, en note), mon frère Salonion
Reinach avait soumis un projet analogue au « philosophe » Lévy-
Brùhl, cousin de Dreyfus ».
Ainsi, tous les représentants de la race entrent en lice. Reinach lui-
même, toujours au début de cette année 1896, presse Scheurer-Kestner
•de faire une démarche auprès de M. de Freycinet (II, 169) ; Mathieu
Dreyfus va voir le sénateur Siegfried, M. Lalance, le général Jung,
M. Pierre Lefèvre, du Rappel, M. Xau, du Journal, M. de Rodays, du
Figaro, M. Yves Guyot, M. Judet (II, 167), M. Scheurer-Kestner, qui
retourne voir M. de Freycinet, le général Billot, M. Berthelot (II, 169).
On voit l'activité déployée par Mathieu Dreyfus dès le début ; et, dans
toutes ces démarches, il n'a omis qu'un homme, à la fois journaliste
«t député, un de ses coreligionnaires, des plus influents, des plus re-
muants, des plus notoires, Joseph Reinach en un mot !
Quelle invraisemblance ! Mais c'est toujours le même procédé : il
faut faire croire que chacun a agi de son côlé, qu'il n'y a eu ni con-
cert, ni entente. De même plus tard, on nous racontera que si Pic-
quart, Mathieu Dreyfus, Scheurer-Kestner, sont arrivés tous les trois
à trouver Esterhazy, c'est bien par hasard et sans s'être jamais vus !
Nous aurons l'occasion de revenir sur cette mystification.
(1) Je pris texte de la phrase où le porte-parole de Mercier... » (J. Rei-
nach, I, 336).
— i89 —
tion, un journal à la dévotion du faussaire racontait à
grand fracas l'infâme trahison et donnait le nom de
traître.
Reinach prétend qu'Henry s'est inspiré de ce roman :
ce qui est incontestable, c'est que la défense que se
préparait Dreyfus en écrivant le bordereau avec le truc
du gabarit pouvait se référer à ce roman ; ce qui est
non moins incontestable, c'est que la thèse de la machi-
nation dirigée contre Dreyfus s'est déroulée comme
dans le roman, y compris la divulgation de l'arrestation
dans un journal qui apparaissait comme devant être à
la dévotion des machinateurs. Enregistrons aussi ce
fait, que, parmi « les quelques personnes qui croyaient
» Dreyfus innocent, le bruit s'était répandu que la lettre
» incriminée était l'œuvre d'un faussaire, d'un cama-
» rade qui se vengeait (i) », et que, pour accréditer ce
bruit et « pour jeter un coup de sonde », Reinach fit
publier parle Petit Temps les principaux passages d'un
chapitre du roman particulièrem.ent significatif (2).
Si nous rapprochons cette manœuvre des partisans
de Dreyfus de la phrase de celui-ci : « On m'a volé mon
écriture », nous voyons que la thèse de la machination
était bien arrêtée comme moyen de défense. Pourquoi
cette thèse n'a-t-elle pas été soutenue jusqu'au bout,
sinon parce qu'un obstacle s'est présenté ? Et cet obsta-
cle a été la déro,onstration de M. Bertillon, comme nous
le verrons plus loin.
Reinach qui, plus haut, a dit que la situation poli-
tique n'était pas menaçante, enregistre alors des décla-
rations de journaux officieux allemands très « sévères » ;
il rapporte des démarches du comte de Munster auprès
de M. Hanotaux.
(1) J. Reinach, I, 338.
(2) J. Reinach, I, 339, en note.
— '90 —
» Le ton de la presse allemande devenait vif (i ) ».
Cette attitude de la presse allemande amena des
répliques violentes de la presse française, devant les-
quelles « Mercier capitula pour la seconde fois, promit
» qu'à tout prix il serait vainqueur (2) ».
(1) J. Reinach, I, 341.
(2) J. Reinach, I, 344. — A propos de ces articles de journaux, Rei-
nach rapporte, 1, 340, en note, une version du Petit Journal, de VEcho
de Paris, de la Libre Parole et de la Cocarde, d'après laquelle le prin-
cipal correspondant de Dreyfus était à Bruxelles. Il ajoute que l'accu-
sation fut reprise à Rennes et que M. Lonquéty vint déposer qu'il
-avait rencontré Dreyfus à Bruxelles. « Il avait oublié Tannée, dit Rei-
nach. On voulut lui faire dire que c'était en 1894... Il fut établi que
c'était en 1886. »
On va voir de quelle façon ce point fut établi. — A la Cour de cas-
sation, M. Lonquéty avait dit {Cass., I, ul4) : « Il me semble, sans pou-
i> voir l'assurer, que c'était au courant de l'été 1894 ». — A Rennes
(II, 183), le lieutenant-colonel Bronj^niart lui demanda : « Pensez-
» vous que cela puisse être en 1886? — M. Lonquéty. Cela me « paraît
» très loin. Je ne crois pas. — Le lieutenant-colonel Brongniart. Trop
» loin? — M. Lonquéty. Cela me paraît très loin. »
Et alors Dreyfus, qui, pour d'autres témoins, ne peut préciser des
conversations remontant à 1894, se rappelle, avec une fidélité de sou-
venir merveilleuse, avoir vu à distance quelqu'un en 1885 ou 1886 :
« Nous sommes restés à distance l'un de l'autre », a dit M. Lonquéty
à la Cour de cassation. — A-t-il au moins confirmé le récit de Drey-
fus? Quand celui-ci eut fini de parler : « Puis-je me retirer? » de-
mande M. Lonquéty.
Il y a mieux : cette date de 1886, mise en avant par Dreyfus, n'a
été indiquée par lui que sous réserves, mais il avait donné un moyen
de la contrôler.
« Je crois, a-t-il dit, que celte date est 1885 ou 1886, je ne puis pas
» affirmer que ce soit la date exacte, mais il est facile de retrouver la
« date par celle de l'Exposition d'Amsterdam » {Rennes, II, 184).
Or, l'Exposition d'Amsterdam est de 1883. On voit comment la date
de 1886 a été établie ! Et M. Lonquéty, à qui la date de 1886 paraissait
déjà « très lointaine » doit penser, comme nous, que celle de 1883
est terriblement lointaine, et que c'est bien en 1894 qu'il a rencontré
Dreyfus à Bruxelles.
On verra d'ailleurs, au tome III (p. 592) que Reinach adopte cette
date de 1883.
— igi —
Cette extraordinaire capitulation, gage d'une victoire,
est fixée par Reinach au 12 décembre ; et cette date est
déterminée avec une précision aussi rigoureuse que la
première fois, toujours grâce à un article de la Libre
Parole.
« Ainsi échouèrent, dit Reinach, avant le procès,
» avant le gouffre que creusera le verdict de condamna-
» tion, les efforts de l'ambassadeur allemand pour sau-
^) ver l'innocent (i) ».
Efforts qui étaient d'ailleurs identiques à ceux tentés
par le même ambassadeur en faveur de Greiner qui
avoua son crime.
Reinach parle ensuite du bordereau « annoté », dont
l'existence ne fait pour lui aucun doute : l'interpréta-
tion perfide d'une déposition du colonel Henr}'' au
procès Zola au sujet du dossier secret, un article de la
Libre Parole et un autre de V Intransigeant, fixent ce
point d'histoire. Il y a aussi une conversation du général
de Boisdeffre avec la princesse Mathilde, et une autre
avec le colonel Stoffel, au sujet d'une lettre de l'Empe-
reur Guillaume au comte de MUnster dans laquelle
Dreyfus était nommé. Cette lettre, c'est le bordereau
annoté. La conversation avec la princesse Mathilde fut
révélée par M. Andrade, « qui tenait son récit de M. de
)) la Rive, qui le tenait d'un tiers qu^il refusa de
» nommer (2). On voit comme la filière est solidement
établie. Elle ne l'est pas moins bien d'ailleurs pour la
conversation avec le colonel Stoffel « qui répéta cet
» entretien à un ancien député bonapartiste, Robert
(1) J. Reinach, I, 34o.
(2) /. Reinach, I, 349, eu note.
— 192 —
» Mitchell, qui en fît le récit à Ranc », qui sans doute l'a
communiqué à Reinach.
M"'*' Séverine a un renseignement encore plus précis :
(( Le bordereau annoté aurait été montré secrètement
» aux juges de Rennes par un ami de Mercier. »
« Tels sont les faits ; qu'en peut-on conclure ? »
demande Reinach.
Et il « incline à croire que ces faux furent fabriqués
» et photographiés en 1894 ». Mais, « d'autres pensent
» qu'ils n'auraient été forgés qu'en 1896 ou 1897 (i).
Nous voilà fixés sur ce point intéressant.
La composition du dossier secret.
Reinach passe ensuite à la discussion des pièces
secrètes, dont le commentaire fut rédigé par le comman-
dant du Paty. Ce commentaire a été détruit en 1894, et
une copie qui en restait, et que Picquart dit avoir vue,
fut détruite en 1897. Cependant Reinach n'hésite pas à
dire, comme s'il l'avait sous les yeux : « Du Paty applique
» ces mots... Pour du Paty »
On se demande comment il peut le savoir. C'est bien
simple : il se contente de reproduire la déposition de
Picquart à|Rennes (2). Seulement il oublie de le dire.
(1) J. Reinach, I, 351.
(2) Hennés, I, 401 et suiv.
— 193 —
La première pièce est le mémento de Schwarzkoppen,
brouillon d'un rapport qu'il adressait à son gouverne-
ment, en réponse à un télégramme qu'il avait reçu en
clair et ainsi conçu : « Choses aucun signe d'Etat-ma-
jor (i) *.
Le mémento de la réponse est le suivant :
" Doute, preuve, lettre de service. Situation danijereuse pour moi
avec un oflicier français. >"e pas conduire personnellement négociation,
apporter ce qu'il a, absolu, bureau des renseignements. Aucune rela-
tion corps de troupe. Importance seulement sortant du ministère.
Déjà quelque part ailleurs » (2).
Cette pièce, oîi Schwarzkoppen répond au doute qui
s'est élevé sur l'origine des documents, par la preuve
qu'il s'est procurée ou va se procurer en se faisant mon-
trer la lettre de service de son correspondant, où il dit
qu'il n'a aucune relation avec les corps de troupe, parce
que les renseignements n'ont d'importance que s'ils
sortent du ministère, s'applique, suivant Reinach (3),
« naturellement, sans effort à Esterhazy », qui d'ailleurs
« a prétendu qu'il avait été un intermédiaire (comme
» contre-espion) entre le service des renseignements et
» Schwarzkoppen (4). »
De là, suivant Reinach, les mots bureau des rensei-
^gnements qui sont dans le mémento. Explication en ef-
fet bien vraisemblable ; on voit d'ici un contre-espion
se présentant à Schwarzkoppen de la part du bureau
des renseignements!
'f '
(1) Cas^., I, 359. Le télégramme est du 27 décembre 1893.
(2) Cass., I, 3o9. La pièce est de janvier 1894.
(3) Exemple : il y a dans le texte allemand : Absolute Ge. — Ce que,
dit Reinach, « Picquart traduira : Absohtte Gcicissheit, certitude ab-
solue » ; il l'entend aiosi : « la certitude absolue qu'Esterhazy a eu des
relations avec le bureau des renseignements. » {J. fleinach, I, 3o2\
C'est en etîet une interprétation « naturelle, sans efTort ! »
(4) J. fieinack I, 3.j3, en note.
13
— 194 —
« La notice continuait », nous apprend Reinach,
« par une lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen » :
Elle est adressée par Schwarzkoppen à Panizzardi (5).
Le général Mercier, à Rennes, a fait remarquer que
le ministère de la guerre s'était spécialement occupé de
la place de Nice et de tout ce qui intéressait sa défense,
pendant les mois de mars et avril 1894, et que de nom-
breux exemplaires de plans directeurs avaient circulé
dans les i^"^ et 3^ bureaux. Le commandantdu Paty, après
avoir mentionné que les plans n'avaient pas été sous-
traits du service géographique, où il a été constaté que
tout était en place, a dit qu'ils avaient pu disparaître
momentanément, du premier bureau, où aucune vérifi-
(1) J. lieinach, 1, 355.
(2) lii.'nnes. II, 531.
(3) J. Reinach, I, 381, appendice I.
(4) Cass.,I, 39G.
(01 Rennes, I, 81, 82.
— igô —
cation n'avait été faite. Pourquoi Reinach s'indigne-t-il
de cette réflexion très logique ?
Enfin, Reinach, après Picquart, dit que douze plans
directeurs forment un « gros paquet », impossible à dis-
simuler. — Le commandant Cuignet a présenté à la
Cour de Cassation douze feuilles de plans directeurs et
a montré qu'elles formaient un paquet pouvant facile-
ment se dissimuler, par exemple, dans la poche inté-
rieure d'un pardessus (i).
Le commandant du Paty, d'après Reinach, faisait
aussi remarquer que, dans cette pièce ce canaille de D..,^
Schwarzkoppen disait que l'espion voulait renouer les
relations. Et le commandant rattachait cela à la première
phrase du bordereau : Sans nouvelles ^n'indiquant que
vous désire^ nie voir...
Ceci fournit à Reinach l'occasion de prêter une nou-
velle ineptie aux officiers de l'Etat-major. Selon lui,
« ce canaille de D... » est un infime agent qui vendait
des plans directeurs pour lo francs. Impossible que ce
soit un officier breveté, ancien élève de Técole poly-
technique. Il a déclaré, d'autre part (I, 175), que l'au-
teur du bordereau, « cette misérable lettre », est « si
» peu apprécié de son employeur qu'il est « sans nou-
» velles de lui » depuis longtemps, et qu'il est réduit à
» se rappeler bassement à son souvenir ».
Ainsi, d'après Reinach lui-même, la filiation est pos-
sible entre la pièce ce canaille de D... et le borde-
reau.
Or, d'après la déposition Trarieux (2), à laquelle
renvoie Reinach (I, 33), l'infime employé dont il est
question fournissait « des cartes et plans topographiques
(1) Cass., l, 3o8.
(2) Cass.. I, 468.
— 197 —
asse^ difficiles à trouver dans le commerce ». Reinach
dit (I, 30) que ce trafic remontait à 1892.
C'est donc jouer d'une grossière équivoque, que de
vouloir établir un rapport entre l'individu livrant des
cartes asse:^ difficiles à trouver, mais existant dans le
commerce, et le personnage en situation de livrer les
plans directeurs d'une place aussi importante que la
place de Nice : plans directeurs qui eux, ne sont pas
difficiles mais impossibles à trouver dans le com-
merce.
Quant au bordereau, est-ce une « misérable lettre »
émanant d'un infime agent » ?
Pour être fixé sur ce point il suffit de se reportera la
saisissante déposition du général Delo3'e à Rennes (i).
Avec des arguments d'une telle force probante que
M® Labori lui-même en est demeuré coi, le général De-
loye a montré que le ton employé par l'auteur du bor-
dereau est celui « d'un égal qui écrit à un égal ». Celui
qui a fait le bordereau est « un gros seigneur » qui « est
à la source » ; il n'envoie pas de documents officiels,
« il préfère donner sa prose; et, comme des billets de
» banque, elle est prjse pour de l'or pur. Il le sait, et il
■» parle comme quelqu'un qui le sait. »
Enfin, il était encore fait mention dans le commen-
taire, toujours selon Reinach, d'une note du comman-
dant Henr}^ sur les déclarations du marquis de Val-
Carlos, a ^Schwarzkoppen et Panizzardi ont au minis-
» tère un officier qui les renseigne admirablement... cet
» officier appartient ou a appartenu en mars ou avril
» au 2® bureau. »
Ces déclarations étaient datées du printemps de 1894,
la dernière était de juin.
(1) Bennes, III, 239.
- 198 -
« La pièce a été forgée pour les besoins de la cause »,
déclare Reinach (i) qui, suivant son habitude, a oublié
ce qu'il a écrit plus haut, au moment de l'arrivée du
bordereau : « L'idée surgit aussitôt que le traître appar-
)) tient au ministère. Depuis le mémento de Schwarz-
» koppen et les ^révélations de Val-Carlos^ cette idée
» hantait les cerveaux (2) ».
Jusqu'à présent, Reinach s'est contenté de dénaturer
des faits vrais : maintenant il invente.
« Le commentaire de du Paty parut à la fois insuffi-
» sant et compliqué... Quelqu'un, — mais qui ? — ré-
» digea une autre notice, en deux pages et demie, d'une
» belle écriture calligraphique, sur papier à en-tête du
» cabinet du ministre... De nouvelles accusations au-
» dacieusement développées, corsèrent ce nouveau
» travail... (3). »
Reinach renvoie en note à la déposition du colonel
du Paty : (4)
« Il fi est pas impossible que le commentaire que
» j'avais établi avec le colonel Sandherr ait servi d'élé-
)) ment à un travail plus étendu, se rapportant à di-
» verses phases de la vie militaire du capitaine
» Dreyfus ».
Mais il omet la phrase suivante :
« Si ce travail a été fait, ce que f ignore absolument,
» j'y suis resté tout à fait étranger. »
Et il se garde bien de dire que, si le colonel du Paty
faisait allusion à cette prétendue notice biographique,
(1) J. Ueinach, I, 359.
(2) J. Reinach, I, 38.
(3) J. Reinach, I, 360.
(4) Rennes, III, 512.
— 199 —
c'est, non pas parce qu'il « en savait davantage », ou
parce qu'il « soupçonnait qu'autre chose que son com-
» mentaire avait été lu aux juges (i) », mais parce qu'à
Rennes le capitaine Freystaetter était venu affirmer
avoir lu, en 1894, pendant la délibération du Conseil,
une notice biographique sur Dreyfus. Le colonel du
Paty, n'ayant pas assisté à cette délibération du Conseil
de guerre en 1894, ne pouvait déposer à ce sujet ; il a
raconté simplement ce qu'il savait. Reinach en conclut
qu'il en savait davantage (2).
Quant à Reinach, il sait tout, il connaît jusqu'à
l'écriture de la pièce et jusqu'au papier à en-tête. Quand
il demande par qui elle a été rédigée, ne croyez pas
qu'il l'ignore ; il voulait seulement préparer sa révé-
lation. D'ailleurs, n'avez-vous pas deviné ^ — C'est par
Henry ? — Vous n'y êtes pas : c'est par le Père
Du Lac!
Nous copions :
« Quelque Révérend Père y a réfléchi; dans ses
» longues conversations de chaque soir avec Du Lac
» {sic), Boisdeffre l'a entretenu de l'affaire, des chances
» qu'a le juif d'échapper, et de cette objection (le mo-
» bile du crime). En tout cas, la nouvelle notice y ré-
» pond (3).
» ... Le commentaire compliqué de du Paty était de-
» venu ainsi « une notice biographique » de Dreyfus, la
» vie d'un traître. C'était net, affirmatif, de nature à
» faire impression sur les esprits simplistes des ju-
» ges » (4).
(1) J. Reinach, 604 et 606 (Appendice XII).
(2) Dans une déclaration adressée au Temps du 7 avril 1904, le co-
lonel du Paty de Clam a répété ce qu'il avait dit à Rennes, à savoir
qu'il ignorait absolument la teneur exacte du commentaire soumis
aux juges de 1894.
(3) y. lieinach, I, 360.
(4) J. Reinach, I, 363.
— 200 —
L^existence de cette notice biographique n'a été indi-
quée qu'à Rennes, par un seul témoin, le capitaine
Freystaetter, qui a donné une énumération des pièces
qu'il prétendait avoir vues dans la salle des délibéra-
tions. Il les énumère ainsi qu'il suit, (i) :
« i" Une notice biographique imputant à Dreyfus
des trahisons commises à l'Ecole de Bourges, à l'Ecole
de guerre et pendant son séjour à l'Etat-major.
« 2" Une pièce qui est connue sous le nom de « ce
canaille de D. »
« 5° Une lettre qui permettait d'établir par la simi-
litude des écritures l'authenticité de la pièce « ce ca-
naille de D. » Je crois, dit le capitaine Freystaetter,
que cette pièce est connue sous le nom de lettre du co-
lonel Davignon.
« 4° Une dépêche d'un attaché militaire étranger, dé-
pêche qui affirmait très nettement la culpabilité de l'ac-
cusé. » (C'est la dépêche Panizzardi à laquelle il est fait
ici allusion).
Le témoignage du capitaine Freystaetter a été vive-
ment attaqué par le général Mercier qui a même dit que
le témoin était « pris en flagrant délit de mensonge (2). »
En effet, le capitaine Freystaetter a précisé que, dans
la notice biographique, il était fait mention d'un obus
dont Dreyfus aurait livré le secret à l'Allemagne pen-
dant son séjour à l'Ecole de pyrotechnie, à Bourges. Le
général Mercier a établi que cet obus ne pouvait être
l'obus Robin, puisque c'est seulement en 1896 que le
ministère de la guerre a été prévenu que l'Allemagne
connaissait le secret de cet obus.
(1) Uennes, II, 399.
(2) Bennes, II, 402. Pour qui a lu la déposition du général Mereier et
constaté sa parfaite modération dans le fond et dans la forme, les
termes dont il s'est servi ici sont sicnificatifs.
— 20J —
D'autre part, il ne pouvait s'agir non plus du char-
gement des obus à mélinite, puisque, en 1894, la Di-
rection d'artillerie n'avait pu retrouver le dossier re-
latif à cet acte de trahison (i). Cette dernière déclara-
tion a du reste été confirmée par le général Gonse, qui
a dit que cette question avait été laissée absolument de
côté au moment du procès de 1894 (2).
Enfin, le général Mercier a consulté en 1899 les cinq
autres juges survivants du Conseil de guerre. — Aucun
d'eux ne s'est rappelé avoir vu la traduction de la dé-
pêche Panizzardi, et l'un d'eux a affirmé formellement
qu'elle n'y était pas (3).
Le témoignage du capitaine Freystaetter est donc des
plus suspects, puisque, sur un point, il est en contra-
diction avec des faits, et. sur un autre point, avec les
souvenirs de tous ses collègues.
Néanmoins, Reinach en fait état, et, pour cela, il ne
tient aucun compte des déclarations de Picquart qui a
vu, en 1896^ ce commentaire du commandant du
Paty (4), des déclarations du commandant du Paty lui-
même {5), de celles du général Mercier qui a énu-
méré les pièces qui, suivant lui, se trouvaient au dossier
secret (6-), et enfin de celles de cinq autres juges du pro-
cès de 1894 (7).
Adaptant tout au seul témoignage du capitaine Freys-
taetter, il conclut simplement que la notice biogra-
phique et trois pièces, la pièce Davignon, la pièce
ce canaille de D. et la traduction de la dépêche Paniz-
zardi, composaient le dossier.
(1) Rennef,, II. 402 et 403.
(2) Uennci, III, 540.
(3) neitnes, III, o34 et 535.
(4) Rennes, I, 400.
(:;) Rennes, III, 511 et 512.
(6) Rennes, I, 80 à 85.
(7) Rennes, III, 533 et 535.
202
Selon lui, on aurait donc négligé deux pièces acca-
blantes pour Dreyfus : d'une part le mémento de
Schwarzkoppen, établissant avec certitude qu'il y avait
un officier traître, et d'autre part les déclarations de
Val-Carlos, absolument catégoriques sur l'existence de
ce traître au ministère.
Bien plus, après avoir dit, comme on l'a vu, que la
pièce mentionnant ces dernières déclarations a été
forgée pour les besoins de la cause, Reinach aboutit à
cette conclusion réellement étonnante, que ces faus-
saires n'ont même pas utilisé leur faux !
C'est ainsi qu'avec son parti-pris de traiter de men-
songères toutes les affirmations qui le gênent dans la
confection de son roman, notre historien en arrive,
dans un même chapitre, aux contradictions les plus
enfantines.
Avant de passer au chapitre suivant, nous avons, sui-
vant l'usage, la phrase de roman feuilleton destinée à
frapper l'imagination du lecteur.
« Mercier lut la notice et l'approuva. IJ lut les pièces,
» et trouva solide le cordeau qui, lancé par derrière,
» étranglerait l'accusé. Il ne prenait ses informations
» que d'Henry (i), n'agissait que d'accord avec Bois-
(1) « 11 ne prenait ses renseignements que d'Henry ». Reinach ren-
voie au tome II du procès de Rennes, page 218 :
« Par qui le général Mercier a-t-il été renseigné? » demande M® La-
bori.
ie général Gonse. — « C'est par le colonel Henry ».
Voilà la référence !
Notons aussi qu'un peu plus bas, après les mots >< sous double en-
veloppe, dans un pli cacheté », Reinach ajoute : .< 11 les y'mit lui-même,
» dans son cabinet, en présence de BoisdefTre et de Sandherr, et sans
» doute, bien qu'il s'en taise, d'Henry ». Et il cite, sans commentaires,
deux déclarations du général Mercier à Rennes.
A la réflexion, Reinach a vu qu'il y avait contradiction entre ces
deux déclarations, et il consacre un appendice (p. 601 à 603) à montrer
les « variations du général Mercier » : — le 12 août ; « Je mis sous
203
» deffre. La notice et les trois pièces furent enfermées,
» sous double enveloppe, dans un pli cacheté... Le pli
» sera remis en temps et lieu, au président du Conseil
» de guerre, avec les ordres nécessaires pour l'accom-
» plissement discret de la monstrueuse illégalité » (i).
pli cacheté », le 26 août : « j'ai dit que le pli n'avait pas été fait par
moi n (il l'a dit le 12 août ! s'écrie Reinach) ; — le 7 septembre : « le
pli cacheté a été fait en ma présence ».
On voit l'importance de ce point d'histoire.
« Mercier, dit Reinach, ajoute que Gribelin avait fait le bordereau
» des pièces secrètes qui furent transmises au Conseil de guerre.
» Quoi ! un bordereau avatit le procès, « pour qu'on conservât trace,
)) dit Mercier, au bureau des renseignements, que les pièces avaient
y> été transmises au ministre de la guerre ! » Et après le procès, Mer-
cier ordonne la dislocation du dossiers pour qu'on n'eu conserve au-
n cime trace! Parla même occasion, le bordereau de Gribelin a-t-il
)> été détruit ? »
Nous n!avons pu saisir la portée de cette question. Il était tout
naturel d'établir un bordereau avant, et il est en effet fort probable
que le bordereau a été détruit après, car il ne servait plus à rien, les
pièces étant rentrées au bureau des renseignements.
(1) J. Reinach, I, 364.
CHAPITRE IX
LE HUIS CLOS
« Il restait à la victoire de Mercier un dernier obs-
» tacle : la publicité du débat. Si le rapport d'Ormes-
» cheville est lu en public, si l'unique pièce qui est
» toute l'accusation officielle est connue, si le cri de
» Dreyfus parvient au dehors, tout, encore une fois,
« peut s'écrouler » (i).
Ainsi parle Reinach : on aurait eu, en effet, avec des
débats publics, le bénéfice de l'habile campagne de
presse menée depuis un mois et demi. Tous les racon-
tars absurdes dont on avait farci l'opinion s'évanouis-
saient, et on aurait bénéficié de l'impression bien natu-
relle du public, se disant : « Quoi, il n'a donc pas com-
» mis tous les crimes dont on l'accusait ! Quoi, il n'a
» donc pas avoué ! etc. »
Empêcher que le huis-clos soit prononcé, « l'empê-
» cher par un mouvement d'opinion ou par une décision
» du gouvernement, telle est, à la veille du procès, la
» pensée dominante de la famille et de l'avocat de
» Dreyfus, de quiconque est équitable et réfléchit (2) ».
(1) J. Reinach, I, 365.
(2) /. Reinach, I, 365.
— 200 —
Nous allons voir successivement intervenir les repré-
sentants de la famille, de l'avocat, et enfin Reinach lui-
même, au nom des « penseurs équitables » ; telle est
du moins la manière dont il justifie son entrée en
scène.
Nous avons d'abord, le 13 décembre, une démarche
auprès du colonel Sandherr des frères de Dreyfus, Ma-
thieu et Léon, démarche assez suspecte qui servit, en
1897, de base à une accusation contre Mathieu Dreyfus
d'avoir voulu suborner le colonel Sandherr. L'instruc-
tion de cette affaire fut confiée à M. Bertulus, et per-
sonne ne s'étonna qu'elle aboutît à un non-lieu.
Dans l'entrevue, dont le récit a été laissé par le co-
lonel Sandherr, une seule allusion est faite au huis-clos.
Reinach dit que les deux frères pressèrent le colonel sur
cette question. On ne trouve dans le récit qu'une
phrase : « Mais le huis-clos qu'on veut prononcer, ce
» n'est pas admissible et les débats doivent être publics.
» Ne trouvez-vous pas } »
A quoi le colonel Sandherr répond fort justement :
« Cela ne me regarde pas. C'est V affaire du Conseil
^. de guerre.
)j Seulement, dans toutes les affaires d'espionnage,
» aussi bien en Allemagne et en Italie qu'en France, on
» a toujours prononcé le huis-clos. (Rappelez-vous le
» procès des deux officiers de marine français arrêtés à
» Kiel et l'affaire toute récente du capitaine Ro-
» mani) » (i).
Mais, nous dit Reinach, d'autres tentatives furent
faites » (2).
L'une, auprès de M. Casimir-Périer, par M. Waldeck-
(1) Cass., II, 281.
(2) /. Reinach, ï, 307.
206 —
Rousseau, sur la prière de M' Démange. Deux autres,
par Reinach, d'abord auprès de M. Casimir-Périer, puis
auprès du général Mercier.
Ne nous lassons pas, en passant, d'admirer la lo-
gique de notre historien. Il vient de dire que « la loi est
» formelle : au seul Conseil de guerre appartient le
» droit de décider le huis-clos » (i). D'un bout à l'autre
du livre, il proteste contre la pression soi-disant exercée
sur les juges parle ministre ; plus tard, que de fois nous
rebattra-t-on les oreilles avec les « acquittements par
ordre » et les « condamnations par ordre ». Mais,
quand il s'agit de sauver Dreyfus, rien de plus naturel
que de violer la loi « par ordre » et d'obtenir une « dé-
cision du gouvernement. »
A Rennes, M" Démange, à deux reprises (2) a déclaré
avoir prié M. Waldeck-Rousseau défaire une démarche
auprès de M. Casimir-Périer. Mais il ne parle pas de
Reinach. A quel titre celui-ci est-il donc allé à l'Elysée ?
Il raconte qu'il est allé spontanément voir l'avocat,
parce qu'il était « obsédé par l'idée d'une erreur judi-
ciaire (3) ». Est-il possible d'avouer plus naïvement
qu'il protestait d'avance contre tout jugement défavo-
rable à Dreyfus ? Parler d'erreur judiciaire avant le pro-
cès (4). ! Comme il dévoile bien le fond de sa pensée,
(1) J. Reinach, 1, 365. — Reinach cite même, en note : article H3
du Code de justice militaire.
(2) Rennes, I, 71 et 463.
(3) J. Reinach, I, 367.
(4) Qu'on ne nous reproche pas ici une chicane de mots : certes, le
terme est impropre, mais il est révélateur. D'ailleurs Reinach oserait-
il se plaindre qu'on se permît de critiquer son style, lui qui ne
craint pas de chercher des arguments jusque dans la lettre que le co-
lonel Henry écrivit à sa femme quelques heures avant son suicide ?
Nous copions :
« Dans l'intérêt de qui a-t-il agi ? Il écrit à sa femme qu'elle le sait :
» elle n'en savait rien, ne sut plus tard que répéter, comme une eu-
— - 207 —
comme il montre que, dès le premier jour, il a été dé-
cidé, quoi qu'il arrive, à ne pas s'incliner devant une
condamnation ! Et c'est lui qui reproche aux autres
d'étudier l'affaire avec des idées préconçues, avec un
parti pris de religion ou de race !
M^ Démange, dans cet entretien, lui aurait demandé
d'aller aussi voir M. Casimir-Périer : « il me pria, » ra-
conte Reinach, « de dire à Casimir-Périer que la pu-
» blicité des débats serait le salut d'un officier injuste-
» ment accusé (i). »
Après cette phrase, il y a un renvoi en note, et nous
espérions y trouver la référence de cette allégation
dont il n'v a pas trace dans les deux déclarations de
l'avocat à Rennes ; mais, en fait de référence, il n'y a
qu'une citation de Voltaire.
Reinach a dit qu'il ne connaissait pas Dreyfus; il ne
veut pas se démentir. Mais, encore une fois, fera-t-il
croire que la famille Dreyfus, dans son légitime désir
de sauver un de ses membres, ne s'est pas adressée à
son coreligionnaire le plus remuant et le plus in-
fluent ?
Reinach, d'ailleurs, glisse sur cet épisode : a Casimir-
Périer me fit la même réponse qu'à Waldeck-Rousseau »,
à savoir qu'il transmettrait la demande aux ministres.
« Démange s'exagéra ou exagéra, quand il entretint
» Dreyfus, les chances de l'intervention du prési-
» dent (2). »
» fant, la leçon apprise : « il n'entendait désigner personne en parti-
» culier, il a agi dans l'intérêt du pays. « Sans vouloir mêler la
» grammaire à la mort qui approche, on peut observer que s'il n'avait
» entendu désigner « personne en particulier », il eût dit « dans quel
» intérêt ». Le mot qui désigne quelqu'un. » {J. Reinach, IV, 210).
Répétons son mot : — Voilà l'homme !
(1) J. Reinach, I, 367.
(2) ;. Reinach, I, 368.
— 208 —
Quoi qu'il en soit, dans ses conclusions contre le
huis-clos, au procès, M® Démange dit :
« Attendu qu'il est formellement déclaré par l'accusé
» et son conseil que, si les débats ont lieu en audience
» publique, aucune discussion ne sera soulevée sur les
» circonstances qui ont précédé et accompagné la re-
» mise de cette lettre entre les mains de M. le ministre
» de la guerre (i) ».
Or, peu avant le procès de Rennes, le journal V Eclair
publiait une lettre de Dreyfus écrite au gouverneur de
l'île du Diable, le 24 novembre 1898 :
« Monsieur le gouverneur,
» Lors du premier Conseil de guerre, j'avais demandé à M. Casimir-
Périer, président de la République, la publicité des débats. Après
m'avoir fait donner ma parole d'honneur de me soumettre à certaines
conditions, trop naturelles, trop légitimes, M. le président de la Ré-
publique me (it répondre par l'intermédiaire de M^ Démange, qu'il se
Gonflait à ma parole et qu'il demanderait la publicité des débats. Elle
ne fut cependant pas accordée. Pour quel motif? Je l'ignore. Cette
parole, que j'avais donnée à M. Casimir-Périer, je l'ai tenue. »
A Rennes, M. Casimir-Périer a protesté avec indi-
gnation contre cette affirmation « qu'il avait lue sous
la signature du capitaine Dreyfus » ; il a demandé à ne
pas quitter la salle d'audience avant que l'on sût qui
avait menti. (2)
Remarquons que M. Casimir-Périer ne disait pas
avoir eu la lettre entre les mains, mais avoir lu dans les
journaux « qu'un président de la République avait
» échangé sa parole avec le capitaine Dreyfus, avec
» cette aggravation, qui est sérieuse, c'est qu'après
» l'avoir donnée, il ne l'avait pas tenue ».
Ecoutons la réponse de Dreyfus :
(1) 3. Beinach, I, 612, appendice XIII.
(2) Rennes, I, 7.3.
— 209 —
« Du tout ! Je proteste absolument, quant à moi ! Je
» proteste absolutnent ! Jamais, Jamais je n'ai dit
» cela ! (i) »
Une heure, après, le général Mercier apportait Vori-
ginal de la lettre, qu'il lisait (2).
De tout ceci, retenons simplement que des démarches
furent faites auprès du président de la République par
M. Waldeck-Rousseau et par Reinach, en 1894, et qu'en
1899, à la veille du procès de Rennes, M. Waldeck-
Rousseau prenait le pouvoir.
Reinach raconte qu'il vit aussi le général Mercier :
(X. Sa figure se contracta, il refusa d'un ton sec et
» tranchant. Ce fut notre dernier entretien » (3).
Ce qui dut être spécialement agréable au général, à
en juger par la grimace, que, de l'aveu même de Rei-
nach, la vue de celui-ci lui faisait faire.
Le reste du chapitre est consacré aux diverses polé-
miques de presse qui s'élevèrent pour ou contre le huis-
clos.
« Aux causes de doute qui existaient déjà, dit Rei-
» nach, d'autres s'étaient ajoutées, et les signes qu'un
» complot de moines s'est greffé sur quelque erreur de
» chef » (4).
Aussi, un certain mouvement se produisit : les ar-
ticles les plus remarqués en faveur de Dreyfus furent de
Cassagnac, dans V Autorité, de Saint-Genest et de Cor-
nély (3), qui, comme on sait, étaient tous trois, à cette
époque-là, de farouches ennemis des moines.
(1) Rennes, I, 74.
(2) Rennes, I, 93.
(3) J. Reinach, I, .368.
(4) J. Reinach, I, .374.
(5) /. Rcinack, I, 375 et 379. L'article de l'Autorité du 9 décembre,
14
— 2IO —
Relevons cette affirmation que « Hanotaux avait
» offert sa démission, comptant provoquer une crise,
» où Mercier aurait été sacrifié » (i). Pure invention de
Reinach, qu'il n'étaie sur rien.
Signalons aussi cette histoire, que « Boisdeffre fit
» venir le colonel Maurel, président du Conseil de
)) guerre; il ne lui donna pas d'ordre, mais seulement
» l'avis de prononcer le huis-clos absolu dès l'ouver-
» ture de l'audience. Peut-être lui montra-t-il l'une des
» pièces secrètes » (2).
Nouvelle fantaisie de l'historien ! « Maurel comprit »,
ajoute Reinach. « Ce n'était pas un malhonnête homme ;
» c'était un colonel, qui avait été appelé par le chef
» d'Etat-major général de l'armée. )^
Nqus avons vu que Reinach et Dreyfus eussent pré-
féré qu'il fût appelé par M. Casimir-Périer.
izîtitulé ;< Lumière ou Ténèbres » est spécialement intéressant parce
que M. de Cassagnac y rappelle l'Affaire La Boussinière, c dans laquelle,
dit-il, les experts n'ont pas brillé, loin de là ».
C'est bien la preuve que l'AfTaire la Boussinière n'était nullement ou-
bliée en 1894, que tout au contraire, c'est à elle qu'on pensait, dès
qu'il était question d'expertises en écritures. Il est donc tout naturel
que M. Bertillon, reconnaissant que le bordereau était truqué, et tru-
qué par celui qui l'avait écrit, ait pensé que Dreylus, inspiré par le
souvenir du célèbre procès, avait employé un procédé d'écriture, lui
permettant de prouver, au besoin, que le bordereau avait été confec-
tionné, précisément de la même manière que le faux testament.
Relevons en outre dans l'article précité une singulière erreur, comme
spécimen des informations lancées dans la presse . « Deux de vos ex-
perts si malheureux dans l'Affaire La Boussinière, disait M. de Cas-
sagnac, sont précisément au nombre de ceux qui déclarent que le do-
cument est bien de la main de Dreyfus ». Or on sait, que M. Gobert,
n'attribuait pas le bordereau jà Dreyfus. Cette inexactitude était d'au-
tant plus curieuse que M. de Cassagnac devait passer pour bien in-
formé ayant déclaré un mois avant qu'il était le vieil ami de M^ Dé-
mange.
(1) J. Beinach, I, 373.
(2) J. Reinach, I, 381 et 382.
CHAPITRE X
LE PROCES
I. Les Conclusions contre le huis-clos.
Le procès commença le mercredi 19 décembre au
Cherche-Midi (i).
Reinach reconnaît que son martyr n'a pas le phy-
sique de l'emploi.
« A l'Ambigu, le spectateur, du premier coup d'œil,
» reconnaît le héros d'une grande infortune, sombre,
» de taille élancée, de pur profil... Rien de tel chez
» Dreyfus. »
(1) Les premières lignes de ce chapitre, dans Reinach, sont con-
sacrées à une description de l'hôtel du Cherche-Midi, aussi pittoresque
que documentée au point de vue historique.
Mais que le lecteur ne se laisse pas trop éblouir par l'universelle
science de l'historien. Cette description n'est qu'un démarquage d'un
article de l'Autorité du 28 décembre 1894.
Du reste, il ne faudrait même pas croire que, pour retrouver cet
article, ainsi que tous ceux qu'il cite, — ou qu'il met à contribution
sans les citer, — Reinach ait fait de longues recherches à la Biblio-
thèque Nationale. Car tous ces extraits proviennent des ouvrages sur
l'affaire Dreyfus signés capitaine Paul Marin, qui n'offrent d'ailleurs
pas d'autre intérêt que ces découpures de journaux.
Pour la description de l'hôtel du Cherche-Midi, voir en particulier
le volume : Dreyfus? (p. 136).
— 212 —
En somme, en le voyant, les spectateurs de l'Ambigu
ne s'y seraient pas trompés, et l'auraient bien pris pour
le traître. « Le rédacteur judiciaire de l'Autorité écrit :
« On s'accorde à dire que Dreyfus a une sale tête »►
« Celui du Figaro : « Il n'est certainement pas un sym-
« pathique (i) ».
Après la lecture de l'ordre de mise en jugement et
l'appel des témoins, le commandant Brisset, commis-
saire du gouvernement, se leva pour demander le huis-
clos.
Écoutons Reinach :
« Démange, depuis plusieurs jours, savait que le
» huis-clos serait prononcé par le Conseil : dès lors
» Dreyfus, si le malheur voulait qu'il fût condamné,
» resterait, devant l'opinion abusée, l'auteur des trahi-
» sons innombrables qui avaient été inventées et col-
» portées par les journaux, alors qu'une seule et unique
» pièce était toute l'accusation. Si la défense doit être
» étouffée dans l'ombre, que la France et le monde sa-
» chent du moins quil ny a qu'un document au dossier
» et sur quelle prétendue preuve l'affaire a été engagée î
» Que cette parcelle de vérité arrive au moins à ce
» peuple trompé !
» Et l'avocat, rédigeant à l'avance ses conclusions
» contre le huis-clos, y déclarait qu'une pièce unique
» est toute la charge relevée contre son client » (2).
L'aveu est sans voiles : il faut tirer le bénéfice de la
campagne de fausses nouvelles qui a été menée depuis
plus d'un mois et demi, opposer ce qui a été raconté à
ce qui est argué en fait, et frapper un grand coup sur
l'opinion. De là, ces efforts pour obtenir que le huis-
(1) J. Reinach, I, 387 et 388.
(2) J. Reinach, I, 389 et 390.
— 2l3 —
clos ne soit pas prononcé. Et, si l'on échoue, au moins
l'avocat, par ses conclusions rédigées bien plus pour le
public que pour le Conseil, aura-t-il obtenu une partie
du résultat cherché.
Reinach s'indigne que le président et le commissaire
du gouvernement aient déjoué cette tactique. En vertu
d'un arrêt de la Cour de Cassation, aux termes duquel
le huis-clos, n'étant subordonné à aucun intérêt de la
défense, peut être prononcé sans consulter l'accusé (i),
le président imposa silence à l'avocat et, usant d'ailleurs
de son pouvoir discrétionnaire, fit retirer le Conseil
pour délibérer sur la question.
Le huis-clos fut prononcé à l'unanimité.
Reinach, si respectueux de la loi, est d'avis que Ma-
thieu Dreyfus et M^ Démange n'auraient pas dû hésiter
à publier le rapport d'Ormescheville : « Mais l'avocat
» se tient à la règle professionnelle comme à une rampe.
» La loi interdit la publication anticipée des actesjudi-
» ciaires » (2).
« Faible délit », cependant, fait observer Reinach,
car il n'en coûte que cinq cents francs d'amende !
Le mieux eût encore été, selon lui, de publier un fac-
similé du bordereau (3). « Mais Henry avait eu cette
» crainte que le criminel pût être découvert par son
» écriture, — et la photographie du bordereau n'était
» pas au dossier de V avocat. Démange n'avait pu con-
» sulter l'original qu'au greffe. Dans cette affaire, où
» toute l'accusation repose sur une similitude d'écri-
» tures, où il n'y a qu'une charge, ni l'accusé, ni Vavo-
» cat n'ont en mains la photographie de V unique pièce
» accusatrice ».
(1) /. Reinach, I, 396.
(2) ./. Reinach, I, 393.
(3) /. Reinach, 1, 391.
— 214 —
Et Reinach insiste :
« Certainement, Démange aurait dû exiger, par une
» protestation publique, que son dossier fût complété
» par le document essentiel (i). «
Or, au procès Zola, ^P Démange a déposé :
« Lorsque les débats se sont ouverts, on en avait fait
» faire des fac-similés (du bordereau) ; chacun des
» juges en avait un et tnoi aussi. Quand le débat a été
» clos, M. le président s'est fait restituer par chacun
» des juges et par moi les fac-similés que nous avions. »
Et plus loin-:
c( C'est M. Bertillon qui avait fait les photographies,
» je crois, et on les avait données, pour les débats, aux
» juges, au commissaire du gouvernemeni et â moi ».
Et plus loin encore :
« On a redemandé les photographies aux juges, au
« commisssaire du gouvernement, à la défense... » (2).
Il ne faudrait cependant pas croire que Reinach pèche
ici par ignorance. Au tome II de son « Histoire », on
lit en effet (p. 429) :
« En 1894, alors que tous ceux qui avaient reçu des
» fac-similés du bordereau les avaient rendus, l'expert
» Teyssonnières avait gardé le sien. »
Et en note : Procès Zola, /, j8=^^ Démange.
Ainsi Reinach renvoie précisément à la déclaration
de M® Démange que nous venons de citer, ce qui ne
l'empêche pas, au tome I, d'affirmer tranquillement que
l'avocat n'a pas eu en main, en 1894, la photographie
du bordereau !
(1) J. Fleinach, I, 391.
(2) Procès Zola, I, 384 et 385.
2ID
Il n'y a pas lieu de s'étonner outre mesure de cette
flagrante incohérence, car on reconnaît là le procédé
cher à Reinach. Au tome I, la déclaration de M® Dé-
mange le gêne : il la supprime; au tome II, il en a be-
soin pour attaquer M. Teyssonnières : il l'invoque.
C'est de l'argumentation, c'est le travail personnel de
l'historien.
La véracité de cette allégation de Reinach permet de
juger de celle qu'il avance ensuite :
« A la veille de la réunion du Conseil, Maurel, pre-
» nant à part les juges, leur avait exposé que les
» preuves principales du crime imputé à Dreyfus ne
» pouvaient pas être produites publiquement, sans
» créer de graves difficultés internationales... Si De-
» mange réclamait la publicité des débats, c'était pour
» empêcher la libre discussion de ces preuves. Des sol-
» dats ne se laisseraient pas prendre à cette ruse d'avo-
» cat, ne tomberaient pas dans ce piège (i) ».
Pourquoi cette histoire inventée de toutes pièces?
Quelque simple que fût l'esprit de ces soldats, comme
ne cesse de nous le répéter Reinach, le colonel Maurel,
s'il eût voulu essa3^er de peser sur la conscience des
juges, savait bien cependant qu'il avait toute facilité de
le faire dans la salle des délibérations. Il n'avait pas
besoin de provoquer, la veille des débats, une réunion
qui, si elle avait été connue, eût été une cause de nul-
lité. Mais l'histoire de cette réunion est imaginée pour
donner une preuve de plus du complot ourdi contre le
soldat-martyr par ces soldats-bourreaux, preuve que
Reinach appuie d'ailleurs sur une nouvelle niaiserie.
« Les juges avaient cru Maurel. Depuis trois mois,
(1) J. Reinach, I, 394.
2l6 —
» ils le voyaient à l'œuvre, présidant avec impartialité
» et indulgence, à leurs débats » (i).
Or, le Conseil de guerre qui juge un capitaine n'est
pas le Conseil de guerre permanent. Celui-ci est cons-
titué pour juger les hommes de troupe et comprend :
un colonel, un commandant, deux capitaines, deux
lieutenants, un sous-officier; et, pour juger un capi-
taine, le Conseil comprend : un colonel, un lieutenant-
colonel, trois commandants, deux capitaines. Donc an
fiwins (2) trois membres sur six n'avaient pas vu le co-
lonel Maurel pendant trois mois. Mais n'importe, Rei-
nach compte bien qu'on n'y regardera pas de si près.
L'affirmation est destinée à montrer que tout se fera
« par ordre » : le Conseil de guerre est « embrigadé »
de longue date; depuis trois mois, ces gens-là ont été
disciplinés et ils obéiront.
Enfin, pour compléter le tableau, Reinach ne manque
pas de dire que plusieurs juges avaient des relations
avec le ministère, et « avaient reçu — Echemann de
Sandherr, Gallet d'Henry, — l'assurance que Dreyfus
était coupable » (3).
Et en note, est cité le passage de la déposition de
Picquart à la Cour de cassation relatif à ces suborna-
tions déjuges. Mais, d'abord, pourquoi Picquart n'a-t-il
pas renouvelé ces affirmations à Rennes ? Est-ce parce
que sa déposition ne se faisait plus à huis-clos et qu'il
(1) J. Reinach, I, 393.
{2) Nous disons au moins, parce que si, d'une part, il est certain,
comme nous l'expliquons, que trois des juges étaient nouveaux, rien
ne prouve d'autre part que les autres siégeaient depuis trois mois avec
le colonel Maurel. Les membres des Conseils de guerre sont nommés
individuellement, pour une durée de six mois en général, dès qu'une
vacance vient à se produire, par suite de mutation, de promotion, ou
d'expiration de cette durée de six mois pour l'un d'eux.
(3) J. Reinach, I, 398.
— 217 —
craignait des démentis ? En tous cas, même à la Cour
de Cassation, il s'est bien gardé, avec son habituelle
prudence, d'être catégorique, se bornant à parler de sa
quasi-certitude, à dire qu'il était à peu près siir... Rei-
nach a transformé, avec son habituelle audace, ces insi-
nuations en faits précis (i).
2. L'audition des témoins.
Nous passons maintenant au compte rendu des dé-
ttats (2).
L'attitude de Dreyfus, d'après des témoignages non
suspects, a été celle d'un coupable. M. Lépine, qui a
suivi les audiences, a fait à la (>our de Cassation une
déposition dont le sens général était nettement favo-
rable à Dreyfus, mais il n'a pu s'empêcher d'ajouter :
« Quant à l'accusé lui-même, rien dans son attitude
» n'était de nature à éveiller la sympathie, malgré la si-
(1) Voici le passage de la déposition de Picquart {Cass., I, 129) :
« Le lieutenant-colonel Echemann, qui, d'après ce que m'a dit plus
» tard le colonel Sandlierr, lui avait parlé, à lui Sandiierr, de l'affaire,
>^ et avait reçu de ce dernier l'assurance que Dreyfus devait être réelle-
» ment coupable {je suis presque sûr que c'est avatit le jugement). —
)> Il y avait aussi le capitaine Gallet, qui, j'en suis à peu près certain,
» avait causé de l'affaire avec le commandant Henry. »
(2) Quand Reinach a écrit le tome P"" de son « Histoire », il n'avait
sans doute pas encore reçu hommage d'un document dont il nous
parle au tome IV (p. 225), car il ne s'appuie que sur les rares dépo-
sitions des acteurs du procès à la Cour ou à Rennes. Depuis, le colonel
Gallet a jugé convenable d'épancher son cœur dans le sein de Reinach
€t de se confesser à lui. Au tome IV, eu effet, à la page précitée, on
lit une ou deux déclarations, d'ailleurs insignifiantes, du colonel
Gallet, et Reinach en indique la source : Confession {inédite) d'un juge.
Le choix du titre est curieux ; le choix du confesse u me l'est pas moins.
— 2l8 —
» tuation tragique dans laquelle il se trouvait. Son in-
» terrogatoire ne donna lieu à aucun incident dont je
» me souvienne. Il niait tout d'une voix atone, pares-
» seuse, blajiche » (i),
Picquart lui-même a dit :
« Tout ce dont je me souviens de l'interrogatoire de
» Dreyfus, c'est qu'il protesta avec la dernière énergie
» contre l'accusation dont il était l'objet, mais d'une
» manière un peu théâtrale qui ne produisit pas une
» bonne impression sur le Conseil » (2).
Comment admettre que cet « innocent » n'ait pu
trouver un accent sincère ? Reinach en accuse sa voix
« moins chaude et veloutée que celle d'un ténor » (3),
» et aussi sa « fâcheuse intonation » (4), que ses chefs
militaires lui avaient toujours reprochée. Quelle ridi-
cule équivoque sur le mot « intonation », qui, nul ne
l'ignore, désigne la manière de faire les commandements
devant le front d'une troupe !
« Les réponses de l'accusé, claires, précises, firent
» quelque impression sur le conseil » (5), déclare Rei-
nach. Elles différaient alors singulièrement de celles
qu'on a entendues à Rennes, et dont nous avons déjà
cité quelques échantillons.
« Mais les juges, prévenus contre lui, travaillés par
» Sandherr et par Henry ^no, furent pas touchés » de sa
protestation d'innocence (6).
On voit l'insistance avec laquelle Reinach revient
(4) Caii., II, 9,
(2) Cass., I, 129.
(3) L Reinach, I, 400.
(4) J. Reinach, I, 401.
(5) ,/. Reinach, I, 403.
(6) J. Reinach, I, 40 J.
— 219 —
sur ce point, qu'il sait pertinemment être des plus dou-
teux, même dans l'esprit de Picquart.
Viennent les dépositions des témoins.
« Le général de Boisdeffre n'avait pas été cité. Il
» avait collaboré à la préparation du crime ; il ne vou-
» lut pas « faire le coup ». Mercier lui avait demandé de
» déposer; il s'était dérobé » (i).
Ne relevons pas l'élégance du style de Reinach ; mais
demandons-lui simplement ce que le chef d'Etat-major
général serait venu faire dans ce procès, sur quel point
il eût déposé. Il serait toutefois intéressant de savoir
comment l'historien a connu cette demande du général
Mercier et ce refus du général de Boisdeffre, qui ne
sont signalés nulle part. Ajoutons d'ailleurs que, si le
général de Boisdeffre était venu déposer, Reinach ne
manquerait pas de dire que c'était pour intimider les
juges et peser sur leurs consciences.
Le général Gonse fut entendu, et «sur un incident
» qu'il avait provoqué, convaincu de mauvaise foi et
» d'ignorance ».
M^ Démange, dans une note remise à M^ Mornard en
1899 a, en effet, relaté un incident. Dreyfus alfirmait
que c'étaient les secrétaires d'Etat-major qui copiaient
les minutes des ordres relatifs à la couverture. M" Dé-
mange interpella le général Gonse sur ce point : donc,
l'incident fut provoqué par l'avocat et non par le té-
moin.
Le général Gonse « répondit que, suivant une pres-
» cription absolue, rien de ce qui avait trait à la couver-
» ture ne devait être fait que par les officiers ; mais un
(1) i. Reinach. I, 404. Cependant les journaux donnèrent le nom du
générai de Boisdelfre dans la liste des témoins.
— 220 —
» autre témoin..., sans contredire à la prescription »
(donc la bonne foi du général Gonse reste intacte) « a
» déclaré que lui aussi avait retiré les copies des mains
» des secrétaires d'Etat-major » (pour les porter à l'au-
» tographie) (i).
Quant au fait lui-même, il est bien insignifiant
puisque M' Démange, à Rennes, n'a pas présenté l'ar-
gument dans sa plaidoierie et que Dreyfus, dans son
interrogatoire, n'y fait aucune allusion.
Après les colonels Fabre et d'Aboville, qui expli-
quèrent comment leurs soupçons, en voyant le borde-
reau, s'étaient portés sur Dreyfus, ce fut le tour des
commandants Henry et du Paty.
« Henry, apprenons-nous, avait été délégué par Mer-
» cier pour déposer au nom du service des renseigne-
» ments. Ces délégations sont ordinaires à tous les
» procès d'espionnage » (2).
Reinach éprouve le besoin d'ajouter : « Ce n'était pas
» un témoin ordinaire qui dit seulement ce qu'il a vu
» et entendu. II était à la barre avec un mandat spé-
» cial. Il y était le porte-parole de Sandherr, de Bois-
» deftre et de Mercier. »
Le lecteur en concluera avec nous que la déposition
qu'il a faite eût été faite identique par tout autre offi-
cier délégué du service et que, par suite, on ne peut
suspecter son témoignage de haine personnelle contre
l'accusé.
D'ailleurs, dans cette première déposition, il se
borna à rappeler sa conversation avec Dreyfus, en l'em-
menant au Cherche-Midi.
(l) Cass., III, 603.
<2) J. Reinach, I, 405.
— 221 —
Le commandant du Paty vint raconter son enquête.
« Je n'ai pas remarqué que, dans sa déposition^
» M. du Paty ait fait preuve de parti pris ou de pas-
» sion », a dit à Rennes le colonel Maurel (i).
Mais, au sujet de la dictée, Reinach s'empare d'un
récit de Picquart pour imaginer une scène extraordi-
naire :
« Démange, prenant la page même que Dreyfus avait
» écrite ce jour-là » (le jour de l'arrestation) « et la
» montrant à du Paty, lui demanda où il avait pu voir
» le moindre caractère de trouble, attesta l'évidence
» qu'il n'y en avait aucun... Du coup, l'arrogant mar-
» quis avait perdu pied... Il s'embarrassa dans des expli-
» cations. « Il savait avoir affaire à un simulateur. »
» Interpellé brusquement, Dreyfus aurait dû trembler.
» Or, il n'a pas tremblé, donc il simulait; il avait été
» prévenu (2). »
On voit la gravité de ce prétendu incident : l'officier
de police judiciaire venant avouer qu'il avait fait une
fausse déclaration en disant dans son rapport : « L'écri-
» ture de cette lettre s'étant trouvée incorrecte... »
Comme le dit Reinach : c le témoin se prenait lui-
» même en flagrant délit de faux témoignage ».
Comment donc se fait-il que M' Démange n'ait gardé
aucun souvenir de cet effondrement de la déposition de
l'officier de police judiciaire ? Comment ne l'a-t-il pas
signalée dans cette note très détaillée qu'il remit à
M^ Mornard, note qui comprend près de sept pages,
dans le volume édité à la librairie Stock, et où on lit
simplement :
« Le témoin a d'abord insisté sur la scène de la dic-
» tée le jour de l'arrestation, déclarant que, si Dreyfus
(1) Rennes, II, 192.
(2) J. Reinach, I, 407.
222
<( était sorti victorieux de l'épreuve, il se serait rendu
sur-le-champ chez M. le général Mercier pour lui dire :
« Monsieur le ministre, nous nous sommes trom-
» pés (i). »
Le fait que M" Démange rapporte cette phrase du
commandant du Paty, sans ajouter la réplique fou-
droyante qu'il y aurait faite, est la meilleure preuve
que cette réplique n'a pas existé et que Picquart l'a
inventée de toutes pièces.
Vient ensuite un deuxième incident, rapporté, celui-
là, par M^ Démange, en somme assez insignifiant, et
que certainement, il aurait omis s'il en avait eu un plus
grave à raconter ; tellement insignifiant même qu'il n'a
pas frappé Picquart qui a dû, pour dire quelque chose,
imaginer l'autre.
Le commandant du Paty avait remarqué que, lorsque
Dreyfus avait les jambes croisées, le mouvement de
Textrémité de son pied était imperceptible à l'état nor-
mal, mais s'accentuait très sensiblement quand une
question grave lui était posée. Reinach trouve que cette
remarque est une «. bizarrerie nouvelle d'un cerveau de
» moine inquisiteur (2). » M° Démange apporta un cer-
tificat de médecin pour démontrer « l'absurdité scienti-
fique de l'épreuve. » En somme, l'argument n'avait pas
semblé si fou, puisqu'on a cru utile de consulter un
médecin pour le réfuter.
Reinach reproduit ensuite l'argumentation opposée
par Dreyfus au commandant du Paty, lorsque celui-ci,
qui, parait-il, « s'enfonçait », émit l'idée que le borde-
reau pouvait être du mois d'août. Nous avons vu plus
haut la valeur de cette argumentation fondée sur la
circulaire du 17 mai 1894.
(1) Cass., m, 605.
(2) J. Reinach, I, 409.
22:»
Dreyfus, ayant oiihlié la date de cette circulaire^
disait : « la note officielle qui fixait la date de mes
» stages dans l'infanterie était sans ambiguïté aucune :
» il n'y a pas de doute possible. C'est au moment oii
» j'écrivais au capitaine Hadamard, c'est-à-dire fin mai
» on coniinencement de fnin, qne /ignorais si j'irais oui
» ou non aux manœuvres : il appert en effet de cette
.» lettre que je lui écrivais : « Je vais partir en voyage
» d'Etat-major et serai absent une partie de l'été (i) ».
Or, la circulaire est du 17 mai, et la lettre a été écrite
vers le 20 juin, puisque le voyage d'Etat-major a com-
mencé le 27, et que, dans la lettre, Dreyfus dit : « Je
» pars, la semaine prochaine en voyage d'Etat-ma-
» jor(2). »
Ainsi, à la fin de juin, pins d'nn mois après V appa-
rition de la circnlaire, Dreyfus ignorait encore s'il irait
aux manœuvres. On voit comme la circulaire l'avait
fixé.
La deuxième audience fut consacrée encore aux té-
moins. Reinach raconte que « la froide logique » de
Dreyfus anéantit ces dépositions. En particulier, « il
» fut reconnu par Boullenger que l'indiscrète question
y> qui avait éveillé sa méfiance était celle-ci : « Qyi'y a-
» t-il de neuf au quatrième bureau ? »
C'est fort difficile à croire, car on a vu qu'à Rennes,
le commandant Boullenger s'est bien gardé de recon-
naître pareille sottise et a fait au contraire les déclara-
tions les plus précises. C'est Dreyfus, qui, impuissant
à nier absolument la conversation qui lui était repro-
chée, a essayé de s'en tirer par cette misérable dé-
faite (3).
(1) Cass., III, 607. Note remise par Dreyfus à M^ Démange au cours
des débats de 1894.
( ) /. Beinach, I, 195. — Voir plus haut, pages 87 et 88.
(3) Rennes, II, 75.
— 224 —
(( Le procès s'effondrait... », nous apprend Reinach.
» Lépine, prévenu, peu bienveillant, crut l'acquitte-
» ment probable ».
Or, dans sa déposition à la Cour de cassation, M. Lé-
pine n'a rien dit de pareil : il a trouvé les débats insi-
gnifiants, le réquisitoire vide de faits, la plaidoirie de
M^ Démange l'a déçu; mais « sur le bordereau, mon
» siège était fait, et celui des juges aussi, j'imagine (i) ».
S'il imaginait que le siège des juges était fait, il ne
croyait donc pas à l'acquittement.
Le commandant Henry vint alors « frapper un grand
coup ». Sur la demande du capitaine Gallet, — de-
mande qu'il avait d'ailleurs provoquée, s'il faut en
croire Picquart, — il s'avança à la barre.
Ecoutons Reinach :
« D'une voix forte, à pleins poumons, il lança quel-
» ques phrases brèves, catégoriques, d'une véhémence
» qui semble convaincue. Le moment est venu de tout
» dire. Bien avant la découverte du bordereau, le ser~
» vice des renseignements soupçonnait la présence d'un
» traître à l'Etat-major. Dès le mois de mars, une per-
» sonne honorable, absolument honorable, a averti le
» service qu'un officier du ministère de la guerre trahis-
» sait. En juin, la même personne lui a renouvelé, à
» lui-même, son avertissement, précisant que le traître
» était un officier du deuxième bureau. « Et ce traître,
» le voici (2) ! »
Cette version est celle de M. Lépine, de Picquart, de
Freystaetter et de M^ Démange dans sa note à M® Mor-
nard. On voit que le commandant Henry, d'après cette
version, ne dit pas que la personne honorable lui a dé-
(1) Cass., II, 10.
(2) J. Reinach, I, 417.
225
signé Dreyfus. C'est seulement dans sa plaidoirie, à
Rennes que M® Démange a ajouté — et lui seul en a
parlé — un nouveau détail : le président aurait de-
mandé au commandant d'affirmer sur l'honneur que
cette personne avait dit que l'officier traître était au
deuxième bureau, et que c'était le capitaine Dreyfus.
Le commandant aurait répondu : « Je le jure (i) ! »
Et alors Reinach a beau jeu pour accuser le com-
mandant Henry de parjure, puisque, dans le rapport
établi par lui, Henry, et qui figurait parmi les pièces
secrètes, sur sa conversation avec la personne hono-
rable, il avait noté cette phrase de son interlocuteur :
« Si je connaissais le nom, je ne vous le dirais pas ».
Le parjure du commandant Henry, fait pour influen-
cer les juges contre Dreyfus, aurait donc été contre son
but, puisque la preuve de ce parjure aurait existé au
dossier secret sur lequel justement, suivant Reinach, on
comptait pour enlever la condamnation.
M^ Démange, à Rennes, s'est étonné que Taccusation
n'eût pas cité « la personne honorable », c'est-à-dire le
marquis de Val-Carlos; il est naturel qu'on n'ait pas
fait appel au témoignage d'un homme qui n'avait donné
des rt-nseignements qu'à la condition expresse que son
nom ne fût pas divulgué. Mais pourquoi la défense
qui, à Rennes, connaissait le nom de « la personne
honorable », ne l'a-t-elle pas fait venir pour obtenir la
preuve du faux témoignage du commandant Henry ?
Pourquoi ne l'a-t-on pas invitée à venir déposer
en 1898 devant la Cour de Cassation ? Le 23 no-
vembre 1898, le lieutenant-colonel Picquart disait : «je
connais parfaitement la personne honorable... (2) ».
Donc il était facile de la trouver et son témoignage, s'il
(1) Rennes, III, 639.
(2) C«»s., I, 130.
lo
— 226 —
eût apporté la preuve du faux témoignage du comman-
dant Henry, aurait au moins permis à la Cour de sta-
tuer sur un véritable cas de revision.
Le marquis de Val-Carlos n'a pas pu ignorer les pro-
pos qui lui avaient été prêtés. L'enquête de la Cour de
cassation a été publiée, il a pu y voir le rôle considé-
rable qu'ont joué ses déclarations. Au procès de
Rennes, sa personnalité a été de nouveau mise en avant.
Le Fo//^/r^ a donné son nom. Le i^/^^ro du 22 août 1899
confirmait le renseignement du Voltaire.
Admettra-t-on que le marquis de Val-Carlos aurait
laissé user d'un témoignage mensonger fondé sur de
prétendues déclarations de lui ? — Le marquis de Val-
Carlos s'est tu, et son silence, à cet instant décisif, au-
thentique les propos qui lui ont été prêtés.
3. Les dépositions des experts.
Nous arrivons aux dépositions des experts.
A propos de la déposition de >L Gobert, signalons
un incident rapporté par Reinach :
« Gobert établit qu'il avait su le nom de l'officier
» soupçonné à l'aide de sa feuille signalétique, qu'il te-
» nait de Gonse avec d'autres pièces. Les noms et pré-
» noms de Dreyfus avaient bien été découpés, mais on
» y avait laissé sa date de naissance, les dates de ses
» promotions; l'expert, sachant de Gonse qu'il s'agis-
» sait d'un officier d'artillerie, n'avait eu qu'à ouvrir
» Tannuaire pour connaître le nom.
» Du Paty, d'une inlassable maladresse, inflige un
» démenti à Gobert, nie que la feuille signalétique fût
— 227 —
» {sic) au dossier; Maurel va aux preuves, et trouve la
» feuille telle que l'expert l'a décrite (c). »
Ce dernier incident a été rapporté par M. Gobert à la
Cour de cassation ; il n'en a pas parlé à Rennes. Pour-
quoi ? — De plus, dans sa déposition par Commission
rogatoire (2), le colonel du Paty a dit qu'on n'avait pas
remis une feuille signalétique à M. Gobert, mais une
feuille de papier blanc sur laquelle étaient collés des
mots et des fragments de mots découpés dans une feuille
de notes qui resta au ministère.
Les mots et les fragments de mots découpés avaient
été collés sur la feuille blanche dételle façon qu'ils ne
formaient aucun sens et ne permettaient absolument pas
de reconstituer les renseignements de la feuille de notes.
Le général Gonse avait déjà donné le même rensei-
gnement (3).
(1) J. Reinach, I, 423.
(2) Rennes, III, 506.
(3) Bennes, 11, 313. — Citons un extrait assez édifiant du dialogue qui
a eu lieu à ce sujet entre le général Gonse et M. Gobert.
Le général Gonse. — Je demanderai au Conseil s'il a encore la feuille
de notes dont M. Gobert a parlé, car il me semblait que la date de
naissance n'y était pas.
Le président. — C'est au dossier de 1894.
Le (jénéral Gonse. — Je demande à M. Gobert de nous dire dans quel
annuaire il a trouvé le nom de Dreyfus. Est-ce dans l'annuaire de 1894
ou dans celui de 1893 ?
.1/. Gobert. — C'est dans l'amiuaire général de l'armée, je crois.
Le (jénéral Gonse. — Est-ce le petit annuaire qu'on vend dans le com-
merce ?
M. Gobert. — Je ne connais qu'un annuaire, c'est celui qui se vend
chez les libraires.
Le (jénéral Gonse. — Enfin, est-ce l'annuaire général de l'armée ?
M. Gobert. — Je ne sais pas.
Le président. — Est-ce l'annuaire spécial de l'artillerie ?
M. Gobert. — Non, c'est l'annuaire général.
Le général Gonse. — Eh bien, le Conseil sait que dans l'annuaire
général il n'y a pas la date de naissance des officiers.
M. Gobert. — Je n'insiste pas sur ce point.
— 228 —
Nous arrivons à la troisième audience, qui débuta
par la déposition de M. Bertillon.
« Alors parut Bertillon, déclame Reinach, précédé
» de sa réputation volée d'homme de génie, — car la
» méthode anthropométrique est due à son père (i). »
Cette dernière imposture a été produite à Rennes par
le générai Sebert. Personne, sauf Reinach, qui la re-
cueille précieusement, ne l'a prise au sérieux.
M. Bertillon n'a pas vole sa réputation d'homme de
génie. Il l'a légitimement acquise, de l'avis de tous ses
chefs, par son propre labeur, et il l'a confirmée par sa
démonstration sur le procédé d'écriture du borde-
reau.
Un extrait de la brochure dont nous avons déjà plu-
sieurs fois parlé, le Redau de M. Bertillon, va nous
montrer la singulière attitude de Dreyfus pendant la dé-
position de l'expert :
A la fin de son dernier interrogatoire (devant le rapporteur), Dreyfus
émettait l'avis qu'il pouvait vire victime d'un fcnissaire. C'est, pour ainsi
dire, sa dernière parole devant le rapporteur. Comment donc ex[)Ii-
quera-t-on qu'à l'audience, voyant un expert venir affirmer que le bor-
dereau était rm document forgé, que c'était un faux, Dreijfu& ne se soit
pas empressé de demander des explications complémentaires à l'Iioinine qui
venait ainsi à son aecours?
M. Bertillon venait de montrer que la lettre missive avait l'apparence
d'avoir été composée de mots calqués mis bout à bout, et Dreyfus, qui
voulait consacrer toute sa fortune et toute sa vie, toute la puissance
de son cerveau, à déchiffrer l'énigme, reste impassible! Alors que tout
le monde, à la Préfecture de police et au ministère de la Guerre,
estime que ces conclusions sont favorables à l'accusé (2), lui les dé-
daigne, ne s'en arme pas pour demander un supplément d'enquête,
une expertise plus approfondie I II se contente de traiter l'expert de
misfrable (3).
(1) ;. Reinach, I, 424.
(2) Déposition de M. Bertillon à Rennes.
(3) Dreyfus a d'ailleurs reconnu à l'audience, à Rennes, avoir proféré
cette exclamation ; il en a donné une explication absurde, qui ne fait
— 229 —
C'est que M. Bertillon, tout en prouvant que le bordereau était forgé,
indiquait, ou à peu près, le procédé de forgerie ; c'est... que Dreyfus,
se voyant démasqué, a compris qu'un délai permettrait à l'expert de
retrouver le gabarit (1), de fournir la preuve absolue, indéniable, que
si le bordereau était forgé, lui, Dreyfus, et lui seul, avait pu le
forger (2).
L'accusé fit cependant une observation, que nous
sommes d'accord avec Reinach pour trouver « iro-
nique ».
« Dreyfus, dit l'historien, pria le président de poser
)) cette unique question à Bertillon : « Que le témoin
» veuille bien jurer qu'il m'a vu écrire le bordereau! »
« Ironie topique, mais trop fine; plusieurs des juges
» s'attendaient à une réplique indignée de l'accusé,
» à une réfutation de l'inintelligible, non à ce dédain
» qui leur parut un aveu (3). »
que prouver combien il regrettait de ne pouvoir la nier : « En 1894,
■ a-t-il dit, le témoin, oubliant les convenances les plus élémentaires,
)) s'est constamment tourné vers moi en parlant du coupable. C'est
)- dans ces conditions que je lui ai envoyé (sic) le mot de misérable.
» Voilà dans quelles conditions j'ai prononcé ce mot. »
Or, il n'est pas besoin d'être grand clerc en matière criminelle pour
savoir qu'aussi longtemps que le jugement n'a pas été prononcé, in-
culpés et accusés sont légalement présumés innocents et doivent être
traités comme tels.
A qui fera-t-on croire qu'en 1894, M. Bertillon, qui avait de nom-
breuses années de pratique judiciaire, ait pu commettre la confusion
de termes que lui reproche Dreyfus, et cela sans que, ni le président,
ni le ministère public, ni Vaiocat de l'accusé aient relevé cette grave
incorrection ? (Note extraite du Redan de M. Bertillon).
(1) C'est-à-dire, en somme, de retrouver la loi suivant laquelle tous
les éléments qui constituent le bordereau, dérivent de la lettre du
buvard.
(2) Le Redan de M. Bertillon, 32 et 33.
(3) J. Reinach, 1, 426. — M. le procureur général Manau, dans son
réquisitoire de 1899, n'est pas de l'avis de Reinach. Car il dit : « M. Ber-
» tillon a-t-il compris l'ironie araère de cette question ? Le Conseil l'a
B comprise, lui, et la question ne fut pas posée ! »
Nous croyons, avec M. Manau, que le Conseil a compris l'ironie, et
qu'il l'a même comprise beaucoup mieux que M. Manau et que Rei-
nach.
— 23o —
C'était l'aveu, en effet, car M. Bertillon « était telle-
» ment sûr d'avoir reconstitué, en grande partie, la fa-
» çon dont Dreyfus s'y prenait pour constituer son do-
» cument, qu'il lui semblait que l'accusé pourrait laisser
» échapper cette demande », et il avait annoncé au com-
mis qui lui servait d'auxiliaire dans ses recherches, que
Dreyfus serait amené à poser cette question (i).
« Qii'avaient compris les auditeurs à cette énorme fo-
» lie ? )) demande Reinach. « Démange, Lépine, malgré
» son estime pour Bertillon, « esprit réfléchi et cons-
)) ciencieux, d'une ingéniosité confinant parfois au gé-
» nie », et Picquart avouent n'y avoir rien compris. De
» même Brisset : « Je n'ai rien compris à ce redan. » Et
» les juges, affirme Picquart, n'y comprirent pas da-
» vantage, « malgré ce qui a été prétendu depuis (2). »
Que le commandant Brisset n'ait rien compris au
« redan », c'est possible, puisque M. Bertillon a « re-
marqué que cette forme d'explications n'avait pas été
comprise (3) ». Mais il y a lieu de distinguer entre la
démonstration et le '< redan »; la démonstration a pu être
parfaitement saisie, et le « redan » moins bien, car le
« redan» estune figure schématique destinée à exposer le
plan de défense de Dreyfus dans le cas où le bordereau
aurait été saisi sur lui, ou, au contraire, serait arrivé
au service des renseignements sans certificat d'origine,
comme dans l'espèce. Mais le » redan » n'est que le
complément de la démonstration, et peut parfaitement
en être détaché. La preuve en est que M. Bertillon, à
tort ou à raison, n'en a pas reparlé en 1899.
Mais, de ce que le com.mandant Brisset n'a pas com-
(1) Cas»., I, 499.
(2) J. Reinach, I, 427.
(3) Cass., 1, 498.
— 23l —
pris le « redan », s'ensuit-il que les juges n'aient rien
compris à la déposition de M. Bertillon, comme l'af-
firme tranquillement Reinach?
Le colonel Maurel a dit, à Rennes : « L'expertise de
» M. Bertillon s'adressa à la fois à Tesprit et aux yeux
» des juges ; on a dit qu'elle n'avait pas été comprise :
C'est inexact (i). »
Le capitaine Freystaetter a dit, à la Cour de cassa-
tion, que « les dissemblances entre l'écriture du borde-
» reau et celle de Dreyfus furent expliquées par M. Ber-
» tillon au moyen de mots grossis par la photographie,
» empruntés au bordereau et à une lettre de Mathieu
» Dreyfus (2). »
« Explication inepte », dit Reinach (3).
Nous n'avons pas à défendre ici la manière dont le
capitaine Freystaetter exprime sa pensée, mais nous
retenons que cet officier, d'une part, n'a pas dit qu'il
n'avait rien compris, et, d'autre part, a gardé le sou-
venir très net que le bordereau avait une relation intime
avec la lettre du buvard, et que cette relation donnait
la clef des dissemblances qui apparaissent à première
vue entre le bordereau et l'écriture de Dre5'fus. — Pour
se souvenir de cela au bout de quatre ans, il faut qu'il
n'ait pas déjà si mal compris.
En tout cas. si quelqu'un a compris, et bien compris,
c'est Dreyfus, qui, peu de jours après (le 31 décembre
1894), dans une lettre à M^ Démange, trouvait encore
une « vive formule » pour résumer la thèse de M. Ber-
tillon :
« ... Le commandant du Paty m'a parlé ensuite de
(1) Rennes, II, 192.
(2) Cass., II, 7. Cité par Reinach, I, 427.
(:j) J. Reinach, I, 427.
— 202 —
y> l'expertise si remarquable de M. Bertillon d'après
» laquelle j'aurais calqué de ma propre écriture et celle
» de mon frère, pour pouvoir, au cas où je serais arrêté
» porteur de la lettre, arguer d'une machination ourdie
» contre moi !!!(!)»
Personne n'a jamais analysé, en moins de mots et plus
nettement, cette expertise « si remarquable » (3), en
effet.
Après M. Bertillon, vinrent les témoins à décharge,
qui, suivant Texplication charmante de Reinach, a ne
» pouvaient invoquer que des preuves morales, et par
V suite eurent vite fait de déposer » (2).
Il est certain en effet que les preuves morales à la dé-
charge de Dreyfus ne prêtaient pas à de longs dévelop-
pements.
Du réquisitoire, Reinach parle très peu ; il s'étend
davantage sur la plaidoirie de M" Démange. Il recon-
naît que « la force du plaidoyer s'affaiblissait de toute
» la sympathie que l'accusé n'avait pas conquise auprès
» des juges » (4), ce qui, en bon français, veut dire que
Dreyfus avait l'attitude d'un coupable. Et plus loin :
« Démange, avocat d'assises, trop habitué à plaider
» pour des criminels, parle pour l'innocent comme pour
» l'un d'eux (3) ».
C'est évidemment qu'il n'a pas pu faire autrement,
car un avocat aussi éminent que >P Démange n'eût pas
manqué de plaider l'innocence, s'il avait pu plaider
autre chose que le doute. « Il se tient, dit Reinach, au
(1) Cass., m, 535.
(2) Nouvelle ironie « topique ».
(3) /. Beinach, I, 428.
(4) J. Bcinuch, I, 434.
(5) J. Reinach, 435.
— 233 —
)) précepte de Lachaud qui fut son maître : faire naître
» le doute dans l'esprit des jurés (i) ». A Rennes, cinq
ans plus tard, il n'a pas pu employer d'autre tactique.
Cette fois, les débats n'avaient pas lieu à huis clos, ils
avaient toute l'ampleur nécessaire, et M^ Démange n'a
pu démontrer l'innocence de son client, il a encore
tenté de faire naître le doute.
Reinach reproche encore à l'avocat de « n'avoir dé-
» nonce ni la perversité de du Paty, ni la haine brutale
» d'Henry » (2). C'est que >? Démange était bien obligé
de s^en tenir aux faits, et ne pouvait pas plus qu'il ne
voulait, les dénaturer ni les fausser : tout le monde
n'écrit pas Thistoire comme Reinach.
Après la plaidoirie, Dreyfus ajouta quelques mots de
protestation, dont Reinach a déjà résumé le sens plus
haut, dans cette vive Jonmile : « Alsacien et traître }
Oh ! mon colonel! » (3). Puis les juges se retirèrent
dans la Chambre du Conseil.
4. La communication du dossier secret.
Avant le réquisitoire et la plaidoirie, pendant une
suspension d'audience, le commandant du Paty avait
remis au colonel Maurel un pli fermé et scellé, conte-
nant le dossier secret ; « il lui enjoignit en même temps,
au nom du ministre, d'en donner connaissance aux
juges » (4) en chambre du Conseil.
(1) y. Reinach, I, 435. — Mais, ajoute Reinauh, « ces jurés militaires
» sont plus simplistes que des civils : le doute seul ne les touche pas ».
— L'esprit simpliste des juges ! c'est la tarte à la crème de ce chapitre.
(2) J. Reinach, I, 433.
(3) J. Reinach, I, 389.
(4) Rennes, II, 193, déposition du colonel Maurel, citée par Reinach
(I, 430).
— 234 —
Reinach veut encore prendre le général Mercier en
flagrant délit de « mensonge ». Nous citons :
<( Voici la déposition de Mercier : « J'envoyai le pli
» cacheté, le deuxième jour, je crois, ou en tous cas le
» matin du troisième, en lui faisant dire (au colonel
» Maurel) que je n'avais pas le droit de lui donner un
» ordre positif, — Maurel dit qu'il lui enjoignit, —
» mais que je lui donnais un ordre moral, sous ma res-
» ponsabilité, d'en donner communication aux juges
» du Conseil de guerre, parce que j'estimais qu'il y
» avait des présomptions graves dont il était indispen-
» sable qu'ils eussent connaissance » (Rennes, I, 99).
» Et plus loin, après la déposition de Maurel, en ré-
» ponse à une question de Labori : « Oui, j'en ai pris
)) la responsabilité complète. Je n'avais pas le droit de
» donner un ordre absolu, vous le savez mieux que per-
» sonne : j'ai donné l'ordre moral aussi complet que
» possible. »
Les déclarations du colonel Maurel et du général
Mercier nous semblent tout à fait concordantes, et nous
ne comprenons pas l'insinuation de Reinach.
La délibération secrète est racontée par Reinach
d'après les souvenirs du capitaine Freystaetter. Mais,
avant de discuter ces souvenirs, il est bon de noter que
la conviction des juges était faite avant d'entrer dans la
salle des délibérations.
Le colonel Maurel a dit à Rennes :
« En ce qui me concerne, j'affirme hautement que ma
» conviction sur la culpabilité de Dreyfus s'est formée
» au cours des débats contradictoires... Cette conviction
» était faite, absolument Jaite, ferme et inébranlable,
ï) lorsque le Conseil s'est retiré pour délibérer (i). »
(1) Rennes, II, 192.
— 235 —
Et, comme M^ Labori demandait :
« Le colonel Maurel pourrait-il affirmer que tous les
» antres membres du Conseil étaient dans le même état
» d'esprit que lui ? », le colonel répondit :
« Oui, et j'ai plusieurs faits à l'appui de mon dire.
«Deux officiers, parlante ma personne, à moi, m'ont
» fait connaître que leur conviction était acquise au
» moment oîi le Conseil s'est retiré pour délibérée. Un
» troisième officier en a déposé à la Cour de cassation
» (vient la lecture de la déposition du capitaine Freys-
» taetter à la Cour)... Quand le jugement de la Cour
» de cassation a été rendu, j'ai fait paraître une décla-
» ration qui est celle que j'ai eu l'honneur de faire tout
» à l'heure devant vous, dans laquelle je disais que ma
» conviction et celle des autres juges étaient faites au
» moment où ils se sont retirés dans la salle des déli-
» bérations. Cette déclaration a été reproduite par les
» journaux. Aucun démenti, aucune protestation, au-
» cune rectification ne m'est parvenue (i). »
Le capitaine Freystaetter a d'ailleurs confirmé ces
paroles du colonel Maurel : « Il 3^ a eu une légère in-
» flùence due à la communication des pièces secrètes ;
» cette influence n'est pas très considérable (2). »
Donc, quoi qu'en dise Reinach, cette communication
n'a pas été le « coup de poignard dans l'ombre », dont
il se plaît à parler.
Reinach affirme à nouveau qu'il y avait parmi les
pièces secrètes, non pas un commentaire de ces pièces,
rédigé par le commandant du Paty, mais une notice
biographique sur Dreyfus lui attribuant de nombreux
actes de trahison antérieurs. Puis il parle encore de la
(1) Rennes, II, 194.
(2) Rennes, II, 399.
— 236 —
dépêche Panizzardi, mais avec un peu moins d'assurance,
car il relate ici les déclarations des juges survivants du
Conseil de 1894, lues à Rennes par le général Mercier
et dont nous avons parlé plus haut. Reinach dit « qu'il
» faut se résigner au vague de ces souvenirs (i) » en
faisant allusion à ceux de ces juges qui disent simple-
ment ne pas se rappeler avoir vu la dépêche. Mais Rei-
nach, qui aime tant à raisonner, se garde de repro-
duire le raisonnement simple et frappant du général
Mercier, qui éclaire d'une vive lumière le « vague de
ces souvenirs » :
« Si on leur avait montré (aux juges) une pièce comme
» la traduction que nous a donnée le capitaine Freys-
» taetter, dans laquelle le nom de Dreyfus était en toutes
» lettres, et qui aurait constitué une charge accablante
-» contre Dreyfus^ \\ est incontestable que le souvenir
» de cette pièce serait nettement resté dans leur es-
» prit (2). »
Reinach, cependant, reconnaît implicitement et in-
volontairement la justesse de ce raisonnement, puisque,
revenant ensuite sur la pièce ce canaille de D.. il dit
que « le document capital, décisif..., c'est cette pièce
)) où la lettre D. éclate comme la signature même du
» bordereau (3) ».
Le nom de Dreyfus, en toutes lettres dans la dépêche
Panizzardi, aurait encore bien mieux éclaté aux yeux
des juges.
Reinach ressasse ensuite l'équivoque que nous avons
déjà signalée, et qui consiste à assimiler les plans
directeurs de Nice à des cartes topographiques sans
(1) ./. Reinach, I, 442.
(2) Rennes, III, 535. /
(3) ;. Reinach, I, 442.
— iZ-] —
valeur. C'est là le point de départ d'une tirade de plu-
sieurs pages : Reinach, si bien qualifié pour nous par-
ler de l'àme des officiers, s'y montre grand et généreux.
Il faut plaindre plutôt que blâmer ces pauvres juges mi-
litaires, à l'esprit simpliste, au cerveau déprimé par
l'obéissance passive, aveuglément crédules en leurs chefs
« dupes enfin de la religion militaire ».
C'est ainsi, qu'avec quelques citations de Tacite et
de Michelet à la clé, Reinach fait aux membres du Con-
seil de guerre de 1894 l'aumône d'un peu de pitié.
L'historien rapporte que le colonel Maurel donna
d'abord quelques courtes explications sur le correspon-
dant habituel de Dreyfus, et sur les habitudes des atta-
chés militaires ; puis, qu'il commenta les pièces une à
une (i).
Or, le capitaine Freystaetter, qui est le seul témoin,
ayant raconté ce qui s'était passé dans la salle des déli-
bérations, ne parle aucunement de ces explications pré-
liminaires du colonel Maurel. C'est donc une invention
de Reinach.
Le capitaine Freystaetter a bien dit que le colonel
Maurel avait commenté les pièces une à une. Mais le
colonel lui a infligé un démenti qui est resté sans ré-
ponse (2). C'est donc une invention de Freystaetter.
Enfin l'on passa au vote ; à l'unanimité, Dreyfus fut
condamné à la déportation perpétuelle dans une en-
ceinte fortifiée, et à la dégradation militaire.
Le colonel Maurel refit ensuite le pli des pièces se-
crètes, et le remit au commandant du Paty. Celui-ci
porta le dossier au colonel Sandherr, qui le représenta
le lendemain au ministre.
(1) J. Reinach, I, 439.
(2) Rennes, II, 401.
— 238 —
« Mercier, rapporte Reinach, dit qu'il ignora alors
» et jusqu'en 1899 « si Maurel avait ou non donné com-
» munication des pièces secrètes au Conseil ». Manque
» étrange de curiosité. Ce pli même du dossier, le sceau
» rompu de Tenveloppe crient au mensonge (i). »
Le colonel Maurel a dit avoir vu le général Mercier
pour la première fois au procès Zola, et ne l'avoir revu
qu'en juin 1899 (2) ce qui confirme la déclaration incri-
minée par Reinach : le général Mercier savait sans doute
que le colonel avait ouvert le pli, mais il a ignoré si
communication du dossier avait été faite aux juges,
puisque les juges seuls pouvaient le renseigner, et qu'il
ne les a pas vus.
Q^ue devint le dossier secret ?
Le général Mercier a dit (3) que, lorsque le colonel
Sandherr lui représenta le dossier, il lui donna l'ordre
d'en répartir les différentes pièces dans les cartons d'où
elles venaient. Le commentaire de ces pièces secrètes
(qui n'était pas une notice biographique, nous le répé-
tons, puisque Reinach continue à l'affirmer) fut détruit
par le ministre lui-même.
Mais le colonel Sandherr, mis en éveil, sans doute,
par les déclarations des frères de Dreyfus dans l'entre-
vue dont nous avons parlé, crut prudent de ne pas dis-
(1) J. Reinach, I, 4b 1. — Reinach donne la raison de ce mensonge :
« il (le #^énéral Mercier) dit n'avoir connu le fait de la communication
» qu'en juin 1899, parce que peu de jours auparavant, il donnait sa
» parole d'honneur au général G..., que la forfaiture n'avait pas été
» commise ».
Singulière explication ! La « forfaiture » ne consistait pas dans la
communication faite ou non par le président, mais dans l'ordre donné
par le ministre. En quoi l'ignorance du général Mercier, touchant
l'inexécution de son ordre, aurait-elle atténué son parjure ? Et puis
quel est ce général G... que Reinach n'ose nommer? Voilà une discré-
tion bien rare chez lui !
(2) Rennes, II, 193.
(3) Rennes, II, 221.
' — 2:)9 —
loquer ce dossier, mais de le conserver tel qu'il était.
Et il y joignit alors la copie qu'il avait gardée du com-
mentaire fait par le commandant du Paty, pour conser-
ver trace de la filiation de ces pièces et du rapport
qu'elles avaient entre elles.
Reinach, pour expliquer la reconstitution du dossier
secret, n'hésite pas à imaginer de vagues arrière-
pensées de chantage contre le ministre de la guerre et
contre le général de Boisdeffre.
C'est l'occasion d'une nouvelle phrase à effet:
« Si la commune forfaiture doit être un jour décou-
» verte, l'envie pourrait venir à ces grands chefs de
> jouer la comédie de la surprise : « C'est Sandherr !
» C'est Henry ! » Non. Part commune au victorieux for-
» fait, part commune au danger (i). »
Reinach a beau jeu à calomnier les morts!
Et c'est ainsi, dit-il, que « surnagea l'instrument du
crime (2) ».
(1) J. Reinach, I, 452. i
(2) /. Reinack, 453,
CHAPITRE XI
LA DÉGRADATION
I. La visite du commandant du Paty de Clam à Dreyfus
a u Ch e rch e-M id i .
Nous passerons rapidement sur le début de ce cha-
pitre qui est consacré à une analyse de la correspon-
dance échangée entre Dreyfus et sa femme, après le
jugement. Si Reinach a cru bon de livrer à la publicité
ces documents intimes, et d"y chercher des arguments
en faveur de sa thèse, nous ne le suivrons pas sur ce
terrain. Dreyfus commence, à cette même date, la série
dé ces étranges lettres déclamatoires qui, depuis^ ont
été publiées sous le titre « Lettres d'un Innocent » et
qui ne dépareraient pas la collection de ces recueils oii
l'on trouve des modèles de correspondance pour les
différentes circonstances de la vie. Quant aux lettres
de M"^® Dreyfus, « elles sont encore inédites », nous
apprend Reinach ; abstenons-nous de commenter ce
qu'il en a publié.
Passons aussi sur le résumé des articles qui suivirent
la condamnation ; rappelons seulement les regrets
qu'exprimèrent MM. Clemenceau, Jaurès et Millerand,
que le traître n'eût pas été fusillé (i).
(1^ J. Reinach, I, 473, 476, 478.
— 241 —
Après le rejet du pourvoi de Dreyfus par le Conseil
de revision, le général Mercier cliargea, le 31 décembre,
le commandant du Paty de Clam d'aller voir le con-
damné dans sa cellule au Cherche-Midi. Le but de cette
mission a été exposé par le général à Rennes :
« La condamnation étant prononcée et définitive, je
» ne pouvais rien à ce point de vue. Mais le gouverne-
» ment pouvait encore quelque chose pour l'application
» de la peine; et à ce point de vue, par exemple, pour
» le choix du lieu de déportation, pour la facilité qu'il
» pourrait avoir de l'habiter avec sa famille ou avec
» certaines personnes de sa famille, le gouvernement
» pourrait montrer de l'indulgence si, de son côté, il
» voulait entrer dans la voie du repentir, et s'il disait
)) notamment au ministre de la guerre de quels docu-
» ments l'Allemagne avait été mise en possession par
» son fait (i). »
Reinach interprète cette démarche d'autre façoii :
ce Mercier, dans son triomphe, en sentait la fragilité...
)) Tant que le condamné protesterait de son innocence,
» sa culpabilité était éphémère... C'avait été, dès le dé-
> but, une des préoccupations de l'Etat-major : obtenir
» un aveu, quelque chose qui ressemblât à un aveu (2). »
S'il obtient cet aveu, « Macbeth pourra dormir tran-
quille(3) ».
Macbeth, c'est le général Mercier. Reinach a des
lettres, chacun sait cela. Mais il fait parfois des com-
paraisons ridicules. Car enfin, qui a joué auprès du
ministre le rôle de lady Macbeth ? Le Père du Lac, sans
(1) Hennés, I, 100.
(2) ;. Reinach, I, 479.
(3) J. Bcinach, I, 480.
i6
— 242 —
doute ? Montrons plutôt l'inanité des insinuations de
Reinach.
A cette date, la revision des procès criminels était
réglée parla loi de 1867 qui n'admettait que trois cas
de revision : le premier, relatif aux condamnations
pour homicide, inapplicable dans l'espèce; le second,
ainsi défini : « lorsqu'après une condamnation pour
crime ou délit, un nouvel arrêt ou jugement aurait
condamné pour le même fait un autre accusé ou pré-
venu et que, les deux condamnations ne pouvant se
concilier^, leur contradiction serait la preuve de l'inno-
cence de l'un ou de Tautre condamné » ; le troisième,
« lorsqu'un des témoins entendus aurait été, postérieu-
rement à la condamnation, poursuivi et condamné pour
faux témoignage contre l'accusé ou le prévenu ».
C'est plus tard que la loi a admis un quatrième cas
de revision : « la production ou la révélation d'un fait
nouveau de nature à établir l'innocence du condamné »,
grâce auquel tout jugement peut être attaqué, même
sous le prétexte le plus futile. Mais, à la fin de 1894, il
est essentiel de le répéter, un jugement de condamna-
tion ne pouvait être revisé que pour trois motifs bien
nets, bien définis, contre lesquels n'auraient même pas
prévalu les aveux du condamné (i). C'est donc une
(1) Les aveux, non seulement n'étaient pas nécessaires pour conso-
lider le jugement, mais même eussent été parfaitement inutiles si l'un
des trois motifs de revision s'était présenté.
Il n'en est plus ainsi maintenant, car nous savons, à l'heure actuelle,
comment est interprétée la loi de l89o, et ce que l'on entend par
« faits nouveaux » : on apprendrait demain que le colonel Jouaust
avait oublié de mettre sa jugulaire pour lire le jugement, qu'on s'ap-
puierait sur ce « fait nouveau » pour casser le dit jugement. Donc,
aujourd'hui, les aveux du condamné peuvent et doivent prévaloir
contre le fait nouveau : « Que venez-vous nous raconter avec votre fait
nouveau? Il a avoué. » Mais sous le régime de la loi de 1867, les aveux
n'auraient servi de rien, si l'un des trois cas de revision s'était pré-
senté : « 11 a avoué avoir tué cet homme, mais cet homme est vivant.
— 24:> —
simple niaiserie de prétendre que la culpabilité était
éphémère : elle était au contraire acquise, définitive,
et n'avait besoin d'être authentiquée par rien autre que
par le jugement qui l'avait proclamée.
Quoi qu'il en soit, revenons à l'entrevue du com-
mandant du Paty et de Dreyfus. Nous avons à ce sujet
plusieurs documents :
D'abord une lettre adressée par le commandant du
Paty au ministre de la guerre (i), ainsi conçue :
Paris, 31 décembre 1894.
« Monsieur le ministre, j'ai l'honneur de vous rendre compte que je
suis resté près d'une heure en tête-à-tête avec Dreyfus. Il n'a rien voulu
avouer, me déclarant qu'avant tout, il ne voulait pas plaider les circons-
tances atténuantes. Il désire partir le plus tôt possible, se faire oublier,
vivre tranquille avec sa femme et ses enfants à la presqu'île Ducos.
11 espère que, d'ici cinq ou six ans, les choses s'arrangeront et qu'on
découvrira le mot de l'énigme qu'il ne peut expliquer. Il se dit l'objet
d'une fatalité : quelqu'un lui a pris son nom, son écriture, ses papiers, et
s'est fait passer pour lui auprès des agents étrangers.
» En dehors de cela, il a causé tranquillement avec moi,Yne disant
qu'il savait bien quelle était ma conviction, et qu'il ne cherchait pas
à lébranler. Il a pris son parti de tout, y compris la dégradation, qu'il
considère pourtant comme un très dur moment à passer.
)) Je regrette de n'avoir pas mieux réussi dans ma mission.
>) Du Patv de Clam. »
Ensuite, une lettre de Dreyfus au ministre (2), dont
voici la teneur :
i" janvier 1895.
« Monsieur le ministre, j'ai reçu par votre ordre la visite de M. le
commandant du Paty de Clam, auquel j'ai déclaré que j'étais innocent,
— La revision s'impose. » — « Il a avoué, mais un autre est con-
damné pour avoir tué le même homme. — La revision s'impose. » —
Il a avoué, mais tel témoin est condamné pour faux témoignage. — La
revision s'impose. »
En d'autres termes, avec la loi de 1867, l'autorité de la chose jugée
était telle que point n'était besoin d'aveux pour la confirmer.
(1) Bennes, I, 100.
(2) Rennes, I, 101.
— 244 —
et que je n'avais même jamais commis aucune imprudence. Je suis
condamné ; je n'ai pas de grâce à demander, mais, au nom de mon
bonheur qui, je l'espère, me sera rendu un jour, j'ai le devoir de vous
prier de vouloir bien poursuivre vos recherches. Moi parti, qu'on
cherche toujours, c'est la seule grâce que je sollicite.
« Alfred Dreyfus. >>
Le général Mercier, à Rennes, a produit ces deux
lettres, et il a fait remarquer qu'il n'y était aucunement
question de sa prétendue croyance à l'innocence du
condamné. Dreyfus se défend seulement d'avoir com-
mis aucune imprudence. Or, ce n'est pas de cette con-
versation avec le commandant du Paty qu'est née
chez lui cette idée d'imprudence commise puisque,
dès le premier jour de son arrestation, la question lui
avait été posée par M. Cochefert, comme en fait foi le
procès-verbal de l'interrogatoire (15 octobre 1894), lu
par le général Mercier.
« En définitive, a conclu le général, rien, dans ces
» lettres, n'indique qu'il ait été question, de la part du
» ministre, de croire à l'innocence du capitaine Drey-
» fus, qu'il ait été question, de la part du ministre, de
» croire à de l'amorçage pratiqué par le capitaine
» Dreyfus.
» Et certainement, s'il en avait été question entre'
» Dreyfus et le commandant du Paty de Clam, c'était
» une chose trop importante pour que, dans la lettre
» qu'il (Dreyfus) a écrite, il n'y eût pas fait allu-
» sion (i). »
Il est vrai qu'il existe encore une autre lettre de Drey-
fus, adressée, celle-là, à M® Démange, et où l'entrevue
est aussi relatée. En voici le passage qui nous inté-
resse :
« Le commandant du Paty est venu aujourd'hui lundi 31 décembre
1894, à cinq heures et demie du soir, après le rejet du pourvoi, me
(1) Rennes, I, 102.
— 245 —
demander, de la part du ministre, si je n'avais pas été peut-être vic-
time de mon imprudence, si je n'avais pas voulu simplement amor-
cer..., puis que je me sois trouvé entraîné dans un engrenage fatal.
» Je lui ai répondu que je n'avais jamais eu de relations avec aucnn
ôgent ni attaché d'une puissance étrangère, que je ne m'étais livré à
aucun amorçage, que j'étais innocent (1). )i
Il n'y a toujours là aucune allusion à la croyance du
ministre à l'innocence de Dreyfus, mais cette fois la
question de l'amorçage est présentée comme ayant été
posée au condamné.
Mais d'autre part, on lit dans la déposition, par com-
mission rogatoire, du colonel du Paty de Clam, à
Rennes :
« Je déclare de la façon la plus formelle que je n'ai
» dit ni pu dire au capitaine Dreyfus que le ministre
» savait qu'il était innocent. Une pareille assertion ne
» se discute pas. Je déclare également que je n'ai pas
» dit un seul mot d'amorçage (2). »
D'ailleurs, comme Ta fait remarquer le général Mer-
cier à Rennes, « que signifierait l'amorçage fait par un
» officier français à l'étranger ? Comment ! un officier
» français va remettre des notes à un officier étranger
» qui lui en remettrait aussi ? C'est inadmissible.
» L'amorçage se pratique par des gens qui reçoivent de
» l'argent pour cela et font ce métier à l'étranger (3) ».
Enfin, à Rennes, Dreyfus, invité par le président à
reconstituer la scène de l'entrevue, s'exprime d'une
façon tout autre que dans sa lettre à M® Démange. Il
ne parle plus du ministre, et il présente comme sans
importance la question que le commandant du Paty
lui aurait faite relativement à l'amorçage.
(1) Cass., III, 534 (Mémoire de M^ Mornard).
(2) Rennes, III, 513.
(3) Hennés, I, 102.
— 246 —
« 11 (le commandant) a commencé par me demander
» des renseignements sans importance^ me disant :
» « Est-ce que vous n'auriez pas répondu pour procéder
5> à un échange ? » J'ai répondu que non... (i) »
Il est donc absolument certain que pas un instant,
dans cette entrevue, il n'a été question de la croyance
du ministre à l'innocence de Dreyfus. Quant à l'amor-
çage, s'il en a été parlé c'est par Dreyfus seul, et il con-
sidère la chose comme sans importance.
Reinach lui-même, si large dans ses interprétations
de textes, ayant reconnu que la mission du comman-
dant du Paty était de chercher à obtenir l'aveu du
crime, ne peut pas soutenir que le commandant ait dit à
Dreyfus que le ministre croyait à son innocence. 11 se
borne à nous raconter que « du Paty, par son trouble,
» par ses promesses, par sa démarche surtout^ a trahi
ï> sa propre incertitude, celle du ministre ; Dreyfus sait
» désormais que le doute hante ceux-là mêmes qui l'ont
» fait condamner (2) ».
Mais néanmoins, c'est sur les soi-disant déclarations
du commandant du Paty de Clam, relatives à Tinno-
cencede Dreyfus et à l'amorçage, que Reinach va expli-
quer tout à l'heure les aveux faits par Dreyfus au capi-
taine Lebrun-Renault et au commandant d'Attel ! On
reconnaît là le procédé habituel à l'historien.
Avant d'en arriver à ces aveux, il nous faut rapporter
un incident caractéristique qui a également marqué
l'entrevue : il a été rapporté par le colonel du Paty de
(1) Bennes, I, 39.
(2) J. Reinach, I, 484. A rapprocher de cette dernière phrase, les
paroles de Dreyfus rapportées par le colonel du Paty de Clam (Rennes,
III, 513) et contre lesquelles Dreyfus n'a nullement protesté : « Mon
commandant, je connais votre conviction, je ne la discute pas : je sais
que vous êtes un honnête homme. »
— 247 —
Clam dans une note annexée à l'enquête de la Cour de
cassation (i).
« Au cours de Tinforniation préliminaire de l'affaire
» Dreyfus », lit-on dans cette note, « le terme attaché
» militaire n'a été ni écrit ni prononcé. On s'est servi
» uniquement de l'expression agent d'une puissance
» étrangère i laquelle figure seule dans le jugement...
» Au cours de cette conversation (le 31 décembre), je
» dis à Dreyfus :
« Comment expliquez-vous que certains agents étran-
» gers aient pu s'entretenir d'un « ami » qu'ils auraient
» dans le personnel du ministère .''
» Dreyfus se leva brusquement, la face rouge, mon-
» trant le poing dans le vide et s'écria avec rage :
» — Oh ! ces deux misérables attachés militaires, si
» je pouvais leur enfoncer un poignard dans la
» gorge !
» — Qui vous parle d'attachés militaires, répondis-je,
» et comment savez-vous qu'ils seraient deux à avoir
» tenu ces propos }
)) — Mais on sait bien que la Triple Alliance...
» — Alors ils seraient trois .''
» — L'Autriche ne compte pas... »
Reinach commence par escamoter l'incident :
« Comme du Paty parlait vivement des attachés
» étrangers, Dreyfus, s'animant, dit que ces officiers sa-
» valent, eux, qui était le coupable, et, dût-il leur mettre
» un couteau sur la gorge, qu'il voudrait leur arracher
» leur secret (2). »
C'est l'explication de Dreyfus à Rennes. A la ré-
flexion, Reinach l'a sans doute trouvée insuffisante, car
(1) Cass., II, 147.
(2; J. Reinach, I, 484.
— 248 —
il consacre un appendice (i) à tâcher d'atténuer l'effet
de la phrase malheureuse de son client.
Il commence par citer la déposition du général Mer-
cier à la Cour de cassation : c'est la reproduction
presque textuelle de la note du colonel du Paty. Le gé-
néral Mercier ajoute : « Le commandant du Paty me
» rendit compte immédiatement de l'incident. »
Reinach fait remarquer que « Mercier, à Rennes, ne
» reprend pas cette version ».
Lisons donc la déposition du général Mercier à
Rennes (2) :
« 11 y a eu les aveux indirects faits en présence du
» commandant du Paty de Clam, cjuand il s'est écrié,
» quoiqu'il n'ait Jatnais été question d'attachés militaires
» dans le procès de 1894 : « Ces deux attachés militaires,
» je voudrais leur planter un poignard dans la gorge. »
Reinach continue : « Du Paty n'en dit rien quand il
» dépose, soit devant la Cour de cassation, soit en 1899,
» par commission rogatoire... » (C'est une insinuation
que, ces dépositions étant faites sous la foi du serment,
leur auteur n'a pas voulu se parjurer).
« Il ne raconte l'incident que dans une note sans
» date, mais qu'il dit lui-même avoir été écrite en sep-
» tembre 1897. »
Or, où le colonel du Paty de Clam a-t-il parlé de
cette note, « en en maintenant d'ailleurs le sens ? »
Précisément à la Cour de cassation (3).
Enfin, dans sa déposition par Commission roga-
toire (4). le colonel du Paty parle d'un compte rendu
détaillé de l'entrevue, adressé au ministre, et qui depuis
(1) J. Reinach, I, 619 et 620, Appendice XVIII.
(2) Bennes, I, 103.
(3) Cass., I, 442.
(4) Bennes, III, 513.
— 249 —
a disparu (i) et il ajoute : « C'est dans ce compte rendu
» détaillé que figurait V épisode relatif aux attachés mi-
» lit air es. »
On voit comme les allégations de Reinach sont con-
formes à la réalité ! Mais la conclusion de cet appen-
dice est, de plus, admirable de logique. Rappelons qu'il
s'agit de justifier l'exclamation de Dreyfus : « Oh ! ces
deux attachés militaires... » Voici comment s'exprime
notre auteur :
« Or, outre que du Paty venait de parler à plusieurs
» reprises des attachés étrangers, Dreyfus avait été trop
» souvent interrogé par lui et par d'Ormescheville sur
» ses prétendus rapports avec l'ambassade d'Allemagne,
» pour ignorer qu'il était accusé d'avoir trafiqué avec
» Schwarzkoppen. Depuis six semaines, tous les jour-
» naux étaient pleins de ce nom. Démange en avait parlé
» à vingt reprises à son client. Dreyfus n'apprit le nom
» de Pani:^^ardi qu'à sou retour en France, en 1899^
» dans la prison de Rennes. »
Si c'est seulement à Rennes qu'il a appris le nom de
Panizzardi, si, en 1894, on ne lui avait parlé que de
l'ambassadeur d'Allemagne et de Schwarzkoppen, com-
ment donc, à cette date de 1894, a-t-il pu s'indigner
contre les deux attachés militaires ?
Cet appendice, comme on voit, nous offre simulta-
nément deux beaux exemples de la « documentation si
rigoureuse » et de 1' « argumentation si forte » de Rei-
nach.
Le compte rendu détaillé de l'entrevue a, comme
nous l'avons dit, disparu des archives de la section de
(1) A noter que ce compte rendu avait été transmis à la section de
statistique dont Picquart devint le chef en dSOo. Le compte rendu a
disparu comme la note du C. G. C, comme une autre note du com-
mandant du Paty de Clam, etc.
— 2bo —
statistique. Reinach prétend (i) qu'on l'a détruit parce
que « non seulement il (le commandant du Paty) y re-
» latait exactement, ou négligeait comme sans impor-
» tance l'incident qu'il dénature en 1897 (celui des atta-
» chés militaires) ; mais il y précisait quel avait été
» l'objet de sa mission si singulière, au nom du ministre
» auprès d'un traître, objet qui était de savoir s'il n'avait
» pas été victime d'une imprudence, d'une maladroite
» tentative d'amorçage ».
Or, dans sa déposition par commission rogatoire, à
Rennes, le colonel du Paty de Clam a donné un récit
fort détaillé de cette entrevue :
« J'ai dit au capitaine Dreyfus qu'il effacerait bien
» des choses s'il indiquait dans quelles conditions les
» faits s'étaient passés, parce qu'on pourrait prendre
» les précautions nécessaires. Je lui demandai à cepro-
» pos s'il n'aurait pas commis chez cette M'"* Déry,
» qu'il qualifiait lui-même d'espionne, quelques indis-
» crétions à la suite desquelles il aurait été tenu et
» forcé de marcher. Le capitaine Dreyfus se leva, se
» promena quelques instants silencieusement, puis,
» revenant vers moi, il me dit à peu près textuellement :
» « Non, non, mon commandant, je ne veuxpas plaider
» les circonstances atténuantes. Mon avocat m'a promis
» que dans trois ans... » Puis après une hésitation :
» « peut-être dans cinq ou six, mon innocence sera re-
» connue {:>.). »
Cette déposition du colonel du Paty a été lue à l'au-
dience, Dreyfus l'a entendue, il n'a nullement protesté
contre elle, ne l'a rectifiée sur aucun point; donc il en
a reconnu l'exactitude. Et alors que penser de cet « in-
(1) J. Reinach, I, 623 (Appendice X!X).
(2) Rétines, III, 513.
— 25l —
nocent », qui, sur une question très nette, pouvant ex-
pliquer le crime, mais Timpliquant, garde le silence
quelque temps, se demande s'il va parler, puis déclare
qu'il ne veut pas plaider les circonstances atténuantes ?
11 s'en réfère à une promesse de son avocat : dans trois
ans, dans cinq ans, dans six ans, son innocence sera
reconnue. Il pèse le pour et le contre, et déclare qu'en
somme il est plus avantageux d'être reconnu innocent
dans six ans que d'avoir immédiatement des circons-
tances atténuantes !
Retenons aussi ce passage de la lettre du comman-
dant du Paty, datée du 31 décembre 1894, et lue par le
général Mercier à l'audience :
« II se dit l'objet d'une fatalité : quelqu'un lui a pris
» son nom, son écriture, ses papiers, et s'est fait passer
» pour lui auprès des agents étrangers (i). »
Dreyfus n'a, cette fois encore, nullement protesté.
Les propos qui lui sont prêtés sont donc authentiques :
ce qui n'empêchera pas Reinach de prétendre qu'il ne
s'est jamais dit victime d'une machination, que jamais
il ne s'est servi de ce moyen de défense, que c'est là
une pure invention sortie du cerveau de M. Bertillon!
Ces paroles de Dreyfus sont d'ailleurs confirmées par
lui dans une lettre écrite le même jour à M® Dé-
mange (2).
« En résumé, de cette conversation il résulte :
» 1° Qu'il y a eu des fuites au ministère ;
» 2" Que... a dû entendre dire et a répété au commandant Henry qu'il
y avait un officier traître ; je ne pense pas qu'il l'ait inventé de son
propre cru ;
(1) Rennes, I, 100.
(2) Cass., 1, 100.
Cass., III, o36. Les points de suspension figurent dans le texte de la
lettre tel qu'il a été donné par M^ Mornard, dans son mémoire à la
Cour.
— 252 —
)> 3° Que la lettre incriminée a été prise à...
» J'en conclus les faits suivants :
» Le premier certain, les deux autres possibles :
» 1" Il existe réellement un espion... au ministère français, puisque
des documents ont disparu ;
» 2° Peut-être cet espion s'cst-il introduit dans la peau d'un officier en
imitant son écriture pour dérouter les soupçons ;
» 3°
» Cette riypothèse n'exclut pas le fait n° 1 qui semble certain,
Cependant la teneur de la lettre ne rend pas cette troisième hypo-
thèse très vraisemblable ; elle se rattacherait plutôt au premier fait et
à la deuxième hypothèse, c'est-à-dire présence d'un espion au Minis-
tère et imitation de mon écriture par cet espion, ou simplement simili-
tude d'écriture. »
« Admirons la complication des hypothèses mises en
» avant par Dreyfus dans cette lettre », dit M. G. de Lan-
tigny (3). « Comme cette argumentation numérotée
» rappelle celle du « Redan »! Comme M. Bertillon
;> semble bien avoir deviné a priori sa mentalité téné-
» breuse ! L'interprétation de cette lettre à M® Démange
» nécessiterait presque, pour être bien comprise, un
» nouveau schéma, un deuxième Redan »...
Mais néanmoins, Reinach continuera à affirmer que
les explications de Dreyfus étaient nettes, respirant la
franchise et la sincérité, « suant l'innocence ! ^
Un dernier mot reste à dire sur cette entrevue.
Le colonel du Paty de Clam, dans sa lettre au mi-
nistre, rapporte que Dreyfus « s'est dit l'objet d'une fa-
» talité : quelqu'un lui a pris son nom, son écriture,
» 5^5 papiers, et s'est fait passer pour lui auprès des
» agents étrangers. »
Or, si l'on se rappelle qu'au dossier secret, il existe
un brouillon de lettre de Schwarzkoppen ainsi conçu :
« Doute. Preuve. Lettre de service », dans lequel
Schwarzkoppen, pour lever des doutes sur la valeur de
(1) Le Redan de M. Bertillon, p. 35.
— 253 —
son correspondant, raconte qu'il s'est fait présenter
comme preuve la lettre de service du traître, on est
frappé de voir faire allusion, par Dreyfus lui-même, à
des papiers lui appartenant et qui auraient été présentés
aux agents étrangers. Ne dirait-on pas que, craignant
des révélations sur cette entrevue avec Schwarzkoppen,
il prend les devants pour la démentir?
Les conclusions de tout ce qui précède sont donc Its
suivantes :
1° L'attitude de Dreyfus, pendant cette visite du com-
mandant du Paty, a été des plus suspectes; l'aveu a
failli lui échapper, et, s'il l'a retenu, c'est confiant dans
les promesses qui lui avaient été faites et pour ne pas
contrecarrer un plan de campagne vraisemblablement
déjà arrêté comme nous le verrons plus loin.
2° En tous cas, le commandant du Paty ne lui a ja-
mais dit un mot de la conviction du ministre touchant
son innocence.
3° S'il a été parlé d'imprudences commises par
Dreyfus, c'était seulement pour expliquer, à titre de
circonstances atténuantes (suivant le mot de Dreyfus),
comment il avait pu être amené à s'enfoncer dans le
crime, et nullement pour atténuer ou justifier le crime.
4'* Enfin, Dreyfus lui-même a jugé sans importance
cette soi-disant question relative à l'amorçage; rappe-
lons en effet ses paroles pendant son interrogatoire à
Rennes :
« Il a commencé par me demander des renseigne-
)> ments sans importance^ me disant *. « Est-ce que vous
» n'auriezpas répondu pourprocéder à un échange ?(i) »
// n'est donc pas possible d'admettre que, six jours
plus tard, à la parade d'exécution, cette phrase sans
(1) Rennes, I, 39.
— 254 — '
importance Vait hanté ^ au point de servir de thème à
toutes les paroles quil a prononcées.
Avant d'arriver à la scène de la dégradation, relevons
une visite faite par Reinach au président du Conseil,
M. Dupuy.
« Je dis à Dupuy ma propre conviction et qu'un jour,
» au milieu de difficultés redoutables, s'engagerait la
» lutte de la vérité contre l'axiome de la chose ju-
» gée » (i).
Ainsi donc, Reinach, dès la condamnation, annonce
qu'elle ne sera pas acceptée, et qu'une lutte s'engagera
pour la faire annuler. Or, il n'était ni parent, ni ami
du condamné, qu'il n'avait jamais vu, dont la famille
lui était inconnue, a-t-il affirmé à plusieurs reprises.
N'est-ce pas la preuve que tout un parti était déjà pres-
que organisé pour cette campagne ?
2. Les Aveux.
La parade d'exécution eut lieu le 5 janvier 1895, un
samedi. Reinach prétend même que « fixée d'abord au
» 4 janvier, elle fut ajournée au 5, qui était un samedi,
)) le sabbat des Juifs, le jour de joie et de prière » (2).
Faut-il faire ressortir l'absurdité de cette insinuation ?
Et ne sait-on pas, que dans la garnison de Paris, comme
dans tous les chefs-lieux de corps d'armée, les parades
d'exécution ont lieu le samedi matin, depuis la suppres-
sion des revues du dimanche ?
Le 5 janvier au matin, dès sept heures, le capitaine
(J) J. Reinach, I, 488.
(2) J. Reinach, I, 489.
— 255 —
Lebrun-Renault, de la garde républicaine, se rendit au
Cherche-Midi, pour y prendre possession de Dreyfus;
il le fit monter dans une voiture cellulaire, et le condui-
sit à l'Ecole militaire, dans le bureau de l'adjudant de
garnison, où l'on attendit l'heure de la parade.
Dreyfus engagea la conversation avec le capitaine
Lebrun-Renault. A un moment donné, il prononça les
paroles suivantes :
« Je suis innocent. Dans trois ans on reconnaîtra
» mon innocence. Le ministre le sait, il me Ta fait dire,
» il y a quelques jours, dans ma cellule, par le comman-
» dant du Paty de Clam, et il sait que, si j'ai livré à
» l'Allemagne des documents, ils étaient sans impor-
» tance et que c'était pour m'en procurer de plus sérieux,
» de plus importants » (i).
Telles sont les paroles rapportées par le capitaine
Lebrun-Renault, qui a affirmé à plusieurs reprises, et
toujours avec la même énergie, la précision de ses
souvenirs.
A la Cour de cassation, d'ailleurs, il avait fait une
déposition identique (2).
Le jour même, à 8 h. 50, quelques minutes après que
les paroles avaient été prononcées (3), le capitaine
Lebrun-Renault les répétait, sinon dans les mêmes
termes, du moins avec un sens identique, au lieutenant-
colonel Guérin et à un groupe d'officiers qui se trou-
vaient dans la cour de l'Ecole militaire (4).
Après la parade, le colonel Guérin en faisait part au
contrôleur Peyrolles (5).
(1) Rennes, III, 73.
(2) Cass., l, 275.
(3) Elles avaient été prononcées vers 8 h. 30 [Rennes, III, 73).
(4) Rennes, III, 88. — Voir aussi la déclaration d'un de ces officiers,
le lieutenant de gendarmerie Philippe {Cass., I, 288).
vo) Rennes, III, 96.
— 256 —
On lit dans V Autorité, du 6 janvier 1895.
Une nouvelle importante circule à ce moment : on dit, et bientôt la
chose est confirmée, que Dreyfus a fait allusion à sa conduite en par-
lant à ses gardiens, en attendant l'heure d'être conduit dans la cour
où il devait expier son crime. Il aurait dit à peu près textuellement :
« Je suis innocent. Si j'ai livré des documents à l'étranger, c'était
» pour amorcer et en avoir de plus considérables : dans trois ans, on
)) saura la vérité, et le ministre lui-même reprendra l'affaire. »
Neuf heures approchaient.
On voit avec quelle précision se trouve confirmée par
le journaliste l'indication d'heure donnée par le colonel
Guérin.
On lit dans la Lib?'e Parole du même jour :
Un commandant nous raconte que Dreyfus aurait dit au capitaine
de gendarmerie qui se tenait près de lui, dans la pièce où il attendait
l'heure de ^'expiation :
Si j'ai livré des documents à l'Allemagne, c'était pour amorcer et
pour en avoir de plus importants. Avant trois ans, on saura la vérité,
et le ministre de la guerre lui-même s'occupera de mon affaire.
Il est donc manifeste que les paroles adressées par
Dreyfus au capitaine Lebrun-Renault ont été rapportées,
quelques minutes après, avec un sens non douteux, bien
net, toujours identique à lui-même.
Le capitaine Lebrun-Renault, l'après-midi de ce même
jour, communiquait les aveux à M. Chaulin-Servinière,
député de la Mayenne (i). M. Chaulin-Servinière est
mort, mais un de ses amis, le colonel Deniéport, a gardé
le souvenir d'une conversation qu'il avait eue avec lui,
et écrivit à M. Gaston Méry la lettre suivante, publiée
dans la Libre Parole du 5 décembre 1903 :
« Mon cher monsieur Méry,
» J'étais, comme vous le savez, très lié avec M. Chaulin-Servinière,
député de la Mayenne, qui a péri d'une façon tragique.
» Un jour qu'il devait dîner chez moi, j'étais allé le prendre au café
(1) Rennes, III, 74.
— 2 "*''
' i
des Variétés. C'était immédiatement après la première condamnation
de Dreyfus, au moment même de sa dégradation. Voici ce que m'a dit
M. Chaulin-Servinière au cours de la conversation :
» — Quant à moi. il me serait impossible de douter de la culpabilité
du traître, pour une raison qui m'est personnelle.
>. J'ai pour ami intime le capitaine Lebrun-Renault, qui a été pré-
posé à la garde de Dreyfus après sa condamnation, et qui m'a dit, le
jour même où la chose s'est passée :
« Dreyfus vient d'avouer son crime devant moi, en d'isant : Si fai livré
des documents à l'ennemi, c était dans le but de l'amener à m'en donner
d'autres. »
Malheureusement, M. Servinière n'est plus là, mais ses paroles
sont restées gravées dans ma mémoire...
« Colonel DE^'lÉPORT.
» boulevard Pereire, 179. »
Ce témoignage du capitaine Lebrun-Renault, confirmé
d'une manière si éclatante et avec une telle unanimité
n'est d'ailleurs pas unique.
Pendant que Dreyfus lui faisait ces aveux, un autre
officier était présent, le capitaine d'Attel (i).Le capitaine
d'Attel, immédiatement après la dégradation, rencon-
tra son ami le capitaine Anthoine, et lui raconta la
conversation qu'il avait entendue :
« Ma mémoire des mots », a dit le capitaine An-
thoine (2), « n'est pas assez fidèle pour que je sois ca-
» pable de reproduire ici, d'une manière absolument
» certaine, les expressions dont s'est servi le capitaine
» d'Attel. Mais quant aux idées, c'est tout autre chose.
» J'en suis absolument sûr et je viens vous apporter les
» trois idées que j'ai recueillies de ce propos. Elles sont
» les suivantes : la première est l'aveu formel du fait
» d'avoir livré des documents ; la deuxième est la néga-
» tion que ces documents avaient de l'importance; la
(1) Rennes, III, 74. Le capitaine d'Attel a été trouvé mort, en 189C,
dans un compartiment du train qui le conduisait à Saint-Denis, où
son régiment était en garnison.
(2) lienncs, lil, 84.
17
— 258 —
» troisième, le but poursuivi qui avait été d'obtenir des
» renseignements en échange. »
Le capitaine Anthoine communiqua presque immé-
diatement au commandant de Mitry cette conversation
qu'il venait d'avoir avec le capitaine d'Attel (i).
Une heure après la dégradation, le capitaine d'Attel
rencontrait à TEtat-Major de la Place l'archiviste W^u-
nenburger, qui lui demanda : « Comment cela s'est-il
passé ce matin ? — Bien, répondit le capitaine d'Attel,
il a avoué (2). »
Reinach prétend que le capitaine d'Attel était «. au
» nombre des officiers à qui Lebrun-Renault fit un pre-
» mier récit confus » (3), de telle sorte que, selon lui,
c'est toujours le même témoignage du capitaine Lebrun-
Renault qui est rapporté. Il faut néanmoins qu'il ju^e
son assertion bien téméraire, car il se contente de dire :
« Il paraîtra probable que d'Attel était au nombre G?es
)) officiers à qui... » Cette réserve, à laquelle nous ne
sommes guère habitués, suffirait à trancher la question,
qui n'est d'ailleurs pas douteuse.
En effet, le capitaine d'Attel, représentant à la dégra-
dation l'Etat-major de la Place de Paris, devait forcé-
ment entrer k une ou plusieurs reprises dans le bureau
de l'adjudant de place, où Dreylus était gardé. Son
service l'y appelait, et le colonel Guérin, son chef di-
rect, lui avait rappelé le matin même, les instructions
spéciales qui lui avaient été données à ce sujet (4).
Le capitaine Lebrun-Renault a affirmé à trois re-
prises (3) que le capitaine 'd'Attel était présent quand
(1) Rennes, III, 9o.
(2) Cass., \, 326.
(3) J. neinach, I, 628.
(4) Bcivics, III, 87.
(5) Rennes, III, 74. 82, 85.
— 259 —
Dreyfus a prononcé les paroles incriminées. lia affirmé
avec non moins de netteté n'avoir jamais'parlé au capi-
taine d'Attel (i).
Dreyfus, d'ailleurs, n'ose pas nier que le capitaine
d'Attel était présent : il ne se souvient pas. Il admet
cependant que, de la salle contiguë à celle où il était
gardé, on a pu entendre ce qu'il disait : les deux salles
étaient très petites, — trois mètres carrés chacune
et la porte de communication est restée ouverte tout le
temps (2). Il ne manque pas toutefois à son habitude de
discuter à côté et affirme, à plusieurs reprises, avec la
dernière énergie, qu'il n'a jamais parlé au capitaine
d'Attel, ce que personne n'a jamais contesté, comme le
lui a fait remarquer le président (3).
La question est donc jugée : deux témoins ont en-
tendu de manière identique les paroles prononcées par
Dreyfus et les ont aussitôt rapportées de manière iden-
tique.
Néanmoins, Dreyfus les a toujours déniées; mais,
comme nous allons le voir, ses dénégations varient :
Interrogé à l'île du Diable, par commission roga-
toire, le 5 janvier 1899, il répond :
(( Je n'ai pas prononcé ces paroles telles qu'elles sont
» relatées; j'ai dit ceci, ou à peu près, dans une sorte
» de monologue haché : « Je suis innocent. Je vai^ crier
» mon innocence à la face du peuple. Le ministre sait
» bien que je suis innocent. Il m'a envoyé du Paty de
» Clam pour me demander si je n'avais pas livré quel-
» ques pièces sans importance pour en obtenir d'autres
» en échange. J'ai répondu non, que je voulais toute
(Ij Rennes, III, 80.
(2) Hennés, III, 82, 86.
(3) Rennes, III, Sj.
— 25o —
» la lumière. Avant deux ou trois ans, mon innocence
» sera reconnue (i) »,
A Rennes, dans son interrogatoire, il s'exprime
ainsi :
« Je disais : je vais crier à la face du peuple mon in-
» nocence. J'ajoutais : le ministre le sait bien. Cela se
» rapportait à ce que f avais dit au colonel du Patv de
» Clam, lors de sa visite. Je lui avais dit : dites au nii-
» nistre que je ne suis pas coupable. »
Mais le président insiste :
« X'avez-vous pas dit au capitaine Lebrun-Renault :
» — Le ministre sait bien que, si j'ai livré des docu-
» ments, ils étaient sans importance, et que c'était pour
» en avoir de plus importants ? » Dreyjus. — « Je rap-
» pelais la conversation que j'avais eue avec le lieute-
)) nant-colonel du Paty de Clam, et je disais : le ministre
» m'a envoyé le lieutenant-colonel du Paty de Clam
» me demander si je n'ai pas livré des documents sans
» importance pour en avoir de plus importants. » (2).
Après la déposition du capitaine Lebrun-Renault,
Dreyfus a repris la parole :
» Je mécontenterai de répéter devant le Conseil les
» paroles que j'ai prononcées et les explications que
» j'ai eu l'honneur de lui donner. Les paroles (que j'ai
» prononcées) sont les suivantes : « Je suis innocent,
» je vais le dire à la face du peuple : le ministre le sait
» bien... » J'ai donné au Conseil l'explication de cette
» phrase : « Le ministre le sait bien ». C'était la réponse
» que j'avais faite à la visite de M. le commandant du
(i) Cass., I, 8I;;.
(•i) llenncs. 1, 41.
— 26t —
» Paty de Clam dans ma prison, au cours de laquelle
» j'avais déclaré que j'étais innocent. J'avais complété
)) cette déclaration par la lettre que j'avais écrite au
» ministre et dans laquelle j'avais déclaré encore au
» ministre que j'étais innocent.
» Le commandant du Paty est venu me trouver dans
» la prison pour me demander si j'avais livré des pièces
» sans importance, pour en obtenir de plus impor-
» tantes.
« Voilà la phrase textuelle qui a été dite. J'ai répondu
» à M. du Paty de Clam que non, que je voulais toute
» la lumière, et j'ai terminé en disant — je vous ai
» expliqué dernièrement ces paroles (i) — qu'avant
(1) L'explication mérite d'être rapportée. La voici {Rennes, I, 41) :
Le président. — Vous avez dit aussi : « dans trois ans, on reconnaîtra
mon innocence. Pourquoi cette période ? Si vous étiez innocent, vous
pouviez espérer que votre innocence serait reconnue de suite. Que
signifie cette période ?
Le capitaine Dreyfus. — J'ai demandé au lieutenant-colonel du
Paty de Clam, comme je viens de le dire, l'emploi de tous les moyens
d'investigation. On m'a répondu : « 11 y a des moyens supérieurs aux
1) vôtres, on ne peut pas employer ces moyens. »
En même temps qu'on ne pouvait pas employer ces moyens d'in-
vestigation, on me refusait de faire immédiatement la lumière. Comme
le gouvernement possédait les moyens de faire ces investigations, et
du moment qu'on m'avait refusé, je ne pouvais pas espérer arriver à
faire éclater mon innocence avant deux ou trois ans.
Le président. — Mais pourquoi ce chiffre de deux ou trois ans ? Un
innocent doit désirer que son innocence soit reconnue le plus tôt
possible.
Le capitaine Drei/fus. — Je l'ai demandé, mais on m'a refusé.
Le président. — Pourquoi ce chiffre de trois ans ?
Le capitaine Drojfus. — Parce que je laissais une limite dubita-
tive (?)
Le président. — Vous n'aviez aucune arrière-pensée ?
Le capitaine Dreyfus. — Aucune.
Voilà l'explication. Que le lecteur ne s'étonne pas s'il ne l'a pas très
bien saisie. Le président lui-même n'en a pas été très satisfait, puisque,
plusieurs jours après, à la suite de la déposition de M. le contrôleur
général Peyrolles, il revenait à la charge, demandant. « Mais enfin,
— 2b2 —
» deux ou trois ans mon innocence serait reconnue.
» C'était un monologue. Le Conseil comprendra sans
» que j'aie besoin de lui expliquer autrement (i) ».
Nous nous trouvons donc, d'une part, en présence
de la version Lebrun-Renault-d'Attel, d'autre part en
lace de trois versions Dreyfus.
Toutes ces versions s'accordent sur un point : la pre-
mière partie de la phrase est hors de discussion, Dreyfus
a dit : « Je suis innocent : le ininistrc le sait. »
Que veulent dire ces mots : le ministre le sait ? Com-
ment Dreyfus connaît-il cette conviction du ministre ?
D'après la version Lebrun-Renault, l'explication est
parfaitement logique :
« Le ministre sait que je suis innocent puisqu'il me
l'a fait dire par le commandant du Paty ; il sait que je
n'ai pas livré de documents importants. »
D'après la première version Dreyfus, celle de l'ile du
Diable, l'explication est incohérente : « Le ministre sait
que je suis innocent : il m'a envoyé le commandant
du Paty pour me demander... »
Il est curieux que, si le ministre sait que Dreyfus est
innocent, il lui fasse demander s'il a Jivré des docu-
ments sans importance. Puisqu'il est convaincu de
l'innocence, c'est qu'il sait qu'il n'}^ a eu aucun docu-
ment livré, ou s'il y en a eu, il est au courant, et il ne
peut ignorer qu'ils sont sans importance.
Dans la deuxième version, à l'audience de Rennes,
Dreyfus, qui se méfie des démentis qu'il pourrait rece-
pourquoi trois années ? » Et encore : « Mais pourquoi ces trois ans ? »
Dreyfus a fini par répondre : « Je ne pouvais pas lixer de limites, j'ai
dit cela absolument comme une chose quelconque, un, deux ou trois ans. »
{Rennes, III, 98, 99).
(1) Rennes, III, 82, 83.
— 203 —
voir, fait un pas en arrière. S'il savait que le ministre,
en 1894, le crovait innocent, c'était une puissante in-
duction : « Si j'ai dit : « le ministre sait bien que je suis
innocent », c'est parce que j'avais chargé le comman-
dant du Paty de le lui dire ! »
Et sans doute, cela avait dû suffire. Jusque là, les
protestations de Dreyfus, à l'enquête, à l'instruction, à
Taudience, n'avaient pas ébranlé le ministre. Mais, le
3 1 décembre, il lui a fait dire par un intermédiaire qu'il
n'était pas coupable, et voilà le général Mercier édifié :
il sait que Dreyfus est innocent ! Dreyfus en est sûr, il
le déclare le 5 janvier au capitaine Lebrun-Renault !
D'ailleurs il persiste dans la seconde partie de sa ver-
sion. Il dit ensuite : « le ministre m'a envoyé le com-
mandant du Paty me demander... etc. »
Entre la deuxième et la troisième version se place la
déposition du général Mercier. Comme on l'a vu, celui-
ci établit qu'il n'a jamais chargé le commandement du
Paty de dire à Dreyfus qu^il le croyait innocent, ni de
lui demander s'il n'avait pas voulu simplement faire de
l'amorçage.
Alors, dans la troisième version, Dreyfus modifie
encore sa thèse : même explication fantaisiste que
précédemment au sujet de la croyance du ministre à
son innocence, mais quant à la question sur l'amor-
çage, il ne dit plus qu'elle émane du ministre, mais
seulement du commandant du Paty :
« Le commandant du Paty est venu me trouver dans
» la prison pour me demander... etc. — Voilà la phrase
textuelle qui a été dite. »
Enfin, nous avons dit que dans sa déposition par
commission rogatoire, le colonel du Paty de Clam a
déclaré « n'avoir jamais dit un seul mot d'amorçage ».
— 264 —
Il est probable, que, si le colonel du Paty avait été
présent à l'audience, Dreyfus aurait continué à se re-
plier en bon ordre et, dans une quatrième version,
aurait fini par tomber d'accord avec le capitaine Lebrun-
Renault.
N'oublions pas d'ailleurs, que, cette prétendue ques-
tion relative à l'amorçage, il a lui-même déclaré qu'il
l'avait considérée comme sans importance ! Et cepen-
dant le souvenir de cette question le hantait au mo-
ment de sa dégradation !
Quoi qu'il en soit, nous avons d'un côté une version
logique et compréhensible, recueillie d'une façon iden-
tique par deux témoins, les capitaines Lebrun-Renault
et d'Attel ; ils l'ont rapportée d'une façon identique à plu-
sieurs personnes, qui, toutes, en ont conservé le même
souvenir. — Et, d'un autre côté, nous avons les ver-
sions différentes, contradictoires, et toutes absurdes,
de Dreyfus. D'accord avec le capitaine Lebrun-Renault
sur le début des paroles qu'il a prononcées, il dénie le
reste qui en est la suite logique et naturelle ; il le rem-
place par une phrase inconciliable avec la première,
contraire aux déclarations du général Mercier, du co-
lonel du Paty, phrase qu'il est lui-même peu à peu
obligé de rétracter !
Ainsi, entre les deux versions, le doute n'est pas
permis : les paroles de Dreyfus avant sa dégradation
ont été telles que le capitaine Lebrun-Renault les a rap-
portées.
Ces paroles étaient-elles des aveux ?
A la Cour de cassation, comme on demandait au ca-
pitaine Lebrun-Renault s'il n'avait pas dit les avoir
considérées plutôt comme des explications, des ex-
cuses {}) de Dreyfus, il répondit :
— 265 —
« Je n'en reconnais pas moins qu'il m'a avoué avoir
livré des documents. » (i).
A Rennes, le président lui a demandé :
« L'impression qui est restée pour vous a-t-elle été
celle d'un aveu ? »
Craignant évidemment d'avoir encore à discuter avec
la défense, qui le harcelait de questions, le capitaine
Lebrun-Renault s'est refusé à répondre, disant qu'il
n'avait « aucune impression là-dessus », qu'il avait été
là « comme une espèce de phonographe, répétant ce
qu'a dit le capitaine Dreyfus sans le commenter. » (2)
En tous cas, comme on l'a vu, l'impression du second
témoin de la scène, le capitaineM'Attel, a été bien nette :
« Comment cela s'est-il passé .^ — Bien, il a avoué ».
Nous passerons rapidement sur le récit de la dégra-
dation, ce « vestige des temps barbares », comme dit
notre auteur (3). Reinach rapporte les protestations
d'innocence de Dreyfus : « Je suis un innocent, on dé-
grade un innocent » ; il admire sa belle tenue u mili-
taire », la manière dont il se remet au pas avec l'es-
corte, dont il enjambe les insignes de son grade et les
débris de son sabre pour défiler devant les troupes :
a pendant tout le tour du vaste carré, il crie son in-
nocence, marchant d'un pas toujours assuré, comme à
la manoeuvre... » (4). L'attitude de Dreyfus, qui sur
d'autres témoins de la scène « a produit un profond
dégoût » (5), le ravit au delà de toute expression. 11 est
stupéfait que cette superbe attitude n'ait pas enthou-
siasmé la foule.
(1) Ca$s., I, 277.
(2) Tiennes, III, 78.
(3) J. Reinach, I, 499.
(4) /. Reinach, 1, o03.
(5) Cass., I, 282. (Déposition du commandant de Mitry).
— 266 —
Après la cérémonie, Dreyfus fut conduit au Dépôt,
pour être mensuré (i), puis, de là, à la Santé.
Reinach omet ici deux incidents :
Le garde républicain Depert, qui escortait Dreyfus,
l'entendit, pendant le parcours du Dépôt à la Souri-
cière, dire à M. Roclier, chef du bureau des prisons :
(( Pour être coupable, je suis coupable, mais je ne
» suis pas le seul. — Pourquoi ne donnez-vous pas les
« noms de ceux que vous connaissez ? » lui demanda
M. Rocher, et Dreyfus répondit : « Avant deux ou trois
>» ans on les connaîtra » (2).
Ce garde était tout nouveau au service, «■ ce qui aug-
» mentait sa timidité et sa réserve naturelles... D'autre
» part, se considérant de personnalité très modeste et
» secondaire, relativement à celle de l'inspecteur des
» prisons Rocher, auquel avait été adressé le propos
» entendu par lui, il a toujours supposé que ce fonc-
» tionnaire avait dû fournir à qui de droit un rapport
» à ce sujet » (3).
Le garde Depert ne communiqua cette conversation
(1) S'il faut en croire Reinach, nous aurions encore à relever ici un
procédé digne de l'Inquisition. Il nous parle en effet du trajet en voi-
ture de l'Ecole militaire au Dépôt :
« Quand la voiture passa au pont de F Aima, Dreyfus aperçut par la
» lucarne les fenêtres de la maison de l'appartement qu'il habitait, il
» y a quelques semaines encore, confiant dans la vie, heureux entre
» sa femme et ses enfants.
» Ce fut le moment le plus atroce de cette journée. » J. Reinach, I,
50o.
Or, pour que la voiture cellulaire, en allant de l'Ecole militaire à la
préfecture de police, ait passé au pont de l'Aima, il faut vraiment
qu'on lui ait donné des ordres spéciaux.
II est vrai que cela donne à Reinach l'occasion de faire une belle
phrase.
(2) Cass., II, 142:
(3) Cass , II, 143. (Rapport du colonel Quincy).
— 267 —
qu'en 1898. Le ministre de l'intérieur, M. Dupuy, fit
alors une enquête : malheureusement M. Rocher était
mort; M. Durlin, directeur du Dépôt, raconta que
c'était lui qui avait accompagné Dre3^fus, et que ce der-
nier ne lui avait pas parlé de sa culpabilité, mais de
son innocence. Le garde Depert, confronté avec
M. Durlin, maintint énergiquement sa déposition, et
M. Durlin reconnut que les paroles prêtées à Dreyfus
avaient pu être prononcées sans qu^il les entendît, car
Tendroit indiqué par le garde comme lieu de la scène,
est un escalier de descente où l'on est obligé de marcher
à la file : « Dre3'fus était entre les gardes, et M. Durlin
suivait derrière » (1).
Enfin, Reinach omet une preuve de l'innocence de
Dreyfus rapportée par M. Patin, directeur de la Santé,
dans une interview publiée par le Siècle le 27 avril 1899.
Reinach se contente de dire : « Patin se convainquit,
)) tout comme Forzinetti, que son prisonnier était inno-
» cent » (2). C'est vraiment bien sec. Réparons son oubli.
« Il faudrait au moins me donner une preuve de cette innocence
» dont vous me parlez, » dit M. Patin ; et Dreyfus répond : « Une
» preuve, dites-vous? Comment voulez-vous que je vous donne une
>' preuve ? Puisque je ne sais même pas de quoi on m'accuse !... Je
^> n'ai encore pas compris ! Le bordereau ? Je ne sais même pas ce que
"C'est... Comment pourrais-je vous donner une preuve?» Puis, se
reprenant, il ajouta, continue M. Patin, avec ce sentiment bien mili-
taire dont je vous parlais : « Il y en a une pourtant, mais c'est une
» preuve qui n'en est pas une pour tout le monde. H y en a une.
» Tenez, monsieur le Directeur, je vous affirme que je suis innocent.
» Est-ce que j'oserais vous dire cela ainsi, à vous, chevalier de la
» Légion d'honneur, moi, soldat, en vous regardant ainsi en face, les
» yeux dans les yeux, si cela n'était pas vrai ? » Et cette explosion sin-
gulière pour affirmer son innocence ne me parût pas théâtrale, déclare
M. Patin, parce qu'elle rentrait bien dans l'esprit militaire de
Dreyfus.
Qui ne serait désormais convaincu ?
(1) Cass., 1, 31b.
(2) /. ncinach, I, oG2.
CHAPITRE XII
LA CHUTE DE MERCIER
I. L'incident diplomatique du 6 janvier i8p^.
« Suivons, écoutons cette foule qui s'en retourne
» sous la neige, du lieu du supplice. Sa colère n'est
» pas calmée; elle eût mis le traître en pièces si elle
» eût pu l'approcher. »
C'est là une des rares affirmations exactes que l'on
trouve dans le livre de Reinach ; mais il s'empresse de
la corriger :
« Cependant, le cri déchirant est entré dans leurs
» cerveaux, vrille encore immobile, mais qui s'enfon-
» cera. Déjà parmi ces furieux, quelqu'un pense :
» « Pourtant, s'il était innocent ! (i) »
Inutile de dire que Reinach n'a suivi ni écouté per-
sonne. Il n'ignore pas la popularité dont il jouit auprès
du peuple de Paris {2), et se contente d'étudier à dis-
tance la psychologie des foules.
« Chez les journalistes, ajoute-t-il, le trouble est plus
(1) J. Reinach, I, 507.
(2) J. Reinach, IV, 437 : « J'ai écrit un jour à Camille Pelietaii :
« N'est pas impopulaire qui veut. »
— 209 —
» profond », et il en donne comme preuves de nom-
breuses citations de journaux où Dreyfus est traité de
Judas, de scélérat, de misérable, de menteur, de comé-
dien, de blasphémateur, de cynique personnage, etc.
Or, sachez-le, cette fureur est simulée ; bien mieux,
commandée par « la Congrégation », qui va diriger
« contre l'éventuelle campagne du doute, une campagne
d'intimidation ». Campagne qui a réussi, car, dit Rei-
nach, « je cherche en vain les noms, les articles des
» mauvais citoyens qui se sont rendus coupables de ce
» crime nouveau : le Doute (i) ». Et, avec sa magistrale
inconscience, il cite, à la page suivante, un extrait du
Soleil du 9 janvier, ainsi conçu :
II se mène une odieuse campagne en faveur de Dreyfus. On a dis-
tribué des copies autographiées des déclarations faites, le jour de sa
dégradation, par ce misérable... D'autre part, M® Démange, malgré le
verdict unanime des sept juges militaires, continue à affirmer que
Dreyfus est innocent (2j.
Nous arrivons maintenant au récit d'un incident di-
plomatique qui surgit le jour même de la dégradation.
Le 5 janvier, le comte de Munster communiquait à
M. Dupuy, président du Conseil et ministre des affaires
étrangères par intérim, la dépêche suivante qu'il venait
de recevoir du chancelier allemand :
S. M. l'Empereur, ayant toute confiance dans la loyauté du Prési-
dent et du gouvernement de la llépublique, prie Votre Excellence de
dire à M. Casimir Périer que, s'il est prouvé que l'ambassade d'AIle-
maiine n"a jamais été impliquée dans l'affaire Dreyfus, Sa Majesté
espère que le gouvernement de la République n'hésitera pas à le
déclarer.
Sans ime déclaration formelle, les légendes, que la presse con-
tinue à semer sur le compte de l'ambassade d'Allemagne, subsiste-
raient et compromettraient la situation du représentant de l'Empe-
reur.
» Sujné : De Hohenloiie. »
(1) Ji. Beinach, I, 531.
(2) J. lieinach, I, 332, en note. — La déclaration de M'^ Démange a
paru dans \e Journal du 6 janvier (J. Reinach, l, 3o2, en note).
— 270 —
« Cette dépêche, dit Reinach, sonna comme un iilti-
» matnm aux oreilles de Dupuy ; il la porta aussitôt au
» Président de la République, avec la demande d"au-
?> dience de l'ambassadeur (i). »
Or, M. Hafiotaux « gérait son ministère comme une
» satrapie », et n'avait jamais tenu au courant de rien
le président de la République : « Casimir-Perier savait
» qu'Hanotaux avait eu, au sujet de l'affaire Dreyfus,
» des entretiens avec l'ambassadeur d'Allemagne ; Ha-
» notaux s'était abstenu de les lui faire connaître (2). »
Cette dernière affirmation est de M. Casimir-Perier(3).
Mais cependant M. Hanotaux a déclaré que « les échanges
» de vue (avec M. de Munster) avaient parfaitement été
» racontés à qui devait les connaître (4) ».
Quoi qu'il en soit de ces contradictions, sur lesquelles
nous aurons l'occasion de revenir, M. Casimir-Perier
résolut de recevoir M. de Miinster le dimanche 6 jan-
vier à une heure de l'après-midi ; et, le 3, il demande au
ministre de la guerre le dossier du procès (5). Non pas,
comme dit Reinach, pour apprendre la vérité qu'il
ignore; mais évidemment pour pouvoir affirmer, en
toute connaissance de cause, que, dans les documents
du procès, l'ambassade d'Allemagne n'était pas visée,
pour pouvoir dire à M. de Munster qu'il savait que la
procédure officielle n'impliquait ni l'ambassadeur, ni
l'attaché militaire. Il suffit de réfléchir une minute pour
(1) J. Reinach, I, 323. — A noter, le mot ultimatum et à rapprocher
du passage de la page 281, où ce mot est tourné en dérision : « Pour
« prouver que ces craintes n'étaient pas vaines, Mercier raconte toute
" une scène tragique, un ultimatum de l'Allemagne... »
(2) J. Beinach, I, o23.
(3) nenues, I, 67.
(4) Remies, I, 221.
(3) Beinach, I, 326.
— 271 —
comprendre que M. Casimir-Perier n'allait pas, dans
son entrevue avec M. de Munster, faire une démonstra-
tion de la culpabilité de Dreyfus et un résumé du pro-
cès.
Ecoutons maintenant le récit de l'entrevue, d'après
M. Casimir-Perier(i).
« D'accord avec M. le Président du Conseil, et après
» une conversation avec lui, j'ai donné pour le lende-
» main dimanche 6, à une heure, rendez-vous à mon
» cabinet à l'Elysée à l'ambassadeur d'Allemagne. J'ai
» commencé par lui faire remarquer que la forme à
» laquelle on m'invitait à recourir était quelque peu in-
» solite, que je n'étais qu'un chef d'Etat irresponsable
» et qu'à vrai dire, c'était au ministre des Affaires
> Etrangères, ou, en son absence (2), au Président du
» Conseil, que sa communication devait s'adresser ;
» mais que je relevais dans cette dépêche (du chance-
» lier de Hohenlohe), que l'on ne s'adressait pas seule-
» ment au gouvernement, que l'on ne s'adressait pas
» seulement au chef d'Etat, que mon nom personnel était
» entré dans cette dépèche, que je devais en inférer que
» cette démarche qu'il faisait n'était pas une démarche
» d'un caractère officiel, mais que c'était, de la part de
» l'Empereur, une conversation que, par son intermé-
> diaire, l'Empereur désirait avoir avec moi ; que, dans
» ces conditions, l'incident ne pouvant être qu'un inci-
» dent personnel et non un incident diplomatique,
» puisqu'il était fait appel à ma loyautélpersonnelle,
» l'ambassadeur serait écouté. »
Il suffit de se reporter au texte de la dépêche pour
voir que la démarche de M. de Munster avait bien un
(1) Rennes, I, 62.
(2) M. Hanotaux élait à Cannes.
caractère officiel, puisqu'elle était faite sur un ordre de
l'Empereur, transmis par le chancelier de l'Empire. De
plus, il ne s'agissait pas de la loyauté personnelle de
M. Casimir-Perier, mais de « la loyauté du Président et
du Gouvernement de la République ». Enfin, ce n'était
pas M. Casimir-Perier que l'Empereur priait de faire
une déclaration, mais bien « le Gouvernement de la
République ». On ne voit donc pas très bien comment
M. de Miinster aurait pu accepter que l'incident fût
réglé dans une conversation d'homme à homme et que
Vnltinuitnm, — pour employer l'expression de Rei-
nach, — fût discuté dans un tête à tète familier. Il
saute aux yeux que M. Casimir-Perier, dans une cir-
constance difficile, n'a pas voulu se dérober ni invo-
quer Tirresponsabilité présidentielle. La situation était
délicate, il a tenu à y jouer son rôle : personne ne l'en
blâmera. Mais pourquoi nier l'évidence ?
M. Casimir-Perier annonça donc, — à titre privé,
d'après lui, — à M. de Munster, que le bordereau avait
été trouvé à l'ambassade d'Allemagne : « Il en a paru
» fort surpris, me disant : Oh ! il n'est pas possible
» qu'iuie pièce importun fe se soit ainsi égarée à Varn-
» bassade d'Allemagne {i) ».
Réponse bien significative ! M. de Munster s'étonne
seulement qu'une pièce importante se soit ainsi égarée
à l'ambassade; mais il ne s'étonne pas qu'elle s'}- soit
trouvée.
« M. de Munster m'a dit alors, » continue M. Casimir-
Perier : « Mais comment régler cet incident .? » « Et ici,
» après la déclaration que j'avais faite en réponse à
» l'appel adressé à ma loyauté, la conversation a pris
» un caractère plus officiel et plus diplomatique ».
(1) Rennes, I, 63.
— 273 —
On croit rêver en lisant ces lignes. Ainsi, M. Casi-
mir-Perier entame la conversation à titre personnel ;
dans cette conversation à titre personnel, il com-
met la formidable indiscrétion d'apprendre à l'am-
bassadeur que nous avons des agents à l'ambassade
d'Allemagne ; bien [plus, que ces agents y ont dérobé
des documents, ont violé l'immunité diplomatique, et
au point de vue international, le territoire allemand ;
puis, tranquillement, il poursuit : « Maintenant que,
» comme homme privé, j'ai violé des secrets d'Etat, je
» vais vous parler en Président de la République ».
C'est ce que Reinach appelle « se montrer aussi ha-
bile que digne (i) ».
Nous ne nous permettrons pas, quant à nous, de
juger l'attitude M. Casimir-Perier dans cette entrevue.
Elle nous étonne trop pour que nous puissions la com-
menter.
« J'ai dit à M. de Munster », poursuit M. Casimir-
Perier : « Il a été fait appel à ma loyauté ; vous me
» demandez maintenant comment régler l'incident. Eh
)) bien ! dans cette dépêche, il est dit que l'on demande
» à M. Casimir-Perier s'il est prouvé que l'ambassade
» d'Allemagne a été impliquée dans l'affaire Dreyfus. »
» J'ai répondu à l'ambassadeur que je n'impliquais pas
» l'ambassade d'Allemagne dans l'affaire Dreyfus, que
» rien n'établissait, parce que nous avions, que le docu-
» ment ait été sollicité, et que je ne rendais pas plus l'am-
» bassade responsable des papiers qu'elle pouvait rece-
» voir, qu'on ne pouvait nous rendre responsable des
» papiers que nous recevions (2) ».
Cette dernière phrase a subtile et d'une habileté con-
(1) J. Reinach, I, 538.
(2) Rennes, I, 63.
18
— 274 —
)) sommée », dit Reinach (i) est là pour atténuer la dé-
claration relative à la découverte du bordereau à l'am-
bassade. Mais n''est-il pas manifeste que, si le bordereau
avait été apporté au service des renseignements par un
individu quelconque, absolument inconnu, on n^aurait
pas, sur un indice aussi suspect, entamé des poursuites
contre un officier ? M. de Munster n'a pas pu ne pas
comprendre que l'agent qui avait dérobé le bordereau à
l'ambassade était un agent de confiance, et longuement
éprouvé.
M. Casimir-Perier proposa de soumettre au Président
du Conseil une note, analogue aux notes antérieures de
l'Agence Havas, relatives au même sujet, et visant
toutes les ambassades. M. de Mlinster déclara qu'il en
référerait à Berlin, puis demanda un nouveau rendez-
vous avec le Président du Conseil, rendez-vous que
M. Casimir-Perier lui assura, par téléphone, pour le
lendemain (2).
Une note rédigée de concert par M. Dupuy et par
M. de Munster, parut en effet, dans les journaux du
soir du 9Janvier et clôtura l'incident.
2. — La «unit historique ».
Tel est le récit que M. Casimir-Perier a fait, devant la
Cour de cassation et à Rennes, « du seul incident di-
plomatique qu'il ait connu (3) ».
Cependant le général Mercier, dans sa déposition, a
(1) J. neinach, I, 540.
(2j Hennés, I, 64.
(3) Rennes, I, 66,
— 2;6 —
insisté sur la gravité particulière qu'avait eue l'une des
démarches de l'ambassadeur d'Allemagne, à propos de
l'affaire Dreyfus. Voici dans quels termes il s'est ex-
primé (i) :
(( Mais M. Casimir-Perier n'a pas été jusqu'au bout
» de sa déposition. Il n'a pas dit que, ce même jour,
» nous sommes restés, lui, Président de la République
» M. Charles Dupuy, président du Conseil, et moi mi-
» nistre de la guerre, de huit heures du soir à minuit et
» demi dans son cabinet, à l'Elysée, attendant le résul-
» tat des communications télégraphiques qui s'échan-
» geaient entre l'empereur d'Allemagne et le comte de
» Munster. Nous sommes restés pendant quatre heures
» et demie à attendre si la paix ou la guerre allait sortir
)) de cet échange de communications.
» J'avais été prévenu, en effet, dans l'après-midi, que
» la situation était très grave, que M. de Munster avait
» l'ordre de son souverain de demander des passeports
» si l'on ne faisait pas droit à ses réclamations.
« J'étais, par conséquent allé chez M. le Président de
» la République, en donnant l'ordre au chef d'Etat-ma-
» jor, M. le général de Boisdeffre, de se rendre au mi-
» nistère de la guerre et de m'attendre avec le nombre
» d'officiers nécessaires pour expédier immédiatement,
» si besoin était, des télégrammes prescrivant la mise
» en vigueur des mesures préparatoires de mobilisa-
» tion...
» Ce n'est qu'à minuit et demi que M. le Président de
» la République m'a prévenu que M. le comte de Mtins-
» ter acceptait définitivement, et son souverain aussi,
» l'insertion d'une note assez vague et mettant les am-
» bassades hors de cause ».
M. Casimir-Perier n'a « aucun souvenir de cette scène
(1) Rennes, 96, 97.
— 276 —
tragique (i) ». Mais les arguments qu'il apporte à Tappui
de sa dénégation sont faibles.
« Le général Mercier, que j'avais nommé ministre de
» la guerre, n'avait pas à intervenir dans les questions
» diplomatiques, et, s'il y était intervenu, je l'aurais
» rappelé à son devoir. Il n'a pas eu à intervenir dans
» les conversations avec M. de Munster, et le fait de
» l'absence de M. le ministre des Affaires étrangères a été
» la cause que c'est moi seul qui ai conféré avec M. de
» Munster ».
Le général Mercier n'a jamais dit qu'il fut intervenu
dans les questions diplomatiques. Aussi a-t-il répondu,
en présence de M. Casimir-Perier :
« M. Casimir-Perier admet par conséquent la vérité
» de ce que j'ai dit en ce qui touche l'existence de cette
» soirée pendant laquelle M. le président du Conseil et
» moi sommes restés à l'Elysée.
» Or, M. Casimir-Perier vient de vous dire que j'étais
» ministre de la Guerre, que les Affaires étrangères ne
» ne me regardaient en rien et que, s'il y avait eu des
» complications diplomatiques, ce n'était pasau ministre
» de la guerre qu'on se serait adressé. C'est vrai.
» Aussi, que faisais-je dans cette soirée à l'Elysée ?
» J'y étais comme ministre de la guerre, ayant au be-
» soin un devoir à remplir, et c'était précisément parce
» que les complications diplomatiques étaient telles,
» que mon rôle comme ministre de la guerre pouvait
» devenir imminent, que j'étais là. Quanta ce qui s'est
» passé dans cette soirée, il est très vrai que je n'ai pas
» été mis au courant des négociations qui se poursui-
» valent entre M. le comte de Munster et M. Casimir-
» Perler...
Cl) Hennés, I, 154.
— 277 —
» Moi, j'étais ministre de la Guerre, et c'est comme
» ministre de la Guerre que j'étais à l'Elysée ; et ce que
» vient de dire M. Casimir-Perier est la confirmation de
» ce que j'ai dit (i). »
Le général de BoisdeftYe a, d'autre part, confirmé les
affirmations du général Mercier au sujet de la réalité de
cette nuit historique :
« Je suis absolument certain, non pas de la date du 6,
» mais je suis absolument certain que, dans les pre-
» miers jours de janvier, le général Mercier me fit ap-
» peler un soir. Je me rendis dans son cabinet, et le gé-
» néral Mercier me pria, — me disant qu'il allait se
» rendre à l'Elysée — me pria de vouloir bien l'attendre,
» en me prévenant qu'il aurait peut-être à son tour des
» décisions graves à me donner à exécuter, et me priant
» d'y réfléchir.
» J'attendis le général Mercier, ce soir-là, de huit
» heures du soir environjusqu'à minuit et demi ou une
» heure du matin.
» J'ai réfléchi beaucoup à cette aff'aire et mes souve-
» nirs sont nets. Je vois encore le général Mercier ren-
» trant et me disant :
« Eh bien ! vous pouvez aller dormir, ce n'est pas
» pour ce soir, l'incident est clos (2). »
Reinach résume ainsi la discussion :
« Casimir-Perier, dès qu'il connut l'impudent meu-
» songe, infligea à Mercier un dur démenti, et Mercier
» s'enlisa dans sa propre imposture.
« // avait assigné d'abord à cette scène la date du
» 6 janviei'... 11 déclara ensuite qu'il ne pouvait re-
(1) Rennes, I, l'6o.
(2) /ît?mes, I, 531.
— 278 —
» trouver la date de cette nuit si pleine d'angoisse (i).
Le général Mercier n'a jamais, n'en déplaise à Rei-
nach, assigné la date du 6 janvier à cette scène ; il a'
dit (2) qu'il était resté un soir, à l'Elysée, dans le ca-
binet de M. Casimir-Perier, de huit heures à minuit,
attendant le résultat des communications télégraphiques
qui s'échangeaient entre l'empereur d'Allemagne et le
comte de Munster. Et comme M. Casimir-Perier fixait au
6 janvier, un incident ayant donné lieu à une corres-
pondance entre l'ambassadeur et son souverain, — et
déclarait ne se rappeler rien d'autre (3), — le général
Mercier a dit qu'il acceptait cette date, mais qu'il
n'avait pas de souvenirs précis à cet égard. Contraire-
ment à ce que dit Reinach, il n'y a pas eu d'abord affir-
mation catégorique, puis vagues allégations. Sur une
observation de M® Démange, faisant remarquer que le
général Boisdeffre était absent le 6 janvier (4), le gé-
néral Mercier s'est même écrié : « Alors, c'est que la
» soirée n'aurait pas eu lieu le 6 janvier » (5). De même,
on a vu que le général de Boisdeiïre, absolument formel
sur la réalité de cette veillée, est resté hésitant sur la
date.
Cela n'est pas pour embarrasser Reinach, bien en-
tendu : « Il (le général de Boisdeffre) ajoute son faux
» témoignage à celui de son chef, » (6) déclare-t-il.
Mais vraiment, ces « faux témoins » sont bien extraor-
dinaires : ils se sont mis d'accord pour inventer un
incident de la plus haute gravité, qui est la justification
(1) J. Heinach, I, 546.
(2) Rennes, I. 97.
(3) Hennés, I, 153.
(4) Le général de Boisdeffre, d'ailleurs, est rentré ce jour-là pour
dîner (Rennes, I, 532).
(5) Rennes, I, 156.
(6) J. Reinach, I, 546.
— 279 —
de mesures exceptionnelles prises par le ministre en
communiquant le dossier secret au Conseil de guerre.
Mais ils n'ont pu se mettre d'accord pour assigner une
date convenable à cet incident! Un parjure ne leur
coûte pas pour affirmer un fait d'une grande importance,
et ils reculent devant un mensonge insignifiant, pour
préciser un quantièm.e de mois ! D'aucuns pourraient
voir dans ces scrupules un gage de véracité, — s'il en
était d'ailleurs besoin, — mais Reinach ne connaît pas
ce genre de critique historique.
Comme on le voit, la question qui n'a pas été tirée
au clair à Rennes est celle de la date de cette soirée.
La vérité est aujourd'hui connue : le récit de Casimir-
Perier, en ce qui concerne la visite de M. de Munster
le 6 janvier, est parfaitement exact, mais les affirma-
tions du général Mercier et du général de Boisdeffre
sur la réalité de la nuit historique sont non moins
exactes. Seulement cette nuit se place à la date du 12 dé-
cembre i8ç4, douze jours avant le procès, et non douze
jours après.
Xous garantissons l'exactitude absolue de ce rensei-
gnement, puisé aux sources les plus sûres.
La confusion qui s'est établie à Rennes s'explique
aisément.
>L Casimir-Perier a affirmé n'avoir connu qu'un
seul incident diplomatique. Le général Mercier a natu-
rellement placé, à la date de cet incident, la soirée
passée à l'Elysée avec le président de la République.
Celui-ci, précisant, pièces en mains, que l'incident
avait eu lieu le 6 janvier, le général Mercier ne s'est pas
cru assez sûr de sa mémoire pour contredire M. Ca-
simir-Perier et il a accepté la date présentée. Le général
de Boisdeffre, avec la même hésitation, s'est rallié à
cette version.
— 28o —
Mais M. Casimir-Perier jouait sur les mots. En di-
sant : « Seul incident que j'aie connu », il voulait dire :
« que j'aie connu personnellement, auquel j'aie été
mêlé directement, que j'aie été appelé à liquider ».
Comme nous le verrons plus loin, il a dit que le 6 ]2in-
VitY seulement, il s'était entretenu avec M, de Mïinster de
l'affaire Dreyfus et des complications qui pouvaient
naître de cette affaire. Mais avant le 6 janvier, l'ambas-
sadeur d'Allemagne avait fait des démarches auprès de
M. Hanotaux ; des complications avaient surgi, dans
lesquelles M. Casimir-Perier n'avait pas eu à intervenir
personnellement^ ce qui lui a permis de dire qu'il ne
les avait pas connues, — constitutionnellement par-
lant ; — mais, quant à leur existence, elle est attestée
par les notes que le gouvernement a communiquées à
plusieurs reprises à l'agence Havas (i).
Le règlement d'un de ces incidents a été particuliè-
rement épineux et a failli amener la guerre : M. Ca-
simir-Perier n'a pas conduit directement les négocia-
tions, mais il en a attendu le résultat toute une soirée
avec le président du Conseil et le ministre de la guerre.
D'ailleurs, la gravité de la situation diplomatique au
milieu de décembre 1894 n'est pas contestable.
Si l'on se reporte au chapitre viii {Le Dossier secret)
du tome P"" de Y « Histoire de l'affaire Dreyfus »> on y
lit (2) :
« Le ton de la presse allemande devenait vif. Les
» subterfuges d'Hanotaux, un parti pris si évident d'ini-
» quité, la parole impériale mise en doute, les excita-
» tions des professionnels du patriotisme, réveillaient
» les passions. Les journaux annoncèrent que le comte
» de Mtinster avait fait une déclaration comminatoire à
(i) 30 novembre 1894, 13 décembre 1894, 9 janvier 1895.
(2) J. heinach, I. 342.
— 28l —
» Hanotaux; le gouvernement impérial romp?'ait les
» rapports diplomatiques, si le gouvernement français
» ne faisait pas cesser les attaques contre les attachés
» militaires » (i).
« Les Journaux officieux de Berlin rectifièrent : « Il
» n'est pas conforme aux usages diplomatiques de com-
» mencer par des menaces de ce genre, les négociations
» sur les plaintes qu'un gouvernement se voit forcé
» d'adresser à un autre (2). La rectification était plus
» sévère que la fausse nouvelle. »
Le I ^ décembre, jour qui suivit la nuit historique,
V Agence Havas publiait la note suivante :
« Plusieurs journaux persistent à publier des rensei-
» gnements complètement faux sur l'affaire Dreyfus.
» Il est absolument inexact que M. de Munster en ait
» entretenu M. Hanotaux autrement que pour protester
» formellement contre toutes les allégations qui mê-
» laient l'ambassade d'Allemagne en France à cette
» affaire.
» Nous sommes également en mesure de démentir
» que le ministre des Affaires étrangères ait remis au
» comte de Munster aucun document ou aucune pièce,
» de quelque nature que ce soit, se rapportant, soit à
» l'affaire Dreyfus, soit à des faits d'espionnage. »
On voit que dans cette note, à l'inverse de toutes les
autres, y compris celle du 9 janvier, consécutive à la
visite de M. de Munster à M. Casimir-Perier, — l'am-
bassade d'Allemagne est seule visée.
D'ailleurs, qu'a dit M. Hanotaux à la Cour de cassa-
tion ?
(1) Taghlatt de Berlin, Correspondance de Hambourg, etc. (Note de
Reinach).
(2) Gazette de VAllemarjne du Nord et Post du ~ décembre (Note de
Reinach).
— 282 —
« J'avais à faire face aux difficultés internationales
» qui surgissaient au fur et à mesure que le procès se
» déroulait. Il était important... que j'eusse toute la
» liberté d'action nécessaire pour sauvegarder les in-
» térèts généraux du pa3"s dans une situation des plus
» délicates et qui fut même périlleuse. Cette situation
» et ces difficultés sont d'ailleurs connues et elles ont
» donné lieu à la publication de notes concertées qui
y> parurent d diverses reprises dans l'Agence Havas. (i) »
Et à Rennes :
« Deux ou trois notes rédigées en commun avec Tam-
» bassade en question... Ces notes, qui ont été publiées
» par V Agence Havas et dans tous les journaux à cette
» époque, ont été rédigées à la suite des échanges de
» vues auxquels j'ai fait allusion...'
» Ces échanges de vues se sont terminés aux appro-
» ches du procès à l'époque où, par suite de l'état de
» santé que je vous indiquais, j'étais alité, et où j'ai été
» ensuite obligé de partir pour Cannes...
» Je me plaçais au point de vue des responsabilités.
)) J'ajoute que ces responsabilités ont été réelles, et qu'à
» un moment donné, elles ont donné lieu aux plus
» grandes appréhensions » (2).
D'ailleurs, M" Démange semble avoir connu la vérité.
Voyant que le général Mercier ne pouvait fixer la date
exacte de cette soirée, il en profite pour chercher à
l'embarrasser en lui posant cette question :
« M. le général Mercier voudrait-il expliquer au
» Conseil comment, dans son esprit, il lie par une re-
)) lation de cause à effet Témotion patriotique née le
)) 6 janvier, à la suite de l'incident diplomatique, et la
(1) Ca$s., 1, 643.
(2) Rennes, I, 221 et 222.
— 283 —
» communication secrète faite le 21 ou le 22 décembre
» au plus tard ?
» Je demande à M. le général Mercier comment des
» faits qui se seraient passés dans la journée du 6 jan-
» vier 1895, l'ont décidé à faire une communication
» secrète le 22 décembre 1894 ? (i) ».
On voit 011 veut en venir la défense : à prouver que le
général Mercier n'avait aucune raison pour communi-
quer aux juges des pièces secrètes, sinon, comme dit
Reinach, celle « d'assassiner Dreyfus dans la nuit ».
L'objection faite par M** Démange est reprise par Rei-
nach, et nous avons déjà montré qu'elle ne signifiait
rien. La soirée aurait très bien pu avoir eu lieu le
6 janvier, et, dans l'ignorance où il était de la date véri-
table, la réponse du général Mercier était parfaitement
sensée :
« J'ai a répondre que ce qui s'est passé le 6 janvier
» est l'épilogue d'une crise qui durait depuis long-
» temps. »
En tous cas, M^ Démange n'ignorait pas qu'antérieu-
rement à la visite de M. de Munster du 6 janvier, une
question grave s'était posée et avait été résolue. Qu'on
lise sa question à M. Casimir-Perier :
« Est-ce qu'avant le 6 janvier, M. de Munster n'avait
» pas vu M. le président Casimir-Perier? Est-ce qu'à la
» suite de cette entrevue toute inquiétude n'avait pas
» été effacée de l'esprit du représentant du gouverne-
» ment allemand et du représentant du gouvernement
français .^ (2) »
A quoi M. Casimir-Perier a répondu :
(1) Ucnnes, I, 158-
(2) fiennes, I, la9.
— 284 —
« Avant l'entrevue avec M. l'ambassadeur d'AUe-
» magne que j'ai rapportée, il n'avait jamais été ques-
» tion entre lui et moi de l'affaire Dreyfus. Par consé-
» quent il n'avait jamais été question de complication
» pouvant naître de cette affaire. J'ai dit avant-hier
» dans ma déposition qu'il y avait eu des entretiens sur
» ce point entre le ministre des affaires étrangères et
» M. de Miinster, mais qu'il n'y en avait eu aucune
» entre M. de Munster et moi ».
Il était en effet conforme à la Constitution que le mi-
nistre des affaires étrangères traitât avec l'ambassadeur
les différends qui s'élevaient; et on voit que M. Ca-
simir-Perier ne dément nullement M® Démange sur le
point précis des inquiétudes antérieures qui auraient
été dissipées.
Ces négociations ont été faites le 12, et n'ont pas été
conduites directement par M. Casimir-Perier, qui en
attendait le résultat, dans son cabinet, avec le président
du Conseil et le général Mercier.
Mais, dira-t-on, pourquoi M. Hanotaux n'était-il pas,
lui aussi, à l'Elysée ?
Parce qu'il était souffrant et qu'il gardait la chambre :
« Je me suis alité le 8 ou le 9... le 10 ou le 12 », a-t-il
dit à Rennes (i). Reinach d'ailleurs nous apprend que
le 12, les journaux officieux annonçaient que M. Hano-
taux était malade (2).
Ajoutons que Reinach prête à M. Casimir-Perier,
dans sa conversation du 6 janvier avec M. de Munster,
la phrase suivante qui est bien caractéristique :
« Nous avons arrangé cC antres affaires : il faut que
» celle-ci ne s'envenime pas (3) ».
(1) Rennes, I, 219 et 224.
(2) J. Reinach, I, 34b.
(3) J. Reinach, I, o42.
— 285 -
Et enfin, rappelons que, dans le chapitre du Dossier
secret, Reinach prétend que le général Mercier « capi-
tule une seconde fois », promettant, — à qui ? —
« d'étrangler Dreyfus dans l'ombre » par la communi-
cation des pièces secrètes.
Or il fixe la date de cette « capitulation »... au 12 dé-
cembre ! A cause de quoi .'' A cause « du changement
» immédiat de ton dans la Libre Parole » (i)!!
La précision avec laquelle il détermine cette date du
12 décembre est la preuve qu'il a appris la réalité de
cette nuit historique qu'il nie, parce qu'elle est l'écla-
tante justification de la conduite du général Mercier.
Il sait quels intérêts supérieurs décidèrent le ministre
à la communication du dossier secret ; mais, heureux
du malentendu qui s'est produit à Rennes, il en profite
pour se moquer une fois de plus de ses naïfs lecteurs.
Signalons, pour terminer, une dernière preuve de la
gravité des incidents extérieurs qui ont marqué toute
cette période. C'est une lettre de M. de Munster au co-
lonel de Schwarzkoppen, écrite de Berlin le 17 janvier
1895, au lendemain de la démission de M. Casimir-
Perier (2) :
« En ce qui concerne, Dreyfus, on est tranquillisé; on finit tout de
même par trouver que j'ai bien agi. Ce qui dernièrement a pu mettre
l'Empereur en colère à propos de cette question, nul ne le sait ici, pas
même Hohenlohe. Peut-être un dandy d'aide de camp (de ceux qui,
dans leur futilité, ne savent rien en dehors de leurs brandebourgs),
peut et doit deviner comment cela a transpiré dans le monde. A part
cela, l'Empereur est gai et bien portant, mais il veut tout faire par lui-
même, et sa visite à Herbette a causé un grand émoi. «
La dernière phrase de cette lettre visait une visite de
l'ambassadeur d'Allemagne à notre ambassadeur à Ber-
lin, le matin du jour où fut connue la démission de
(i) J. Reinach, I, 344.
(2) Rennes, 104, 103. — /. Reinach, 543. 544.
— 286 ~
M. Casimir-Perier (i). L'Empereur se présenta chez
M. Herbette de grand matin : celui-ci « était encore
» couché, ne savait rien et ne put lui fournir aucune
» explication (2) », ce qui dut donner à Guillaume II
une haute idée de nos représentants à l'étranger.
Au sujet de cette lettre, nous reproduisons le passage
suivant de la déposition du général Mercier :
« Il y a (dans cette lettre), la révélation d'un fait qui
» s'est passé entre l'empereur d'Allemagne, le comte
» de Munster et le colonel de Schwarzkoppen, qui n'est
» connu de personne à Berlin, pas même de Hohenlohe,
» comme le dit la lettre, fait qui a motivé un violent
» accès de colère de l'Empereur, et tout cela à propos
» de l'affaire Dreyfus. Vous voyez bien que l'affaire
» Dreyfus était pour beaucoup dans ce qui s'est passé à
» ce moment à la Cour d'Allemagne, et, quoiqu'il y
» ait là un mystère qui ne nous est pas tout à fait expli-
» que, vous voyez qu'on y connaissait l'affaire Dreyfus.
» On s'y intéressait vivement ; on y prenait une très
» grande part, et il s'est produit des faits très graves à
» ce moment (3). »
Cette lettre confirme donc de tous points les asser-
tions du général Mercier et on se demande pourquoi
M. Casimir-Perier persiste à nier l'évidence...
(1) La démission de M. Casimir-Périer avait suivi celle du ministère
Dupuy, renversé par la Chambre à la suite d'un débat sur la garantie
d'intérêt des chemins de fer. D'où le titre à sensation du chapitre de
Reinach : La chute de Mercier.
(2) J. Reinach, I. 539.
(3) Rennes, I, 105.
— 28-
3- Le capitaine Lebrun-Renault à VElj'sée.
M. Casimir-Perier et le général Mercier se sont encore
trouvés en désaccord sur un autre point.
Le 5 janvier 1895, dès que, par les journaux du soir,
le Temps, la Cocarde, le Jour, il eut eu connaissance
des aveux de Dreyfus au capitaine Lebrun-Renault, le
général Mercier prescrivit au général de Boisdeffre de
lui amener cet officier (i).
Le général de Boisdeffre se rendit chez le général
Gonse et tous deux allèrent chez Picquart (2) pour
lui dire de rechercher le capitaine de la garde républi-
caine. Picquart, en effet, avait été chargé par le mi-
nistre d'assister à la dégradation et de rendre compte
des incidents survenus.
Les deux généraux ne trouvèrent pas Picquart chez
lui : le concierge leur apprit qu'il ne devait rentrer que
le lendemain dimanche, dans la journée (3). Ils ne
s'occupèrent donc plus de lui.
Picquart fait un récit tout diff"érent.
N'ayant pas, le matin, entendu la narration du capi-
taine Lebrun-Renault, il n'apprit les aveux que dans le
courant de l'après-midi, au ministère. Il se rendit alors
aussitôt au gouvernement militaire de Paris, au bureau
du colonel Guérin, vers six heures ou six heures et
demie du soir, pour avoir des détails précis. Le colonel
Guérin lui répéta ce qu'il savait, mais il ignorait le nom
du capitaine Lebrun-Renault et lui dit simplement que
(t) Rennes, I, 132, général Mercier.
(2) Rétines, I, 320, général de Boisdeffre, I, 349, général Gonse.
(3) Bennes, ibidem.
les propos avaient été tenus au capitaine de service de
la garde (i).
Picquart raconte qu'il alla alors immmédiatement
rendre compte au général de Boisdeffre, qui l'emmena
chez le ministre. Mais le général Mercier n'aurait pas
reçu Picquart ; le général de Boisdeffre, à sa sortie de
chez le ministre, aurait simplement dit à Picquart qu'il
n'avait plus besoin de lui, et Picquart serait parti (2).
Le but de ce récit est manifeste : il s'agit de prouver
que, le 3 janvier au soir, ni le ministre, ni le chef d'état-
major général n'avaient pensé à faire rechercher le
capitaine Lebrun-Renault, et que, si celui-ci est venu
le lendemain au ministère, c'est parce que le général
Mercier avait reçu de M. Casimir-Perier l'ordre de le
convoquer.
Le général de Boisdeffre, avec sa 'parfaite courtoisie,
a dit que le récit de Picquart « l'étonnait beaucoup ».
Il fait en effet remarquer que, si tous deux avaient été
ensemble chez le ministre le samedi soir, il aurait
transmis tout de suite à Picquart l'ordre qu'il avait reçu
du ministre de faire venir le capitaine Lebrun-Renault
le lendemain matin. Il ne se serait pas dérangé après le
dîner, pour aller avec le général Gonse chez Pic-
quart (3).
Comme nous l'avons vu, le chef et le sous-chef d'Etat-
major ne trouvèrent pas Picquart qui était absent, mais
qui cependant reconnaît lui-même avoir appris, en ren-
trant chez lui le lendemain, que le général Gonse était
venu le demander (4).
Les déclarations de Picquart sont donc inadmissibles.
Mais Reinach trouve des explications à tout. Le général
(1) Remies, I, 382, Picquart, III, 90, colonel Guérin.
(2) Rennes, I, 382.
(3) Rennes, I, 520.
(4) Rennes, 1, 383.
- 289 -
Mercier, affolé par l'annonce de la demande d'audience
du comte de Munster à M. Casimir-Perier, a perdu la
tête. Tard dans la soirée, « il finit par reconnaître qu'il
» faut d'abord interroger l'officier de la garde républi-
» caine qui a conduit le condamné à la parade et lui
» imposer silence pour le cas où Dreyfus lui aurait fait
» de dangereuses confidences sur la scène du Cherche-
» Midi et sur le fond même du procès... »
(On se demande en quoi la visite du commandant du
Paty de Clam à Dreyfus pouvait intéresser le comte de
Munster et son souverain. Mais continuons) :
« Il rappela Boisdeffre, lui conta l'incident, et le char-
« gea de rechercher cet officier... (i) »
Et Reinach ajoute en note :
a Boisdeffre, qui prétend ne pas se souvenir d'être
» allé une première fois avec Picquart, à sept heures,
» chez Mercier, se coupe un peu plus loin : En sortant
» de chez le ministre, le soir, à huit heures, de non-
» veau... »
De nouveau... donc il y était déjà allé une fois. Voilà
le raisonnement de notre perspicace historien, qui ne
suppose pas un instant que le chef d'état-major puisse
se rendre chez le ministre pour un autre motif que pour
y accompagner Picquart!
En tout cas, le lendemain matin, à la première heure,
le général Gonse se mit lui-même à la recherche du
capitaine Lebrun-Renault et l'amena au général Mer-
cier, auquel furent répétées les parole de Dreyfus (2).
Reinach, qui sait ce qui s'est dit dans cette entrevue,
mieux que les interlocuteurs eux-mêmes, affirme que
(1) ;. lieinach, I, 527.
(2) Bennes, I, 103 ; générai Mercier ; lU, 75, capitaine Lebrun-
Renault.
19
■ — 2go —
le capitaine Lebrun-Renault ne parla pas au ministre des
aveux. « C'est manifeste » dit-il, car, la veille au soir,
au Moulin-Rouge, il avait causé avec des journalistes
et n'avait rien dit des aveux ; pourquoi aurait-il fait au
général Mercier un autre récit que celui qu'il avait fait
la veille à ces journalistes ? ( i)». Le Moulin-Rouge n'est-
il pas un lieu aussi convenable, pour y parler d'affaires
de service, que le cabinet du ministre et est-il possible
qu'un officier parle au chef de l'armée d'une chose qu'il
a tue à des journalistes ?
« Le résultat de ce que m'a dit le capitaine Lebrun-
» Renault », a déposé le général Mercier (2), « a été de
» me donner la conviction complète que les aveux
» avaient été faits. La preuve que cette conviction était
» complète de ma part, est que je jugeai que la chose
» valait la peine d'être portée immédiatement à M. le
)) Président de la République et à M. le Président du
» Conseil et que je donnai l'ordre à M. le capitaine Le-
» brun-Renault de se rendre immédiatement chez eux.»
Le capitaine Lebrun-Renault, à la Cour de cassation
et à Rennes, a confirmé avoir reçu cet ordre (3), et il
s'est en effet rendu à l'Elysée.
Mais M. Casimir-Perier a prétendu que le capitaine
Lebrun-Renault lui avait été envoyé, non pour lui
rendre compte des aveux, mais pour recevoir une répri-
mande au sujet d'un article de journal. Le Figaro du 6
(1) J. Rennach, I, 530. — Reinach ajoute : « et qu'il refera quelques
heures plus tard au colonel de sou régiment ». Et il renvoie à la page
537 du volume, où il cite la déposition du général Risbourg à la Cour
de cassation {Cass., I, 284). Or, le général Risbourg a déclaré que le
capitaine Lebrun-Renault lui a parlé des aveux, ce que Reinach tra-
duit par ; « le capitaine balbutia la phrase parue dans les journaux «•
Mais, à la page 530, le balbutiement même est tout simplement nié par
Reinach, pour la commodité de sa démonstration.
(2) Rennes, I, 103.
(3) Cass., I, 276, Rennes, III, 7b.
— 291 —
avait publié le « Récit d'un témoin », dans lequel le
capitaine était directement mis en cause comme a3'ant
rapporté certains propos qu'il aurait échangés avec
Dreyfus, Dans cet article, il n'était d'ailleurs pas fait
mention des aveux de Dreyfus.
« J'avais lu,» a dit M. Casimir-Perier (i), un article
» qui m'avait paru d'une extrême inconvenance. J'ai fait
» part de cette inconvenance et des sentiments que cette
» inconvenance faisait naître en moi, devant le Prési-
» dent du Conseil, et, je crois, devant M. le Ministre de
» la Guerre, et M. le Ministre de la Guerre m'a offert
» de m'envoyer le capitaine Lebrun-Renault. C'est dans
» ces conditions que je l'ai reçu. »
A quoi le général Mercier a fait observer (2) :
» Si j'ai un reproche à faire sur un acte de discipline,
» j'ai autorité, j'ai qualité pour le faire moi-même, et
» vous ,ne pouvez pas penser un seul instant que je
» puisse faire intervenir la haute personnalité de M. le
» Président de la République. J'ai envoyé M. Lebrun-
» Renault au Président de la République et au Président
» du Conseil, pour leur répéter la scène des aveux. »
M. Casimir-Perier a d'ailleurs dit (3) qu'il ne niait
pas que le général Mercier eût enjoint au capitaine
Lebrun-Renault de faire cette déclaration, mais qu'il
affirmait que la déclaration n'avait pas été faite.
Le fait est certainement exact ; il a été reconnu par
le capitaine Lebrun-Renault. Mais, quand il s'est pré-
senté à rEl3'sée, le président de la République et le
président du Conseil étaient, comme l'a dit le général
Mercier (4), sous l'émotion de la demande d'audience
(1) Hennés, I, 68.
(i) Hewies, I, lO.-^.
(3; Rennes, I, 71.
(i) Hennés, I, 103, 10 1.
— 292 —
du comte de Munster et des difficultés diplomatiques
qui, écartées antérieurement, semblaient renaître, et ils
voulaient à toute force étouffer des aveux dans lesquels
le nom de l'Allemagne était prononcé. M. Casimir-
Perier a protesté, en termes assez vagues, contre ces
paroles du général Mercier (i) mais M. Dupuy avait dit
à la Cour de cassation :
« La question des aveux ne s'est pas posée entre lui
» (le capitaine) et nous. Nos préoccupations à cette
» époque, se portaient exclusivement sur le côté exté-
» rieur de la question », (2) ce qui confirme les paroles
du général Mercier.
Reinach s'appuie sur un passage de la même déposi-
tion, où M. Dupuy dit que, le 6 au matin, il fit, par
téléphone une observation au général Mercier sur les
récits parus dans les journaux, le 5 au soir et le 6 au
matin. « Tout le mensonge de Mercier s'écroule au tin.
» tement de la sonnette électrique » (3), s'écrie notre
auteur dans ce style imagé qui lui est propre. Et il
ajoute :
« Ce petit détail, — s'il est de petits détails dans la
» recherche de la vérité, — est relevé ici pour la pre-
» mière fois. »
Quelle modestie charmante après une pareille décou-
verte historique !
Seulement M. Dupuy dit bien qu'il fit une observation
au général Mercier, mais non qu'il manda le capitaine
Lebrun-Renault.
Et Reinach en est donc pour son effet de coup de
sonnette.
(Ij Tiennes, 1, ■152, 133.
(2) Caas., ], 659.
(3) /. Reinach, ï, 534.
-- 293 —
Tout s'explique au contraire très naturellement.
Le capitaine Lebrun-Renault est envoyé par le mi-
nistre de la guerre à l'Elysée pour rendre compte de la
scène des aveux. Le président de la République et le
p résident du Conseil ne l'ont pas fait demander, mais
sont furieux après lui, à cause des récits parus dans les
journaux au moment même où la situation diploma-
tique se compliquait de nouveau. On comprend ce qui
a dû se passer : il n'a pas eu le temps d'ouvrir la bouche,
il a « reçu un savon » (comme il est dit dans une lettre
de M. Charles Dupuy lue à Rennes par M. Casimir-
Perier), et il est parti sans demander son reste et sans
parler des aveux.
D'ailleurs, le capitaine Lebrun-Renault avait encore
un autre sujet d'être troublé en entrant chez le président
de la République. Pendant qu'il attendait d'être intro-
duit, il entendit dans la pièce voisine quelqu'un faire
sur lui des réflexions « plus que désagréables, grossières,
insolentes » ; on le traitait « de canaille, de misérable ».
« Ah ! ce sale gendarme, ce cogne qui commet des in-
» discrétions avec la presse, il pourrait lui en cuire (i). »
Quant au personnage qui s'exprimait sur son compte
avec cette urbanité, le capitaine Lebrun-Renault a cru
que c'était un fonctionnaire du ministère de l'Intérieur
nommé Grumbach (2). Cette chaleur de sentiments
s'expliquait chez lui parce qu'il est cousin de Dreyfus.
Aussi Reinach, — qui sait tout, — attribue-t-il les pro-
pos au chef du Cabinet civil du Président de la Répu-
blique, M. Paul Lafargue (3).
Nous n'avons pas d'éléments suffisants pour trancher
la question, mais, s'il en était comme le dit Reinach,
(1) Renne%, III, 75, 77, 97.
(2) Cain., I, 285.
(3) J. Reinach, I, 334.
— 294 —
il faudrait alors voir dans ces manières distinguées une
sorte de tradition chez les chefs de Cabinet sous la troi-
sième république.
Quoi qu'il en soit, il ressort de cette longue discus-
sion que, dès le lendemain de la dégradation, les chefs
militaires se sont émus des aveux de Dreyfus, les ont
vérifiés, contrôlés et enregistrés, ainsi qu'il résulte du
compte rendu adressé le 6 janvier au général de Bois-
deffre par le général Gonse, après son entrevue avec le
capitaine Lebrun-Renault, compte rendu où l'on re-
trouve toujours les mêmes paroles de Dreyfus, que nous
avons tant de fois citées (i). N'oublions pas de signaler
que Reinach, gêné par ce compte rendu dans la cons-
truction de son roman, s'en tire d'une manière très
simple en déclarant qu'il a été fabriqué en 1898.
4. V e'inharquement de Dreyfus.
LsL fin du chapitre est consacrée au récit du transfert
de Dreyfus à Saint-Martin-de-Ré et à son embarquement
pour Tîle du Diable.
Reinach s'indigne du peu d'égards qu'on témoigna
au condamné pendant le voyage : « Au matin, il n'obtint
(1) Cass., II, 131. Est-il nécessaire de relever un autre ar^iument de
Reinach à propos de la notice individuelle de Dreyfus transmise au
service pénitentiaire ? « Dreyfus n'a exprimé aucun regret, na[fait
» aumn aveu... » Reinach reconnaît lui-même (I. S50), que cet état si-
gnalétique a paru dans le Matin du o janvier, c'est-à-dire le matin du
jour où les aveux ont été faits. Mais il a bien soin de reléguer ce
détail en note, de façon qu'il échappe au lecteur peu^attentif. Celui-ci
sera seulement frappé de ce qu'il lira dans le texte : Dreyfus na fait
aucun aveu.
— 290 —
» qu'avec beaucoup de peine un peu de café noir et du
» pain. » (i).
A ]a Rochelle, se passa un incident assez mystérieux.
Il s'agissait de transférer Dreyfus de la gare au port où
mouillait le bateau de l'ile de Ré. Le départ de Paris
avait passé inaperçu. Cependant une foule nombreuse
stationnait à la gare de la Rochelle. « Le singulier ma-
» nège du délégué du ministre, des gardiens allant et
» venant avec des chuchotements et des allures de mys-
» tère éveilla l'attention de quelques curieux... Puis
» une indiscrétion fut commise, le nom de Dre3'fus pro-
» nonce courut la ville, et de tous côtés des groupes se
» formèrent, se massèrent autour de la prison et de la
» gare. Du wagon où il était enfermé, Dreyfus enten-
» dait cette foule tumultueuse, les clameurs furieuses :
w A l'eau, à mort le traître ! (2) »
On attendit la nuit pour faire sortir Dreyfus de la
gare. Mais la foule exaspérée força le cordon de troupes;
« une bousculade se produisit. Un instant Di-eyfiis se
» trouva seul ait milieu des manifestants. » (3) Reinach
raconte qu'il connaît" le nom d'un officier qui frappa
Dreyfus d'un coup de pommeau de sabre (n'est-il pas
vrai qu'il sait tout, qu'il a tout vu ?), mais il veut taire
ce nom.
Les gendarmes intervinrent, ressaisirent leur prison-
nier et le conduisirent à un omnibus de la gare qui par-
tit pour le port au grand galop.
Tentative de lynchage, dit notre historien. Peut-être...
ou bien, tentative d'enlèvement ? Le procédé est clas-
sique.
(1) ./. Ileinach, I, oôi).
(2) J. Hcinach, I, 56o.
(3) J. hcinach, 1, S66.
— 296 —
« Le lendemain de l'arrivée de Dreyfus au dépôt, le
» directeur Picqué examina, pièce par pièce, tous les
» vêtements de son prisonnier. Il trouva dans la poche
» intérieure d'un gilet la copie du bordereau dont
» Dreyfus s'était servi pendant les débats de son pro-
» ces et qu'il avait emportée pour en conserver le sou-
» venir exact. » (i)
Le directeur trouva suspect ce document et le sai-
sit.
Reinach n'est pas tendre pour M. Picqué, qu'il traite
de rt brute », de « bourreau », de « misérable » (2). Il
ne l'inscrira certainement pas au tableau d'honneur (3)
qu'il a dressé des fonctionnaires de l'ordre péniten-
tiaire convaincus de Tinnocence de Dreyfus.
Quelques nouveaux échantillons de la littérature de
Dreyfus terminent le volume. Nous ne les reproduirons
pas. Toutefois Reinach cite des extraits d'une lettre du
26 janvier adressée par « le plus infortuné des Fran-
çais » au ministre de l'intérieur. Mais il en omet un
passage des plus importants :
« Cette lettre (le bordereau), ce n'est pas moi qui l'ai
» écrite.
» Est-elle apocryphe ? A-t-elle été réellement adressée
» accompagnée des documents qui y sont énumérés ?
» A-t-on imité mon écriture en vue de me viser spécia-
» lement? Ou bien n'y faut-il voir qu'une fatale simili-
» tude d'écriture.^ » (4)
On le voit : Dreyfus n'a jamais abandonné son sys-
tème, qui consistait à se dire victime d'une machina-
tion. // 7îe l'a laissé de côté, — chose extraordinaire —
(1) J. Heinach, I, ;i69.
(2) J. Reinach, I, 572 et 373.
(3) J. Reinach, 1, o62.
(4) Rennes, III, 604. Plaidoirie de M* Démange.
— ^97 —
qu'à V audience, lorsqu'il s'est trouvé en face de M. Ber-
tillon ! Et M. Bertillon démontrait précisément que le
bordereau avait toutes les apparences d'un faux! N'est-
il pas évident que, si le procédé de forgerie indiqué
par M. Bertillon n'avait pas été celui qu'a employé
Dreyfus, l'accusé se serait cramponné à cette déposition
comme à une planche de salut, n'en retenant qu'un
point, c'est que le bordereau était un faux, et qu'on
avait « imité son écriture en vue de le viser spéciale-
ment ? »
Le 22 février, Dreyfus fut embarque sur la Ville de
Saint-Na^aire.n II y fut enfermé dans une cellule grillée.
» Un hamac lui fut jeté, et il fut laissé sans nourri-
)) ture (i)... »
Reinach l'affirme et Reinach sait tout. Nous suppo-
sons cependant que ce régime ne dura pas pendant
toute la traversée.
« Tout cela se passait plus d'un siècle après la Révo-
» lution française et Tabolition de la torture ! (2). »
Mais, néanmoins, Dreyfus avait confiance :
« Il se trouvera bien, dans notre beau pays de France,
» si généreux, un homme honnête et assez courageux
« pour chercher et découvrir la vérité (3). »
Il s'agissait de trouver Vhomme en effet. Ce fut l'affaire
de trois ans, comme avait annoncé Dreyfus.
(1) J. Reinach, I, 574.
(2) J. Reinach, I, 574.
(3) Lettres d'un Innocent, extrait cité par J. Reinach (I, 571).
FIN DU TOME PREMIER
TOME II
ESTERHAZY
AVANT-PROPOS
Le tome II de 1' « Histoire de l'affaire Dreyfus » a
pour objet d'établir qu'Esterhaz}^ est le traître à la place
duquel a été condamné Dreyfus.
Avant de commencer Texamen de ce volume, il nous
semble nécessaire, pour éviter toute équivoque, de bien
préciser à quel point de vue nous nous placerons.
L'auteur de l'acte de trahison commis en 1894, jugé
par le Conseil de guerre de Paris, puis, quatre ans et
demi plus tard, par le Conseil de guerre de Rennes, est
Alfred Dreyfus. Ainsi que l'a établi M. Bertillon, c'est
Dreyfus qui a écrit le bordereau. L'écriture d'Esterhazy
présente, il est vrai, avec celle du bordereau, des res-
semblances de détail extraordinairement frappantes,
invraisemblables même; mais M. Bertillon a établi que
ces ressemblances avaient été voulues parleur auteur.
Le rapport si démonstratif que l'inventeur de l'anthro-
pométrie a rédigé à ce sujet, a été analysé par lui au
Conseil de guerre de Rennes (i), et commenté dans une
brochure que nous avons déjà signalée au lecteur (2).
On y montre, avec la dernière évidence, qu'Esthe-
rhazy s^est attaché, après la condamnation de Dreyfus,
(1) Rennes, II, 370.
(2) Le Bordereau, par un ancien élève de l'Ecole polytechnique*
Paris 1904.
— 302 —
à imiter l'écriture du bordereau ; mais, comme il n'avait
à sa disposition qu'un mauvais calque de ce document,
puis, plus tard, la reproduction publiée par le journal
le Matin, il a commis la lourde erreur d'introduire
dans son écriture à titre de tics graphiques, toutes les
tares de reproduction résultant du mauvais calquage de
l'original, ou du clichage défectueux de la reproduction
typographique. Le fac-similé du Matin diffère du bor-
dereau original par mille détails dûs au tirage du jour-
nal. Ces détails, absolument anormaux, se retrouvent
dans l'écriture soi-disant naturelle d'Esterhazy.
La preuve matérielle de l'imposture est donc faite.
Elle est irrèfiitahle, et ceux des partisans de Dreyfus
qui sont de bonne foi ne peuvent que s'incliner devant
elle.
Ainsi, ce n'est pas Esterhazy qui a écrit le bordereau.
D'autre. part, il s'est efforcé, dès son entrée en scène,
de faire croire qu'il l'avait écrit, niant d'abord énergi-
quement, mais de manière à se faire prendre en flagrant
délit de mensonge ; puis finissant par déclarer avec éclat
qu'il était bien l'auteur du document, choisissant pour
faire cette déclaration solennelle le jour même oîi la
Cour de cassation cassait le jugement de 1894, et pre-
nant pour confident le journal le Matin, qui menait
une très vive campagne en faveur de Dreyfus.
Les preuves de cette parfaite entente d'Esterhaz}^ avec
ses « ennemis » ne manquent d'ailleurs pas. Sans parler
de sa Déposition à Londres, ô^2ir\s laquelle il a publié de
soi-disant billets émanant du colonel du Paty ou du
colonel Henr}^ ((), il faut rappeler la fameuse potiche
saisie chez la fille Pa3^s par le juge Bertulus, et d'où
sont sortis, en nombre incroyable — tels les aquariums
(3) Il a d'ailleurs déclaré avoir brûlé sauf un seul, les billets du
Colonel du Paty : Reinach, lui-même, ne peut s'empêcher de souligner
la contradiction (II, 609).
— 3o3 —
et les cages à serins du chapeau d'un escamoteur — des
brouillons de lettres adressées aux généraux de Bois-
deffre et de Pellieux, d'où il apparaît, avec la « dernière
évidence » que Tenquête judiciaire dirigée contre Este-
rhazy puis son procès ne furent qu'une infâme comé-
die.
En général, on détruit une lettre compromettante qu'on
reçoit : que dire de celui qui garde le brouillon de celles
qu'il envoie, qui, bien mieux, « cache » ces brouillons
dans une potiche qu'il a soin de « dissimuler » sur la
cheminée de son salon ?
La conclusion s'impose :
Esterhazy a tenté de se substituer au condamné de
1894.
C'est grâce à lui que la revision de 1899 a pu être
faite ; il a agi au mieux des intérêts de Dreyfus ; il a
même endossé jusqu'à un certain point la plus effroyable
accusation qui puisse être formulée contre un officier
français.
Aussi, lorsque Reinach nous montrera Esterhazy
comme le type achevé du misérable, de l'homme sans
foi et sans honneur, nous ne nous étonnerons pas,
nous penserons que, seul, pareil homme était capable
déjouer le rôle qu'il a joué. Lorsque nous relèverons
les inexactitudes de Reinach, nous n'aurons pas dans
l'idée de défendre Esterhazy, loin de là ! mais de rétablir
la vérité en ce qui concerne l'acte de trahison commis
par Dreyfus. ,
CHAPITRE PREMIER
ESTERHAZY
I. Les antécédents d''Esterha:iy.
Le chapitre premier est consacré tout entier à Este-
rhazy. Pour camper son personnage, Reinach étudie ses
ascendants, puis sa vie, antérieurement à 1895, et
enfin raconte comment il se serait mis à la solde de
l'Allemagne.
Nous passerons rapidement sur la généalogie d'Este-
rhazy : Reinach veut nous montrer qu'aucun sujet ne lui
est étranger (i). Mais quel labeur ont dû lui demander ces
(1) Quelques lignes plus loin, cette science universelle s'affirme une
fois de plus dans un portrait " pliysiologique » où Reinach explique
tous les désordres de la vie d'Eslerhazy par la tuberculose (J. Reinach,
II, 25).
De longues recherches lui ont permis d' « établir », que, de tou
temps, les médecins se sont rendus compte des « relations certaines
» entre les affections du poumons et celles du cerveau )>.
n Déjà Hippocrate observe que la phtisie produit parfois un « trans-
» port avec délire loquace « {Œuircs d'Hippocrate, traduction de Liltré,
V, G81).
Trop soucieux de la vérité pour s"cn tenir à une affirmation aussi
antique, Reinach a poursuivi ses recherches, et a consulté :
« Griesinger, Traité des maladies mentales, 158, 230, etc. ; Esquirol,
» Maladies mentales, I, 74; Scipion Pinel, Recherches sur quelques points
— 3o5 —
dix-sept premières pages, pour lesquelles il révèle au
lecteur qu'il a consulté le Trophacuui nohilissimzeetan-
tiqiiissimœ domus Estorasianœ (Vienne, 1700), la Stem-
matographic de Lekotsky, les Mémoires de Rakoczky
\' Histoire des révolutions de Hongrie^ IWllgemeine En-
cyclopoedie d'Ersch et Griiber, V Histoire du Languedoc,
la Correspondance du comte de Vaudreuii avec le comte
d'Artois,\es Mémoires deSourches, de Dangeau, de Saint-
Simon, les œuvres de Montesquieu, X'oltaire, Michelet,
sans compter l'Histoire delà cavalerie du général Su-
sane, V Alphabet de la Cour, etc., etc. (i).
Comment un homme qui sait tant de choses, ne sau-
rait-il pas comment a été écrit le bordereau ?
Déjà, en 1789, on relève la complicité d'un Esterhazy
et d'un Henry ! ! (2). N'est-ce pas suggestif.^
Nous arrivons enfin à Marie-Charles-Ferdinand
» de l'aliénation mentale, 26 ; Halm, Des complications qui peuvent se
» présenter du côté du système nerveux dans la phtisie pulmonaire cliro-
» nique, 7, 11, 29, '60, 731 ; Lemat, Des troubles psychiques dans le cours
» de la phtisie, 9, 14, 23, 30, 22 ; Kéraval, Pratique de la médecine mcn-
» talc, 437 ; Maurice Letulle, Essai sur la psycholoqie du phtisique, dans
» les Archives (jcnérales de médecine, 1900 ;
et il a ainsi acquis la conviction que la science contemporaine n'avait
pas démenti le vieil Hippocrate.
Voilà qui répondra aux gens mal intentionnés qui prétendent que
les alïirniaiions de Heinacli sont émises à la léj^ère.
(i) J. [ieinach, II, 1 à 17, passim. — Reinach se livre même à des
considérations étymologiques sur l'origine du nom de Walsin. 11 nous
apprend que, dans sa forme primitive, >< Vabive comme Valvilje ou
» Valmont, est un nom d'amoureux chez les petits poètes et les ro-
» manciers du xvni* siècle. »
Mais, à force de parler de tout, Reinach finit par dire des choses
bien étranges. C'est ainsi qu'il ajoute, en note :
ce Valville est le héros des Li.isons dangereuses ; le Paysan parvenu de
» Marivaux prend le nom de Valmont ».
Cependant le héros du roman de Choderlos de Laclos avait toujours
porté jusqu'ici le nom de Valmont. Reinach a changé tout cela.
(2) J. iicinach, 11, 10.
20
— 3o6 —
\A'alsin-Esterhazy, qui naquit le i6 décembre 1847
à Paris, rue de Clichy, n° 2^, on ignore l'étage.
Il fit ses études au lycée Bonaparte, y eut quelques
succès que Reinach a relevés sur les palmarès, mais « ne
passa même pas Texamen du baccalauréat ». Le fait a
été contrôlé, à la Sorbonne nous dit Tliistorien. Il est
triste de penser que M. Ballot-Beaupré a écrit dans son
rapport :
« Esterhazy, après avoir fait ses études en Autriche,
» mais obtenu en France les diplômes de bachelier ès-
» lettres, bachelier ès-sciences et licencié en droit... »
L'historien nous apprend que « ces renseignements sont
autant de faux » (i), et combien graves !
Après avoir été zouave pontifical, Esterhazy revint
en France, prit du service dans la légion étrangère, y
fut nommé sous-lieutenant au titre étranger, puis, après
le 4 septembre, nommé au titre français. Il fit la cam-
pagne de 1870, fut promu capitaine, et remis lieutenant
par la Commission de revision des grades.
Il devint ensuite officier d'ordonnance du général
Grenier, puis se fit détacher au bureau des renseigne-
ments, et « il y fit la connaissance de deux hommes
» dont la vie fut désormais mêlée étroitement à la sienne,
» Henry et Maurice Weil » (2).
Remarquons d'ailleurs incidemment que le passage
de Weil au bureau des renseignements fut marqué par
un incident dont on retrouve l'écho dans l'affaire de la
Kaulla.
Dans X Enquête Parlementaire sur les actes du géné-
ral de Cissey (annexe au procès-verbal de la séance du
12 mars 1881), on lit page 290, la déposition du colo-
(1) J. Reinach, II, 19, en note.
(2) J. Reinach, II, 26.
— joy —
nel Campionnet, ancien chef de cabinet du ministre
général Gresley :
i{ Des pièces concernant la mobilisation, disparurent
pendant quelques jours (lors de la remise du service
au chef de cabinet du successeur du général Gresley); on
les retrouva, mais j'avais eu un moment d'inquiétude^ »
et page 265 la déposition de AN'eil :
« On a parlé de papiers que le commandant Cam-
pionnet devait avoir. M, Campionnet a paru dire que
je les avais égarés. Or, je ne les ai jamais vus. J'ai fait
intervenir le général Saussier, le général Berthaut, le
général de Gallifet, le général Warne que je connaissais
beaucoup... »
La destinée de Weil était d'être compromis dans
toutes les histoires de trahison : en tout cas Esterhazy
dut être ébloui des belles relations de son ami, qui fai-
sait intervenir à son gré, les généraux les plus haut
placés, 3' compris un ancien ministre de la guerre
(général Berthaut), et on conçoit qu'il ait cultivé cette
amitié.
Reinach, d'ailleurs, la fait remonter à 1876.
Cependant, on lit dans la déposition de Maurice
Weil à la Cour de cassation (i), citée par Reinach lui-
même :
« Je me suis trouvé pour la première fois en relations
» avec M. Esterhaz}- lorsqu'il a été affecté au service
» des renseignements, alors sous les ordres du com-
» mandant Campionnet, vers 1877 ou 1878 (je crois). »
Sur quoi donc s'appuie Reinach pour avancer une
autre date ? Sur un passage d'une lette d'Esterhazy à
M. Jules Roche : « Le commandant Henry est mon débi-
» teur depuis 1876 » (2). Et comme Esterhazy a connu
(1) Canfi.. I, 306.
(2) Cass., 1, 700.
— 3o8 —
le commandant Henry au bureau des renseignements,
c'est donc en 1876 qu'Esterhazy a été affecté à ce ser-
vice.
Mais d'autre part, et avec un superbe dédain pour la
logique, Reinach dit, deux lignes plus bas :
« Le général de Miribel, qui l'eut (le lieutenant Henry),
» à une heure troublée auprès de lui, le fît placer au
» service de statistique : « Il en sait long ; il peut parler
» dans un régiment; gardez-le moi. » Une note précise
que cette « heure troublée » a sonné sous le ministère
Rochebouët, « qui prépara un coup d'Etat contre la
» Chambre (novembre-décembre 1B87) ». Il est donc
établi, par Reinach lui-même, que ce n'est qu'à la fin
de 1877 ou au commencement de 1878 que le lieutenant
Henry entra au bureau des renseignements.
« Il peut parler: gardez-le moi », aurait dit le géné-
ral de Miribel en parlant du lieutenant Henry. « On le
lui garda », ajoute Reinach, mais il ne dit pas combien
de temps. « Le lieutenant Henry fut nwmentanément
» (pendant quelques mois) attaché à ce service, lorsque le
» général de Miribel quitta ses fonctions de chef d'Etat-
» major général », lit-on dans la déposition de Weil,
qui cependant ne doit pas être suspect à notre histo-
rien.
On voit donc comme les relations entre Henry et
Esterhazy furent prolongées ; combien longtemps « ils
» travaillèrent à la même table, et se familiarisèrent en-
» semble aux vilenies contagieuses du métier (i). »
Reinach nous apprend ensuite qu' « Esterhazy prêta
» quelque argent à Henry qui ne le lui rendit jamais » ;
et il nous renvoie à trois déclarations d'Esterhazy,
parmi lesquelles sa Déposition a Londres devant le con-
sul de France, publiée par VJndépendance belge et par
(1) J. Reinach, II, 28,
— oog —
le Siècle en 1900. Reinach se lance alors dans une di-
gression au sujet de cette déposition ; il nous fait savoir
« que le texte publié par le Siècle fut payé 5.000 francs
» par ï Agence nationale ; que V Indépendance paya le
» sien 3.000 » (i), ce qui, si nous savons compter, re-
présentent 8.000 francs que versèrent à Esterhazy ses
ses soi-disant ennemis. On se demande en vérité s'il
peut exister une preuve plus manifeste et plus incons-
ciemment avouée de leur parfait accord : cet homme se
faisant paver des déclarations par ceux qui les exploi-
teront contre lui !
Reinach termine sa digression par un jugement sur
la valeur du témoignage d'Esterhazy : « Aucune de ses
» assertions ne peut être acceptée sans un contrôle
» sévère. On peut le tenir pour véridique lorsqu'il n'a
» aucun avantage à mentir. Encore ment-il parfois
» pour le plaisir, par habitude. »
Reinach a oublié que toutce qu'il vient d'affirmer sur
le colonel Henry est la reproduction pure et simple des
dires d'Esterhazy, sans le moindre contrôle bien en-
tendu.
Suit un récit des désordres, débauches, friponneries
d'Esterhazy. Cela nous conduit jusqu'à la campagne de
Tunisie, à laquelle Esterhazy prit part; c'est à cette
époque qu'il écrivit les fameuses lettres à M'"'' de Bou-
lancy.
Nous passons sur une étude du st3'le et de l'écriture
d'Esterhazy, étude faite d'après des écrits datant de son
enfance. Remarquons, cependant, comme il est curieux
que Reinach ait en sa possession tant de documents in-
times émanant d'Esterhazy : « morceaux de mémoires »
datant de 1838, carnets d'impressions journalières,
papiers de famille, etc. (2).
{[) J. fieinack II, 28. en note.
(2) J. licinach, II, 42 à 49.
JIO
2, Les duels de i8p2.
Nous arrivons aux duels de l'année 1892.
« Au mois de mai 1892 », dit Reinach, « Esterhazy
» entre en rapports avec Drumont, qui venait de fonder
» la Libre Parole et de l'inaugurer par une campagne
» contre « les officiers juifs dans l'armée. »
)) Il y a des dessous encore mal connus au rôle
» d'Esterhazy dans cette affaire.
»... Ne serait-il pas l'auteur des articles signés de
» Lamase .^.. On l'en a accusé, non sans vraisemblance,
» mais sans preuves. » (i).
M. Edouard Drumont, dans deux articles publiés par
la Libre Parole les 3 et 4 janvier 1902, a répondu à ces
allégations de Reinach :
Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a pas un mot d'exact dans ce que
raconte Reinach de mes relations avec Esterhazy.
Reinach nous montre Esterhazy devenu, dès la naissance du
journal, le familier, le confident, le collaborateur de la Libre Parole,
cherchant, d'accord avec nous, à jouer de mauvais tours aux juifs.
Je vous le répète, il n'y a pas un mot de vrai là-dedans.
A la fin de mai 1892, la Libre Parole publia une série d'articles
ayant pour titre : les Juifs dans l'armée.
Les articles n'avaient été écrits, ni par le commandant de Lamase,
ni par Esterhazy, comme Reinach essaye de l'insinuer. Ils m'avaient
été envoyés par un officier supérieur, dont je n'ai dit le nom qu'à
Mores, et qui appartenait à une famille honorablement connue dans
l'armée et dans la marine.
Cet officier m'avait demandé de lui garder le secret, je le lui ai
gardé, et gardai même pour moi les réflexions que m'inspira sa prière
instante de ne pas le mettre en cause quand vint l'heure des respon-
sabilités.
(1) /. Reinach, II, 52 et 6f.
— OI I —
Le capitaine Crémieu-Foa n'avait été ni nommé, ni désigné dans
ces articles ; il n'avait pas été désigné par les officiers juifs pour de-
mander réparation au nom de tous. Au point de vue strict, il n'avait
donc rien à réclamer de moi.
La lettre qu'il m'écrivit avait néanmoins le caractère d'un véri-
table défi [adressé au chef de l'Antisémitisme. Sans être injurieuse
dans la forme, cette lettre était comme un f?ant jeté. Je relevai ce
gant.
Entraîné à tous les exercices du corps, souhaitant depuis long-
temps cette rencontre avec moi, Crémieu-Foa était, en quelque sorte,
le champion d'Israël.
Laissons maintenant la parole à Reinach :
« Crémieu-Foa me pria de l'assister. Je lui fis obser-
» ver qu'officier, il devait surtout, dans une telle affaire,
» s'adresser à des officiers. Le même jour, devant les
» bureaux de son frère, il rencontra Esterhazy qui le
» guettait, le félicita de son initiative et « lui offrit avec
» insistance d'être son témoin (i). »
Cette dernière phrase est extraite de la déposition à
la Cour de cassation de M. Grenier, beau-frère du capi-
taine Crémieu-Foa (2). M. Grenier était le fils du
général dont Esterhaz}' avait été l'officier d'ordonnance :
il semble donc bien vraisemblable que ce fut plutôt
Esterhaz}^ qui fut sollicité, précisément à cause de ces
relations avec la famille Crémieu-Foa. Il est en tout
cas bien étrange que, désirant être témoin du capi-
taine, il ne lui ait pas écrit (^) et se soit simplement mis
de faction dans la rue, pour offrir ses services, au risque
de ne pas rencontrer celui qu'il cherchait.
Reinach ajoute en note :
(1) J. Reinach, II, 53.
(2) Ca$s.,\, 711.
(3) Si une lettre ou un télégramme avait été envoyé par Esterhazy,
ce qui, encore une fois, eut été le seul procédé à employer pour s im -
poser comme témoin, il est bien certain que ce document serait aux
mains de Reinach qui se serait empressé de le publier.
— 3l2 —
« Crémieu-Foa vint me retrouver, me dit que le comte
» Esterhazy s'était mis à sa disposition et me pria d'être
» son second témoin. Je lui dis que, s'il ne trouvait pas
» un autre officier, je serais à sa disposition, mais
» qu' Esterhazy avait une réputation plutôt fâcheuse. »
Donc, dès 1892, Reinach connaissait Esterhazy
comme très sujet à caution, et sans doute prêt à toutes
les besognes. Précieux aveu !
Le deuxième témoinfut lecapitaine Devanlay. M. Dru-
mont fut assisté par le marquis de Mores et par le colo-
nel en retraite de Brémond d'Ars.
La rencontre eut lieu le [^""juin, dans la forêt de Saint-
Germain. M. Drumont fut effleuré à l'œil gauche et son
adversaire fouetté d'un coup d'épée à l'aine.
Le lendemain, M. Pradel de Lamase, le signataire
des articles en question, écrivit au capitaine Crémieu-
Foa qu'en ne lui demandant pas raison d'articles qui
portaient sa signature, il l'avait offensé. De quoi M. de
Lamase exigeait réparation.
« La prétention était tardive », dit Reinach (5), qui
n'est pas moins compétent en affaires d'honneur qu'en
toute autre chose. Et pourquoi tardive ? Elle était émise
le lendemain du duel avec M. Drumont. Pouvait-elle
l'être avant, alors que M. Drumont, directement provo-
qué, n'avait pas voulu avoir l'air de se dérober et avait
tenu à relever le gant ? Greffe-t-on une affaire sur une
autre qui n'est pas liquidée .^
« De plus », ajoute Reinach, « Mores avait déclaré aux
» témoins de Crémieu que Lamase n'était pas l'auteur
» des articles, que c'était un officier de l'armée active,
» désireux de garder l'anonyme. » Et, en note, il cite :
(1) J. Reinach, I, 54.
— 3i3 —
Procès-verhal de rencontre entre Créinieu-Foa et La-
mase, Reinach pourrait-il nous expliquer comment le
marquis de Mores avait pu faire une pareille déclaration
à des témoins non encore constitués ?
Admirons, d'ailleurs, comme Reinach embrouille à
plaisir le récit de ces événements.
« Cependant Crémieu-Foa ne déclina pas la ren-
» contre et chargea de nouveau Esterhazy et Devanlay
» de ses intérêts. Lamase désigna Mores et Guérin...
» A partir de ce moment, l'attitude déjà suspecte
» d'Esterhazy ne laisse aucun doute qu'il s'était offert
» à Crémieu à la demande « des gens » de la Libre Pa-
» rôle, pour faire commettre des maladresses à son ami
» et pour le perdre. Il a consenti à le représenter, tout
» en lui conseillant de ne pas se battre avec le prête-
» nom de l'officier anonyme ; puis, bien qu'il voie fa-
» milièrement Mores, qui l'avait conduit chez Drumont,
M il prend si mal ses mesures que les témoins n'arrivent
» pas à se joindre. Le cinquième jour, Mores et Guérin
» écrivent à Crémieu que, s'il ne fixe pas de date à la
» rencontre, ils dresseront contre lui un procès-verbal
» de carence : L'inflammable officier leur envoie aussi-
» tôt un double cartel qui est accepté, mais à la con-
» dition que Lamase recevra d'abord satisfaction (i). »
N'insistons pas sur ces visites familières d'Esterhazy
au marquis de Mores pendant les pourparlers : elles ne
sont alléguées que par M. Grenier et sans aucune preuve
à Tappui. Mais remarquons ce que dit Reinach : « Este-
» rhazy prend si mal ses mesures que les témoins n'ar-
» rivent pas à se joindre. Le cinquième jour, Mores et
» Guérin écrivent à Crémieu...
La provocation de M. Lamase était du 2 juin, et Rei-
(l) J. Reinach, II, 53 et 56.
— 3i4 —
nach fixe au 12 juin le rendez-vous manqué par
M. Esterhazy ! On conçoit que la patience des témoins
de M. de Lamase ait été lassée.
« Quand les choses furent si bien embrouillées »,
continue Reinach, « que Crémieu se trouva acculé à
M passer par ce duel sous peine d'avoir l'air de fuir
» devant Mores, bretteur émérite, et devant Guérin,
» sorte de géant qui répandait la terreur... »
Or, deux lignes plus haut, nous avons vu que la pro-
vocation venait de Crémieu-Foa ! Provocation étrange
tout au moins, d^ailleurs, car on n'entame pas une
affaire (ni même deux) avant d'avoir liquidé celle qui
est en suspens depuis déjà trop longtemps : « Je suis à
l'heure actuelle un des témoins de M. de Lamase »,
écrivait très justement le 18 juin le marquis de Mores.
« Depuis qum;^e fours nous vous attendons : nous avons
» à ce sujet un dossier complet » (i).
Crémieu-Foa constitua deux nouveaux témoins, le ca-
pitaine Mayer et le lieutenant Trochu. « Les témoins de
» Lamase refusèrent de faire décider par un jury d'hon-
» neur si un officier peut se rencontrer avec un homme
» de paille : ceux du capitaine Crémieu demandèrent
» que le procès-verbal ne fût pas publié parce qu' « ils
» répugnaient à l'idée de voir leur nom figurer dans les
» journaux » (2). Et Reinach ajoute en note : « La de-
» mande fut formulée par Mayer. »
Elle fut d'ailleurs, ce qu'il oublie de dire, appuyée
par les témoins de M. de Lamase, qui profitèrent de ce
que le procès-verbal devait rester secret pour y consi-
gner que leur client n'avait pas écrit les articles « Les
Juifs dans l'armée ». Ceci explique que la publication
ultérieure du procès-verbal, par la partie adverse, fut
(1) J. Reinach, II, 56, en note.
(2) J. Reinach, II, 56, 57.
— 3i5 —
considérée par eux comme une violation d'engagements
pris à leur égard.
Le procès-verbal fut divulgué suivant la version offi-
cielle, par le frère de Crémieu-Foa, Ernest Crémieu-
Foa, à l'instigation d'Esterhazy, dit Reinach, d'après
M. Grenier, qui n^a d'ailleurs apporté aucune preuve de
son allégation.
Cette incorrection fut relevée par le marquis de
Mores : le capitaine Mayer, tout en déclarant qu'il n'était
pas l'auteur de l'indiscrétion, en accepta la responsabi-
lité.
Un duel eut lieu, où le capitaine Mayer fut tué.
« La Libre Parole » dit Reinach, « pour atténuer la
» responsabilité de Mores, osa écrire que le capitaine
« Mayer était détaché à l'Ecole polytechnique en qualité
(( de professeur d'escrime (i). »
C'était inexact, en effet, mais l'erreur s'explique, car
si le capitaine Mayer n'était pas détaché en qualité de
professeur d'escrime, à l'Ecole polytechnique {2), la
surveillance de l'enseignement de l'escrime rentrait dans
ses attributions. En tous cas, ce qui était exact, ce qui
a été affirmé par tous les journaux sans démenti, — et
par l'avocat de Mores, M® Démange, devant le jury — ,
c'est que le capitaine Mayer était de première force aux
armes.
Le marquis de Mores fut traduit devant la Cour
d'assises, et fut acquitté. « Le capitaine Crémieu-Foa
» alla se faire tuer au Dahomey (3).
{\) J. lieinach, II, 59.
(2) Le « professeur d'escrime », à l'Ecole polytechnique, comme
dans les autres écoles militaires, est un adjudant. La surveillance de
l'enseignement de l'escrime est confié à un des « capitaines inspec-
teurs des études » de l'Ecole.
(3) J. Reinach, II, 01.
— 3i6 —
Ernest Crémieu-Foa dont la conduite fut sévèrement
jugée partout le monde, voulut provoquer le lieutenant
Trochu; il se rendit à cet effet au mess des lieutenants
du 8® dragons (i), à Meaux, mais fut expulsé à coups de
bottes.
Un certain mystère plane sur la divulgation qui en-
traîna le duel Morès-Mayer. Le général Lajarrige, qui
commandait à cette époque le 8^ dragons, a eu tous les
renseignements sur cette affaire, mais ne les a pas pu-
bliés. M. Ranc, dans un article paru dans le Radical, le
15 octobre 1900, à propos des incidents que provoqua
à Fontainebleau l'affaire Coblentz, a écrit que le capi-
taine Crémieu-Foa avait été mis en quarantaine par
ses camarades. Le renseignement doit être, est forcé-
ment exact. M. Ranc attribuait cette mesure de rigueur
aux passions antisémites. C'est une explication : on
nous permettra de la trouver invraisemblable...
3. Z^ « dernier Riibicon ».
« Quelques jours après ces événements, Esterhazy
» reçut le quatrième galon et fut désigné pour le poste
» de majora Dunkerque. » (2)
Mais il désirait rester à Paris; il se fit donc recom-
mander au général Saussier par Maurice Weil, alors
officier d'ordonnance, au titre territorial, du gouver-
neur de Paris. Le général Saussier et le général de Guiny
intervinrent en sa faveur, mais sans succès : « Le règle-
(1) Régiment auquel appartenaient le lieutenant Trochu et le capi-
taine Crémieu-Foa.
(2) ;. lieinach, II, 62.
- ^'7 -
)) ment », dit Reinach, « était formel, il était impossible
» de le faire passer au 3^ corps : « \'ous ne trouverez
» jamais, lui écrit le général de Guiny un directeur de
» l'infanterie qui fasse ce que vous désirez. » Seul un
» un ministre peut le faire, « et pour agir auprès d'un
» ministre, il ne faut pas un militaire, il faut un civil
» influent »... En conséquence Esterhaz}' se fit donner
» par Grenier une lettre qui l'introduisit auprès de
» moi. » (i).
Cette lettre est d'octobre 1892, quatre mois après les
duels Crémieu-Foa et Mayer, un ou deux mois après
le procès Mores (29-30 août), affaires dans lesquelles,
selon M. Grenier, Esterhazy trahit les Crémieu-Foa.
Avouons que M. Grenier n'a pas la rancune longue et
qu'il oublie vite les offenses faites à ses proches.
Reinach prétend qu'Esterhazy n'usa pas de la lettre
d'introduction qu'il s'était fait donner pour lui. « Je
» suis sûr, dit-il, de n'avoir jamais reçu la visite d'Este-
» rhazy que j'ai vu, pour la première fois au procès
» Zola (2K » Il est bien étrange, cependant, quTsterhazy,
à l'affût de toutes les recommandations, en ait négligé
une aussi puissante.
« Il avait trouvé beaucoup mieux », explique Reinach
avec une modestie charmante. 11 fut renseigné par la
Libre Parole sur le rôle attribué à M. de Freycinet dans
l'affaire de Panama, demanda audience au ministre et
étaya sa requête de quelques avertissements.
Comment, alors, puisqu'il voulait faire chanter le
ministre, Esterhazy n'a-t-il pas profité de la lettre de
M. Grenier pour obtenir sur l'affaire du Panama un
supplément de documentation que nul autre que Rei-
nach ne pouvait certes lui fournir plus précis '::
(1) J. ncinack, II, 03.
(2) J. P.cinach, H, Gi.
— 3i8 —
Quoi qu'il en soit, après son entrevue avec Esterhaz}^
M. de Freycinet adressa, le i®' novembre 1892, au direc-
teur de l'infanterie, une note prescrivant de le classer
à un régiment du ^® corps dans le travail de fin d'an-
née (i). Aussi, à la page suivante, Reinach nous ap-
prend-il qu'Esterhazy fut nommé à Rouen le 29 décembre
1892. Seulement, d'après lui, ce n'est pas en conformité
de la note du ministre du i*"'' novembre, mais en récom-
pense d'une démarche que le commandant avait faite à
la Libre Parole pour faire cesser la campagne contre
M. de Fre3xinet, que la nomination fut faite. Comprenne
qui pourra les déductions de l'historien.
« Son envoi, après tant d'intrigues, dans une garni-
» son si voisine de Paris, n'eut d'autre résultat que
» d'accélérer sa débâcle (2). » Esterhazy se lança dans
des spéculations de Bourse qui furent malheureuses:
acculé, harcelé par ses créanciers, il se décida, nous
apprend Reinach, à demander à l'espionnage un supplé-
ment de ressources. Ce ne fut pas, néanmoins, sans hé-
sitation qu'il se décida à franchir ce dernier Rubicon »
{sic) (3) ; car il écrivit à Weil de le recommander à Léon
Berger, « un ancien officier d'orcionnance de Saussier
» qui présidait à Constantinople la Commission de la
» dette publique », et de lui faire avoir là-bas une bonne
place. Le commandant Berger vint à Paris vers l'été de
1893, et offrit à Esterhazy la place qu'il avait sollicitée.
Esterhazy refusa, il n'avait plus besoin de rien : « il
» était entré, depuis le mois de juin, au service du major
» Schwarzkoppen... aux appointements de 2.000 marks
» par mois. » (4).
(1) J. Reinach^ TI, 65.
(2) J. Reinach, II, 68.
(3) J. Reinach, II, 70.
(4) J. Reinach, II, 71 et 74.
— 3i9 —
Le « dernier Rubicon » était franchi.
Sur l'offre du commandant Berger, aucune réfé-
rence.
Mais, en revanche, sur les relations d'Esterhazy avec
Schwarzkoppen, Reinach est prodigue :
« J'ai tiré [presque exclusivement) de documents ma-
» nuscrits et de mes conversations avec quelques per-
» nages directement [souligné dans le texte] informés,
» les éléments du récit (d'ailleurs et forcément incom-
» plet) qu'on va lire », déclare Reinach. Ces personnages,
explique-t-il, sont le colonel Panizzardi, le comte Tor-
nielli, le comte de Munster et un confident (qu'il ne
nomme pas) « de quelques rares, mais très formelles
» déclarations de l'empereur d'Allemagne ». 11 ajoute:
» Enfin, au mois de novembre 1898, peu de jours après
» que j'eus fait paraître mon premier article [de pure
» déduction) sur la complicité d'Esterhaz}^ et d'Henry
» [Siècle du 7 novembre), je reçus la visite d'un écrivain
« russe, des plus considérables, qui me fit part de la
» conversation qu'il avait eue à Andermatt, en octobre,
» à la veille de l'inauguration du monument de Sou-
» varoff, avec le baron de Yonine, ministre de Russie,
» et le général de Rosen, attaché militaire à Berne.
» L'un et l'autre tenaient directement de Schwarzkop-
» pen qu'Esterhazy lui avait désigné Henry pour son in-
w formateur (i). »
(1) J. Reinach, II Tt et 72, en note. A ajouter, parmi les fournisseurs
de « renseignements inédits » de Reinach, le « savant F. Cornwallis
Conybeare «, qui lui écrivit le 23 juin 1898 : « Je suis assuré que le
» colonel de Schwarzkoppen ne niera pas qu'il donnait une mensualité
» de 2.000 fr. à son informateur habituel, le commandant Esterhazy. »
— C'est grâce à ce savant que Reinach a pu fixer, comme nous l'avons
vu plusliaut,le chiiïre des appointements d'Esterhazy. (A noter, cepen-
dant, que Conybeare « cet Anglais qui sait tant de choses ! » Siècle du
4 juin 18'J8 dit 2.000 fr. et Reinach 2.000 marks. Pourquoi ? Et qui de-
vons-nous croire, du savant Conybeare, ou de l'historien Reinach?).
320 —
Chaque fois que Reinach, au cours de son ouvrage,
emploiera la notation : « Renseignements inédits », elle
se rapportera à l'une des sources qu'il vient d'indiquer.
Nous voilà prévenus, et comment ne nous inclinerions-
nous pas devant de pareilles autorités? » Renseigne-
ments inédits » répond à tout : nous ne saurons même
pas si le renseignement vient de Panizzardi, ou du con-
sidérable écrivain russe, s'il a été recueilli à Berlin ou
à Andermatt, mais peu importe : nous aurons la parole
de Reinach, que demander de plus ?
Que dire aussi de son premier article {de pure déduc-
tion) sur la complicité d'Henry et d'Esterhazy ? L'abo-
minable accusation contre un mort a soulevé en France
un u nanime mouvement de révolte. Reinach n'a pas en-
core compris pourquoi : (( c était pure déduction^ un petit
exercice de logique, un ingénieux raisonnement, un
simple échantillon de cette forte argumentation qui ra-
vit mon ami Ranc ! »
Passons, et poursuivons :
« Esterhazy, dès sa première rencontre avec son em-
» ployeur, lui dit qu'il se documentait au bureau des
» renseignements; un peu plus tard, il lui nomma son
» collaborateur : Henry (i). »
Singulière façon de se présenter, comme nous l'avons
déjà fait remarquer au tome P'', sous ie patronage du
bureau des renseignements, dont l'unique rôle est de
. faire du contre-espionnage. Quelle ingénieuse manière
d'attirer la confiance que de venir dire': « Je suis le
collaborateur de celui qui passe sa vie à vous dépister,
que vous trouvez constamment en travers de votre route.
N'oubliez pas, d'autre part, que je n'ai accès qu'au seul
bureau des renseignements, service spécial et isolé dans
(1) J. licinach, H, 74.
021
l'Etat-major, c'est-à-dire qu'il me sera impossible de
vous fournir aucun document sur les questions qui sont
traitées à l'Etat-major général, le bureau des renseigne-
ments étant tout à fait à part des autres bureaux, n'ayant
avec eux aucune relation, et s'occupant, non de ce qui
se fait en France, mais de ce qui se fait à l'étranger. »
Reinach est d'ailleurs un peu embarrassé :
« Entre tant de prétendus complices qu'il (Esterhazy)
» eut pu nommera l'attaché allemand, pourquoi choisir
)> cet officier d'un grade inférieur (Henry), qui vient à
» peine de rentrer au bureau des renseignements ? 11
» eût pu s'autoriser avec plus d'avantage, de plus gros
» personnages, par exemple de Sandherr ».
Pourquoi pas du général de Boisdeffre ? du ministre ?
puisqu'il n'avait que l'embarras du choix.
Mais Reinach ne s'est posé cette question que pour
montrer qu'il ne craint pas la discussion, — avec soi-
même, — et il répond victorieusement :
« L'objection n'est pas sans réplique. II indique Henrv
» précisément à cause de son obscurité ; qui peut véri-
» fier, et comment ? » (i)
Vérifier quoi .'' que le commandant Henry est au bu-
reau des renseignements ? Il n'y a qu'à ouvrir un an-
nuaire. Qu'il trahit de concert avec Esterhazy ? Il semble
que cette dernière vérification était aussi difficile pour
n'importe quel officier que pour le commandant Henry.
L'h3'pothèse de la complicité du commandant Henry
ne repose absolument sur rien, n'est étayée sur aucune
vraisemblance, si minime qu'elle soit. Reinach le re-
connaît presque. Mais son esprit l'emporte une fois de
plus: « Henry, s'il n'est pas le complice d'Esterhazy,
(I) J. neimu'h, î[, 78, 79
21
» est inexplicable: Esterhazy n'aurait donc pas menti à
» Schwarzkoppen. »
Admirable déduction, comme on voit !
Nous passons sur un portrait du colonel Henry. Nous
en donnerons cependant deux extraits :
« Ce soldat a été jusqu'alors un brave soldat, creu-
» sant son sillon intrépide sous les balles, dévoué aux
» chefs », — ce qui est vrai, Reinach aurait même pu
ajouter : « dévoué aux chefs et à la patrie ». Mais enfin,
pour une fois, il a rendu justice à quelqu'un. Et l'on
conteste son équité ! Continuons :
« Dévoué aux chefs.... jusqu'à accepter d'eux d'humi-
» liantes besognes, policier de Miribel, racontant les
» histoires des camarades (i). »
Décidément, un des admirateurs de Reinach avait rai-
son : son équité est « dégoûtante ».
Puis, cette note :
« La vie familiale d'Henry fat toujours simple ; mais
» d'autres dépenses (notoires) excèdent de beaucoup sa
» solde (2) ».
Reinach ne peut contester la simplicité de la vie du
colonel Henry, car M^ de Saint-Auban a produit, au
procès de M™^ Henry, le carnet de comptes du modeste
ménage. Il se rattrape alors sur d'autres dépenses (no-
toires) : lesquelles ? Sans doute celles que visait le Ra-
dical qui a « osé imprimer » ceci :
« Il a été établi que le colonel Henry dépensait ti'ente
» mille francs par an, alors qu'il en gagnait à peine sept
» à huit mille. »
(1) J. Beinach, II, 81.
^2) J. Reinach, II, 81 en note.
— 323 —
« Il a été établi... Par qui ? Par quoi ? Comment ?...
» Quelle sereine audace dans un stupéfiant mensonge »,
a dit >P de Saint-Auban en parlant... du Radical .
Après cette digression, notre historien nous raconte
les services rendus à Schwarzkoppen par Esterhazy.
Les « renseignements inédits » ne l'ont pas beaucoup
éclairé : « Tant que les archives de l'Etat-major prussien
» n'auront pas ouvert leurs portes, on ne saura pas
» quels documents et renseignements furent livrés par
Esterhazv (i). »
Donc Reinach — lui-même ! — ne sait rien. Néan-
moins, deux pages plus loin, il écrit :
<( Tantôt il lui adressait de prétendus rapports sur la
» situation de l'armée française... tantôt il lui portait
» des informations qui paraissaient presque en même
» temps ou qui avaient paru dans les publications spé-
» ciales... Il avait, en sa qualité de major, un secrétaire ;
» le soldat Mulot copiait chez lui force documents, ma-
» nuscrits et imprimés... Tout allait chez l'attaché alle-
» mand (2). »
Schwarzkoppen, décidément bien naïf, acceptait tout.
Toutefois, mis en garde par l'Etat-major allemand, il
somma Esterhazy de lui « prouver qu'il était vraiment
» officier ■<>. Esterhazy se montra au bois, « galopant
» familièrement au côté d'un général ».
Alors Schwarzkoppen rassura son état-major: « On
)) connaît le mémento dont le brouillon fut ramassé par
» la femme Bastian (3). Doute-Preuve... etc., etc.) ».
Reinach aétabli, — comme il s'entend à établir un fait —
au tome P"", que ce mémento s'appliquait « naturelle-
(1) J. Reinach, II, 8j.
(2) ;. Heinach, II, 87.
(3) J. Heinach, II, 89.
— 324 —
ment, sans effort », à Esterhazy. II profite au tome II
de cette démonstration dont nous avons montré la va-
leur.
Cependant Schwarzkoppen finit par s'impatienter
des « exigences croissantes >> et du « bavardage parisien »
d'Esterhazy, « et l'espion futremercié (juin 1894) (i). »
Ce congé est ingénieusement imaginé par Reinach
pour expliquer dans la suite la première phrase du bor-
dereau : v( Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez
» me voir... » On voit en effet comme cette phrase se-
rait vraisemblable, émanant d'un homme qui a été mis
à la porte, et adressée à celui qui lui a signifié son
congé ! Il n'y a vraiment que notre historien pour avoir
de ces trouvailles car si l'auteur du bordereau s'étonne
du silence de son correspondant c'est qu'évidemment il
n'a pas été congédié.
Ce prétendu congé donné par Schwarzkoppen va
aussi permettre à Reinach d'expliquer les dénîarches
qu'en juin 1894 Esterhazy fit auprès des grands juifs
pour se procurer de l'argent : « il lui fallait retrouver
a ailleurs les deux mille marks mensuels de Schwarzkop-
» pen ; il les demanda aux juifs (2). »
Ce rapprochement que fait tout naturellement Rei-
nach entre Targent juif et Targent allemand ne manque
pas de saveur.
Lettre à Weil, lettre à Alphonse de Rothschild, lettre
à Grenier, sollicitations indirectes auprès du grand
rabbin, tout cela procura à Esterhazy 2,000 francs, que
les Rothschild lui firent remettre le 9 juillet (3).
(1| J. Ileinach, II, 90 {lienseigneinents inédits)^
(2) J. neinach, II, 90,
(3) J. Bcinnch, II, 96.
^^2;*
Renseignement précieux, qui nous montre Esterhazy
lié aux Juifs par l'argent.
4. Esterhazy et le bordereau.
Vient maintenant la « démonstration » qu'Esterhazy
a connu tous les documents énumérés au bordereau.
Ici, encore une fois, le lecteur va pouvoir juger la
forte argumentation de l'historien.
« Espion en activité de service ou en disponibilité,
» on n'avait jamais tant vu Esterhazy sur les champs
» d'exercice. »
Cette remarque de Reinach semble donc indiquer
qu'Esterhazy n'allait pas aux manœuvres uniquement
pour faire de l'espionnage. Qu'aurait-il pu apprendre
de confidentiel à des « manœuvres de brigade avec
» cadres ^. »
Le 17 mai 1894, il était désigné, avec le commandant
Curé, du 74^ régiment d'infanterie, pour assister aux
écoles àfeu de la 3^' brigade d'artillerie qui devaient avoir
lieu au camp de Chàlons. « Ces officiers devront être
» rendus au camp de Chàlons dans la journée du di-
» manche 5 août, ;»';lit le rapport du régiment cité par
Reinach (i).
Reinach prétend, sans autre preuve que sa simple
assertion, qu'Esterhazy est arrivé au camp le 3 août,
puis il en est parti, non pas le 9 comme le lui prescri-
vaient ses ordres, mais bien le 16. Car il s'agit de justi-
fier les termes de la fameuse lettre sur papier pelure,
(1) J. ficinach, II, 90, en note.
— 320 —
adressée à l'huissier Callé, et datée de Rouen, le 17 août
1894 :
« J'ai reçu, en revenant du camp de Châlons où j'ai
» été passer quin^^e jours, votre lettre... »
On se rappelle que c'est cette lettre du 17 août 1894,
écrite sur papier pelure, qui a fourni à M. Ballot-
Beaupré le prétexte vainement cherché par la Chambre
criminelle pour demander la revision du procès de
1894.
Or, le 13 août, Esterhazy avait repris son service à
Rouen : « Si le président du Conseil de guerre veut
» bien ordonner de faire une enquête officielle dans le
» régim.ent dont il faisait partie, pour constater cette
» date, elle lui sera confirmée officiellement », a dit, à
Rennes, le général Mercier (i).
Donc, cette lettre du 17 août contient une inexacti-
tude ; car, si Reinach pense qu'il faut ajouter plus de
foi à une lettre d'Esterhazy qu'au registre des mutations
du régiment, s'il « convainct » les généraux Mercier,
Roget et M. Cavaignac de « mensonge » en leur oppo-
sant les termes de ce.tte lettre (2), nous pensons pour
notre part, que la vérité est établie par un document
officiel, et non par une assertion d'Esterhazy.
Dans cette lettre du 17 août, Esterhazy prévenait
l'huissier Callé qu'il irait prochainement le voira Paris
pour s'entendre au sujet d'un règlement de compte
minime (113 fr. 80) (3) ; quel besoin avait-il de lui dire
en même temps qu'il venait de passer quinze jours au
camp de Châlons, en admettant même que c'eût été
vrai ? Mais comme cette assertion, outre sa parfaite inu-
tilité, est inexacte, il est manifeste qu'il n'a pas pu venir
{{) Rennes, l, 120.
(2) J. Reinach, IT, 99, eu note.
(3) Cass., III, 194.
— J27 —
à l'esprit d'Esterhazy de la formuler en août 1894. Et,
par suite, cette lettre extrêmement suspecte : elle a tous
les caractères d'un faux, confectionné après coup par
Esterhazv, sur un papier identique à celui du borde-
reau, puis glissé par un complice dans les dossiers de
l'huissier Callé.
Nous en dirons autant d'une lettre du 11 août, datée
du camp de Chàlons, école à feu de la 3'' brigade d'ar-
tillerie, dans laquelle Esterhazy annonce qu'il va quitter
le camp dans cinq jours, c'est-à-dire le 16. Cette lettre
est faite simplement pour authentiquer celle du 17.
D'ailleurs, à qui était adressée cette lettre du 1 1 août ?
Reinach dit qu'elle était adressée à l'huissier Callé. Il
est vrai que, dans l'enquête de la Chambre criminelle,
elle est citée in-extenso , à la suite de la déposition de
M. Callé et immédiatement après la lettre du 17 août
Mais M. Callé ne parle nullement de cette lettre du 11,
tandis qu'il déclare verser au dossier la lettre du 17. De
plus, cette lettre du 1 1 vise une affaire avec le Crédit
foncier, et non avec M. Callé (i), qui n'a correspondu
avec Esterhazy qu'au sujet des frais concernant les pour-
suites contre des locataires d'une maison de la rue des
Cascades (2), et non au sujet des intérêts dûs au Crédit
foncier par Esterhazy sur cette maison.
Cette lettre, datée du 11. est donc aussi suspecte que
celle du 17, non seulement parce qu'elle contient la
même inexactitude relative à la date du départ d'Este-
rhazy du camp de Chàlons, mais aussi parce qu'on
ignore à qui elle était adressée et par qui elle a été ver-
sée. Si c'est l'huissier Callé qui l'a versée, il résulte de
ses déclarations mêmes qu'il ne devait pas l'avoir en sa
possession !
(1) Cass., I, CG2.
(2) Cass., I, 601.
— 328 —
Mais pourquoi cette insistance sur le séjour d'Este-
rhazy au camp jusqu'au i6? C'est que le i6, furent
tirés pour la première fois les canons de 120 court (i),
et qu'alors on pourrait attribuer à Esterhaz}^ le para-
graphe i^'' du bordereau : « Une note sur le frein hydrau-
lique du T20 et la manière dont s'est conduite cette
pièce. »
D'ailleurs, Reinach cite une lettre d'Esterhazy du
8 août, en complète contradiction avec les deux autres,
mais qui, par contre, concorde avec les dates officielles
de son séjour au camp :
i^ Je quitte demain jeudi le camp; ne prenez plus la
» peine de me télégraphier jusqu'à mon retour de
» Paris (2). »
Reinach interprète cette lettre en disant qu'Esterhazy
est allé passer la journée du 9 à Paris. Mais n'est-il pas
évident qu'Esterhazy aurait alors écrit: « je m'absente
du camp », et non : « Je quitte le camp ? » Et d'ailleurs,
comment le correspondant (inconnu) aurait-il su qu'il
ne s'agissait que d'un voyage de vingt-quatre heures,
puisqu'Esterhazy lui dit simplement qu'il s'en va ?
La vérité est bien claire : convoqué du 3 au 9, dispo-
sant de quatre jours de délai de route pour regagner
sa garnison, Esterhazy avait arrêté, dès son départ de
Rouen son emploi du temps, et avait fixé à ce corres-
pondant son retour à Rouen pour le 13. Et c'est ainsi
que s'expliquent tout naturellement ces mots : « ne
prenez plus la peine de me télégraphier jusqu'à mon
retour de Paris. »
Grâce au surcroît de durée que lui prête Reinach, ce
[\) Bennes, II, 117.
(2) J. Heinach, II, 98 en note.
— 32g —
séjour d'Esterhazy au camp lui aura fourni tous les élé-
ments du bordereau.
1° La note sur le 120 court, comme nous venons de
le voir.
2'^ La note sur une modification aux formations de
l'artillerie : « car les nouvelles foruiations de parc on
» de marche furent couramment expérimentées et
» expliquées », dit Reinach (1). Il est vrai que le bor-
dereau vise les formations de mobilisation (2), mais
qu'importe ?
5'' La note sur les troupes de couverture, « car c'est
là un sujet de conversation classique au camp (3) ».
On apprend à chaque ligne, avec Reinach !
4'' La note sur Madagascar, « car le 1 6 août, la France
0 militaire commença une série d'articles sur l'expédi-
» tion de Madagascar ». Bien plus, « à Chàlons même,
» le colonel de Torcy préparait l'avant-projet de la cam-
» pagne [4). » Or, de Chàlons au camp, il n'y a guère
que vingt kilomètres, et Esterhazy est évidemment allé
causer avec le colonel de Torcy. Sans doute, le k projet
d'expédition très complet » a été préparé au ministère
de la marine par une Commission (3) mais Reinach s'en
soucie peu.
(1) J. Reinach, II, m.
(2) [\ennes, I, 123 et 124.
(3) J. Reinach, II, 101. — Eu noie, Reinach ajoute :
« Selon Roget (Cass, I, 89), « Esterhazy ne savait même pas ce que
» c'était que la couverture. » Est-ce pour cela que ses notes portent
)> qu'il est un officier très instruit? Il eût été, en tout cas, le seul offi-
» cier à être aussi ignorant d'une (luestion aussi élémentaire. »
Sans vouloir contester la grande compétence en matière militaire
de Reinach, officier de territoriale — révoqué — , nous nous permet-
trons cependant de penser que la question de la couverture est loin
d'être élémentaire, et nous affirmons qu'on peut être un officier de
troupes très instruit sans en connaître un mot.
(4) h Reinach, II, 101.
(5) Rennes, III, o02.
— ;500 —
Reste enfin le projet de manuel de tir d'artillerie de
campagne, qu'Esterhaz}^ n'a pas pu se procurer au
camp (i). Mais Reinach est là! Et il va y pourvoir.
A la fin d'août, Esterhazy rencontre à Rouen le lieu-
tenant d'artillerie Bernheim. Il cause avec lui du tir de
l'artillerie, et lui demande une réglette de tir « et
« quelque livre sur le tir, par exemple le Projet de Ma-
nuel (2). »
A Rennes, le lieutenant Bernheim n'a pu affirmer si
c'est Esterhazy ou lui « qui a parlé du Manuel », mais,
ce qu'il affirme — en réponse à une question du lieute-
nant-colonel Brongniart — c'est qu'il n'a fourni aucun
renseignement et qu'il a seulement envoyé à Esterhazy
une réglette et un règlement « Siège et Place, 2" partie »,
qui existait dans le commerce (3).
Mais alors, dit Reinach, « Esterhazy se serait-il pro-
» curé ailleurs le manuel (4) ? »
Et, sans s'attarder à résoudre cette question un peu
embarrassante, il poursuit:
« Quoi qu'il en soit, c'est peu de jours après avoir
>> entretenu Bernheim, qu'Esterhazy écrit, de Rouen, la
» lettre qui est si terriblement fameuse sous le nom de
» bordereau. »
De Rouen ? Et Reinach se réfère, après ces mots, au
commandant Hartmann, à Picquart, au général Sébert,
comme s'ils avaient pu apporter un témoignage sur -ce
point. D'ailleurs, seul le commandant Hartmann a émis
cette hypothèse (5) ; ni Picquart, ni le général Sébert
(1) Rennes, II, 110.
(2) J. Reinach, II, 102.
(3) Rennes, III, 143.
(4) J. Reinach, II, 104.
(o) Et en termes bien vagues : « Il ne paraît pas être à Paris quand
>> il écrit... Il semble que sa garnison n'est pas Paris, » [Cass. I, o39,
540)
— 33i —
n'en ont dit un seul mot. Reinach a beau citer en note :
Rennes, I, 392, Picquart; III 173, Sébert ; c'est; en vain
qu'on chercherait dans ces deux pages la moindre allu-
sion au fait qu'il affirme avec sérénité.
Les notes, déclare Reinach, sont le résumé des conver-
sations d'Esterhazy au camp de Chàlons, et de quelques
articles de journaux.
Le bordereau, « comme la première phrase l'indique,
» fait suite à une ou plusieurs autres lettres restées
» sans réponse : « Sans nouvelles... etc, (1) >;. Et Rei-
nach, oubliant ce qu'il a dit plus haut, s'appuie sur
l'autorité du général Sébert : « On voit, dans cette
phrase, le que rédacteur est en relations suivies avec
son correspondant (2). »
Relations suivies ! Et depuis deux mois, Esterhazy
aurait été congédié par ce correspondant, ainsi que
nous l'avons 1q à la page 90, d'après des « renseigne-
ments inédits ! »
Au tome P', Reinach nous a dit que le bordereau
était sous un pli distinct de celui renfermant les docu-
ments, car on se rappelle la théorie si remarquable de
l'historien : le bordereau a été pris sous enveloppe,
dans le casier de Sch^^'arzkoppen et apporté intact au
commandant Henry; si l'on n'a pas apporté en même
temps les documents, c'est qu'ils étaient à part.
Il s'agit donc, pour Reinach, de ne pas se contre-
dire.
« S'il avait mis les notes sous le mêmie couvert (que
'( le bordereau), qui eut été bien gros, il n'aurait pas eu
besoin de les énumérer. S'il les énumère, c'est pour
(1) /. Reinach, II, lOo.
(2> Rennef,, III. 370, cité par Heinach (II, 105).
— 332 —
); le contrôle ; d'une part le bordereau, de l'autre les
» notes (i). »
Le bordereau, écrit sur une feuille de papier pelure,
extraordinairement mince et léger, eût en effet singuliè-
rernsnt grossi le paquet de notes!
Admirons aussi l'ingéniosité du procédé consistant
à envoyer séparément le bordereau et les notes, de ma-
nière à confiera la poste deux plis pour une adresse
aussi terriblement surveillée, à courir double chance
d'une intervention du cabinet noir!
Comme toute cette histoire est simple, naturelle, sans
effort !
Mais il en ressort que Reinach ne parvient pas à
expliquer l'addition de cet étrange bordereau, inutile
s'il est joint aux notes, incompréhensible s'il n'y est
pas joint.
C'est qu'en réalité le bordereau était la sauvegarde
du traître, lui permettant, en cas de flagrant délit,
d'arguer d'une machination. Voilà pourquoi Dreyfus
avait employé le procédé d'écriture sur gabarit, grâce
auquel il pouvait prouver qu'on lui avait volé son écri-
ture. Les explications funambulesques de Reinach sont
un argument de plus en faveur de la thèse de M. Ber-
tillon (2) qui, précisément, en dévoilant ce moyen de
défense, a empêché Dreyfus d'en faire usage.
Reinach entame ensuite une longue discussion du
bordereau, au point de vue du style et de l'écriture..
Cette discussion a déjà été faite bien des fois par notre
(1) J. Reinach, II, i06.
(2) Rappelons que toute la théorie de l'usage du bordereau a été
exposée dans une brochure de M. G. de Lautigny : Le Redan de M. Ber-
tillon.
— 333 —
auteur. Le lecteur nous dispensera d'en recommencer la
réfutation.
Relevons cependant l'allégation, à nouveau répétée,
sur le papier pelure « qu'on a cherché en vain » dans
les papeteries de Paris, lors de l'arrestation de Drevfus^
et rappelons qu'un échantillon, de tous points sem-
blable au modèle, avait été trouvé par un agent de
M. Bertillon, et que, d'ailleurs, tous les papetiers
de détail ont offert d'en procurer dans les vingt-quatre
heures (i).
. Esterhazy, comme on le sait, a « avoué » avoir écrit
le bordereau. Mais il a prétendu l'avoir écrit sur l'ordre
du colonel Sandherr, de façon à fournir contre Dreyfus
une base d'accusation, les preuves que l'on possédait
de la trahison ne pouvant être produites sans déchaî-
ner la guerre. Reinach trouve cette version absurde, et
nous partageons son avis. Elle ne repose sur rien, est
incohérente, démentie par tous les faits et par tous les
témoins. Néanmoins, c'est sur les déclarations d'Este-
rhazy que Reinach s'appuie pour affirmer que le borde-
reau a été pris dans la loge du concierge de l'ambassade
d'Allemagne et remis intact diU commandant Henry par
l'agent Briicker. Ne croyez pas qu'on embarrasserait
notre historien en lui rappelant qu'il a déclaré lui-même
qu'Esterhazy mentait chaque fois qu'il y avait intérêt,
et même sans motif, « par habitude, pour le plaisir »,
et que par conséquent il est téméraire de s'appuyer sur
ses déclarations. Rien ne peut résister à la pénétration
et au raisonnement de Reinach; et, du roman d'Este-
rhazy, il va dégager la vérité :
« Parfois, dit-il, la vérité sort de ces mensonges.
» Ainsi, de ce qu'il prétend avoir porté lui-même le
(l) Cass., III, J89.
— 334 —
» bordereau à l'ambassade, on peut conclure qu'il l'en-
» voya par la poste à Schwarzkoppen (i). »
Qui donc pourrait oser douter après cette admirable
déduction ?
Et Reinach conclut :
' « Cette hypothèse, qui me semble une certitude (l'en-
» voi du bordereau par la poste), explique tout : l'emploi
» du papier pelure par les avantages d'un pli léger qui
» n'attire pas l'attention; » (comme si, précisément,
un lettre trop légère, n'attirait pas plus l'attention qu'une
lettre de poids normal !)
« La disparition ultérieure de l'enveloppe, timbrée
» du lieu d'origine, révélatrice d'Esterhaz}' ; » (puissant
raisonnement: le bordereau a été envoyé par la poste,
car s'il n'avait pas été envoyé par la poste il n'y aurait
pas eu d'enveloppe timbrée de lieu d'origine ; or,
comme cette enveloppe existait, puisqu'on ne Va pas re-
trouvée, c'est que le bordereau a été envoyé, par laposte).
« Le fait que les notes annoncées, qui faisaient par-
» tie d'un autre pli, parvinrent à Schwarzkoppen (2). »
(Mais l'hypothèse n'explique pas pourquoi, des deux
plis arrivés en même temps, un seul a été pris).
Il y aurait bien une autre hypothèse, un peu plus sa-
tisfaisante, et qui a le mérite d'être d'accord avec les
faits :
« Emploi du papier pelure » transparent, pour per-
mettre de prétendre que le bordereau a été calqué ;
« Disparition ultérieure de l'enveloppe », parce que
cette enveloppe n'était pas venue par la poste, n'était
pas timbrée, et par suite n'était révélatrice d'aucun lieu
d'origine :
(1) J. Reinach, II, li3.
(2) J. Reinach, II, 113.
— 335 —
« Fait que les notes parvinrent à Schwarzkoppen »,
celui-ci les ayant gardées parce qu'elles étaient intéres-
santes, et ayant mis au panier le bordereau , après l'avoir
froissé et déchiré.
Mais à quoi servirait la u forte argumentation », s'il
fallait s'en tenir à la vérité ?
K Briicker porta la lettre à Henry. J'ai raconté le
» reste », conclut Reinach. Rendons lui grâces de ne
pas recommencer.
Reinach mentionne ensuite un questionnaire adressé
par son gouvernement à Schwarzkoppen, le 20 sep-
tembre 1894 et qui fut intercepté par le service des ren-
seignements (i) :
On désire la description exacte des canons de 120 court :
1» le canon (tube) ; 2° l'affût ; 3" combien de chevaux?; 4° servants
d'une pièce ; 0° combien de pièces par batterie ? 6 pièces ou 4 pièces ? ;
6" quels projectiles emploie-t-on pour ces canons?; 1° le mécanisme.
Enlin tout ce qu'on peut savoir.
Reinach dit : « Si cette lettre est postérieure à l'en-
» voi par Schwarzkoppen des notes d'Esterhazy à Berlin,
» il en résulte que l'Etat-major prussien a trouvé insuf-
» fisante la note sur le 120 » (énumérée au borde-
reau) (2).
Ce dernier point est exact, mais encore faut-il s'en -
tendre : l'état-major prussien a été très satisfaitde la note
mentionnée au bordereau etquiconcernaitle/r^metla
manière dont la pièce se conduit ail, tir , puisque, dans son
questionnaire si détaillé, il ne vise aucune de ces deux
questions ; mais il désire d'autres renseignements. Pré-
cisément parce que l'auteur du bordereau était versé
dans la technique de l'artillerie, il n'avait donné que
(1) Cass., II, 324. I
(2) J. Reinach, II, 115.
000 —
des indications techniques, sur la partie du canon de
120 qui était une nouveauté tenue secrète {i)j c'est-à-
dire sur le Jrem. Mais l'état-major prussien demande
d'autres détails : on ne lui a fait connaître qu'une par-
tie de la pièce,.// veut Tout savoir.
Le 27 septembre, nouveau questionnaire :
Quelle est la composition des batteries du régiment de corps à Chà-
lons? Combien de batteries de 120 ?
Quels obus tireiit-elles ?
Quels sont les efi'ectifs des batteries?
Manuel de tir de l'artillerie de campagne?
Réglette de correspondance ?
Mobilisation de l'artillerie?
Le nouveau canon ?
Le nouveau fusil ?
Formation des armées, divisions et brigades de réserve ?
Le fort de Manonvillers?
Projet de règlement sur les manœuvres de batteries attelées?
Le questionnaire, comme on le voit, vise unique-
ment des questions de la compétence d'un artilleur,
sauf une, qui est de la compétence d'un officier d'' état-
major. Il est bien étonnant que Reinach ne trouve pas
qu'il s'adresse « naturellement et sans effort » à Este-
rhazy, qui était fantassin et ofticier de troupes.
On demcinde le manuel de tir, car l'auteur du borde-
reau ne l'a pas envoyé, ainsi qu'il résulte du texte (2);
mais on lui demande aussi la réglette de correspon-
dance, preuve qu'Esterhazy n'a pas livré la réglette
qu'il a empruntée à la fin d'août au lieutenant Ber-
nheim.
(1) Rennes, I, 118 et 119.
(2) « Ce dernier document (le manuel de tir) ^es[ extrêmement diffi-
cile à se procurer... Si donc vous voulez y prendre ce qui vous inté-
resse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. A moins que
vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse
la copie ».
A propos de ce questionnaire, le général Mercier a
fait remarquer que le mot « tormations » y était em-
ployé dans le sens où il est employé à l'Etat-major
français et que « l'Allemagne ne s'y trompe pas »(i).
Cela, à propos des mots « formations d'artillerie », du
bordereau, qui visent les formations de inohilisation et
non les formations de parc ou de marche, comme le dit
Reinach (2), lesquelles sont exposées dans le règlement
des manœuvres demandé au questionnaire. Si donc on
demande ce règlement, c'est qu'on ne connaissait pas
les nouvelles formations de manœuvres, et par suite,
qu'elles n'étaient pas exposées dans la note jointe au
bordereau.
Enfin, le 29 octobre, « alors que Dreyfus est arrêté
» depuis quinze jours », fait observer Reinach, Schwarz-
koppen transmet « ces renseignements qui viennent de
» bonne source : les tableaux d'effectifs réels de l'ar-
» mée française ; les manœuvres de forteresse de Toul
» et de Paris.
» C'étaient ces manœuvres de forteresse », déclare
Reinach, « qui sont visées à la dernière ligne du bor-
» dereau (3). »
Ou bien les manœuvres qui eurent lieu en Beauce
sous la direction du général de Gallif^'et, et auxquelles
Dreyfus a cru, jusqu'aux derniers jours d'août, devoir
assister.
Quant aux renseignem.ents du questionnaire, le com-
mandant Cuignet a démontré qu'il ne résultait aucune-
ment de cette date du 29 octobre qu'ils n'aient pas pu
être fournis par Dreyfus, l'attaché allemand gardant
(i) Hennés, I, 123.
(2) J. Reinach, II, 99.
(3) J. Heinach, H, llo.
22
— 338 —
toujours les documents un certain temps avant de les
expédier (i).
Le chapitre se termine par quelques pages destinées
à « prouver » que certains articles de la Libre Parole,
au sujet de l'affaire Dreyfus, au mois de décembre 1894,
sont d'Esterhazy :
« Ils ne sont certainement pas de Mores, qui avait le
» courage de signer ses fureurs, et sont presque certai-
» nement d'Esterhazy, au moins inspirés par lui (2). »
C'est tout à fait probant, comme on voit.
Et pour finir, Reinach reproduit, sans commentaires,,
deux extraits, également insignifiants, l'un d'une lettre
de Dreyfus, l'autre d'une lettre d'Esterhazy, toutes deux
datées du 10 février 1895.
Il semble attendre un grand effet de cette simple
opposition : nous n'avons pu découvrir à quoi elle
tendait.
(1) Bennes, III, oîiQ.
(2) J. Reinach, II, 117.
CHAPITRE II
L'ILE DU DIABLE
1 . Vie de Dreyfus à Vile du Diable.
Dès le début de ce chapitre, Reinach nous ramène
auprès de Dreyfus, et tout d'abord, il cite un fragment
de la première lettre écrite par le condamné à sa famille,
après son arrivée aux iles du Salut :
« J'ai été transporté comme le vil gredin que je repré-
i> sente; ce n'est que justice. On ne saurait accorder
» aucune pitié à un traître, c'est le dernier des misé-
« râbles : tant que je représenterai ce misérable, je ne
» puis qu'approuver (i). »
Voilà [qui est sensé, et sur quoi Reinach aurait dû
méditer un peu plus longuement : il nous aurait ainsi
fait grâce de plusieurs pages de protestations contre le
régime imposé à Dreyfus, protestations, dont la plupart,
d'ailleurs, sont aussi ridicules que mal fondées.
Ecoutons l'historien :
« Dreyfus devait faire sa cuisine lui-même, et ne sa-
» vait comment s'y prendre, sans ustensiles pour brûler
(1) Lettre du 14 mars 1805, citt'e par Reinach, II, 120.
— 340 —
» le café vert qu'on lui jetait, ou pour cuire le morceau
» de viande crue, les quelques grains de riz, la potée
» de pois secs qui furent, pendant trois mois, avec un
» morceau de pain, sa seule ration. Il fabriqua une
» espèce de gril avec des bouts de fer ramassés autour
» de sa case, coupait péniblement des morceaux de bois
» dans les broussailles pour faire du feu. Ce qu'il pré-
» parait ainsi n'était pas mangeable. Les surveillants,
» tout prémunis (i) qu'ils étaient contre lui, mais parce
» qu'ils étaient de pauvres gens, malheureux eux-
» mêmes, lui passèrent du café noir et du bouillon.
« Certain jour, la faim le tirailla au point de dévo-
» rer(2) crues les tomates sauvages qui restaient des
» plantations qu'avaient faites les lépreux (3).
« Il demanda une ou deux assiettes au commandant,
» qui répondit d'abord qu'il n'en possédait pas. Il s'in-
» génia à manger sur du papier, sur des vieilles plaques
» de tôle rouillées, avalait des malpropretés, se tordait
» dans des coliques (4). »
Nous ne contesterons pas à cette description, mal
écrite d'ailleurs, le mérite d'un certain pittoresque.
Mais M. Lebon, ancien ministre des colonies, a fait à
Rennes une observation :
« On néglige de dire que sa famille versait cinq cents
» francs par mois à son pécule, et que cela dépassait
» tellement les besoins que j'ai été obligé d'avertir cette
» famille qu'il fallait arrêter ces versements, parce qu'il
» y avait plus de quatre mille francs disponibles.
(1) N'est-ce pas " prévenus» qu'il faudrait dire ? Mais nous savons
que le style de Reinach n'est pas celui de tout le monde.
(2) « La faim le tirailla au point de dévorer... » Style Reinach.
(3) L'île du Diable avait été antérieurement occupée par une lépro-
serie.
(4) J. Reinach, II, 130 et 131.
— 341 —
» Il avait sur ce pécule la nourriture qu'il deman-
» dait(i). »
M. Calmettes, dans un article du Figaro^ écrivait, le
8 septembre 1896 :
Comme vivres et comme vêtements, sa famille lui envoie chaque mois
de lartjes provisions, sans avoir à se préoccuper des règlements des péni-
tenciers, car le déporté a le droit de se nourrir et de se vêtir à sa guise.
Il a d'ailleurs un crédit ouvert à ce sujet chez certains négociants de
Gayenne.
Reinach enregistre d'ailleurs ces renseignements en
note deux pages plus loin : alors à quoi bon le récit fu-
nambulesque que nous venons de citer ? Pour nous faire
admirer l'ingéniosité de Dreyfus qui se fabriquait un
gril avec de vieux clous, et de la vaisselle avec des cou-
vercles de boîtes à sardines ?
Après la vie matérielle, la vie intellectuelle. Reinach
analyse le Jotumal de Dreyfus à l'île du Diable, qui se
trouve reproduit dans le volume intitulé : Cinq années
de ma vie.
Nous sommes presque d'accord avec lui sur « l'élo-
quence » des protestations de Dreyfus : « C'est d'un
> bon élève de rhétorique (2) ». Ne discutons pas l'épi-
thète ; mais constatons la suite des idées chez Reinach.
Q_uelques lignes après avoir porté ce jugement, il cite
avec admiration de longues déclamations de Dreyfus,
qui sont « le thème presque unique, inépuisable, de
» toutes ses lettres : son honneur, « le plus précieux
» des biens, le seul bien », l'honneur qui lui a été
» volé, il faut qu'il le retrouve, parce qu'il a toujours
» été « un bon et loyal soldat », parce que la Patrie
(1) Rennes, 1, 259.
(2) J. Reinach, \\. 134.
— 04^ —
» avait le droit de lui demander sa vie, non son hon-
» neur, etc.. (i). »
En tout cas, « sa santé est bonne ; l'âme domine le
corps (2). » Néanmoins, « il faut qu'il garde intact son
» cerveau, qui seul vit encore », et que, le retirant du
» désespoir, il le défende contre la pire des catas-
» trophes (3). »
Inutile de dire que Reinach est en extase devant les
productions de ce cerveau ainsi « retiré du désespoir ».
Pascal avait, à lui seul, trouvé les premiers principes
d'Euclide. Qu'est-il, comparé à Dreyfus, qui « s'ap-
» plique pendant des semaines à refaire tout seul l'une
» des plus laborieuses inventions de la science humaine;
» sans livres, par le seul secours de sa mémoire qu'il
(1) J. Reinach, II, 137. — Au milieu de l'analyse de diverses lettres,
Reinach, brusquement, parle d'Esterhazy : « Et cette année fut celle
» où l'attaché allemand, et surtout son correspondant, firent leurs
I) meilleures récoltes, l'un de documents, l'autre d'écus. » (II, 144).
Nous signalons cette phrase parce qu'il est curieux de la comparer
à une autre, k peu près identique dans la forme, aussi harmonieuse-
ment bcflancée, mais que Reinach n'a pas osé reproduire intégrale-
ment :
« C'est pendant cetle année que les deux ti^aîtres et Schwarzkoppen
« firent leurs plus belles récoltes, Schwarzkoppen de renseignements,
» Henry et Esterhazy, près de cent mille francs. » {Siècle du 6 dé-
cembre 1898).
On voit que Reinach ne laisse rien perdre de sa littérature, mais
qu'il s'assagit avec le temps.
Signalons aussi, parmi les lettres de Dreyfus citées par Reinach,
l'extrait suivant :
« Quand l'honneur me sera rendu, nous vivrons pour nous, loin du
» monde, nous réfugiant dans notre amour grandi, «te... »
Il est clair que cette lettre avait pour but de faire croire au gouver-
nement, — toute la correspondance passant sous les yeux de l'admi-
nistration —, qu'immédiatement après sa réhabilitation, il donnerait
sa démission et vivrait dans la retraite c loin du monde ». C'est un
engagement qu'il est intéressant d'enregistrer.
(2) J. Reinach, II, 148.
(3j ;. Reinach, II, 150.
— 04^ —
:* exerce ainsi, et de sa raison dont il entretient la vi-
» gueur, un à un, il reconstitue tous les éléments du
> calcul intégral et différentiel (i). »
Ce puissant esprit n'est pas seulement spéculatif, il
est aussi pratique, comme l'identique, à la Table des
Matières, ce paragraphe du chapitre II [Vile du Diable) :
< Dreyfus organise scientifiquement sa vie (p. 149) ».
Et quelques détails intéressants de cette organisation
scientifique nous sont révélés dans le corps du vo-
lume :
« Pour régler sa montre, il détermina la méridienne
» de son île par la méthode des hauteurs correspon-
» dantes du soleil. A cet effet, il employa comme tige
» le manche de son balai, qu'il dressa verticalement à
» l'aide d'un fil à plomb et d'un caillou. Il eut ainsi le
» midi vrai {2). »
Une àme si droite aurait-elle pu se contenter d'un
midi qui ne fût pas « vrai » ?
Mais tout cela, ce manche à balai, cette ficelle, ce
caillou, c'est encore des mathématiques. N'allez pas
croire que la littérature lui soit étrangère :
«: Ses résumés littéraires révèlent une observation
» pénétrante (3). »
Et Reinach, qui n'avance rien qu'il ne prouve, nous
en donne quelques échantillons :
« Shakespeare est un grand écrivain (4). »
« Balzac est un génie robuste (5). »
(1) J. licinaclt, II ir>0
(2) J. lieinach, II, 151.
(3) Ibidem.
(i) J. Reinach, II, 152.
(5) J. Reinach, II, 154.
— 344 -
Ceci d'ailleurs est de l'inédit, que Réinach a sauvé de
l'oubli, après une conversation avec Dreyfus, où il lui
a demandé « comment lui étaient « apparus » Lear et
» Hamlet à l'île du Diable. D'oîi cette phrase : « Ham-
» let et le roi Lear m'apparurent avec toute leur puissan-
» ce dramatique (i). »
Enthousiasmé par cette réponse, Reinach lui de-
manda ses cahiers de littérature pour « leur emprunter
des citations. >
On se souvient qu'au tome P% Reinach avait com-
paré le général Mercier à Macbeth ; Dreyfus a rectifié
son jugement sur ce point. Macbeth, c'est décidément
le général de Boisdeffre :
« On croirait qu'il pense à son ancien chef quand il
» commente la phrase fameuse de Macbeth : « Ma femme
» aurait bien dû mourir un peu plus tard. » « Ces quel-
> ques mots, dit-il, jettent une vive lumière sur ce
» pauvre égoïste, malfaiteur puissant et cependant dé-
» pourvu d'énergie (2). »
Après la littérature, la philosophie : et toujours on
retrouve cette extraordinaire originalité de pensée qui
confond Reinach :
« Il réduit le problème de la foi religieuse à ces deux
» termes essentiels : choisir entre le déterminisme et la
» révélation... La religion n'est qu'une simple question
» de foi (3) ».
Nous apprenons que « ses croyances, sans racines
» profondes, sont tombées comme des dents de lait; il
(1) L Reinach, II, 152, en note.
(2) J. Reinach, II, 153 et 154.
(3) J. Reinach, II, Ijo.
— 345 —
» ne s'écorchera pas à gravir les cîmes, les vérités inac-
» cessibles, et reste sur les coteaux modérés.
» Il salue pourtant ces alpinistes de la pensée, ceux
» qu'il appelle « les écrivains du Nord >, Tolstoï, Dos-
» toïevsky, Ibsen... (i). » •
La place a manqué à Reinach pour nous analyser une
longue série d'études de Dreyfus sur les sujets les plus
divers, et montrant l'extraordinaire activité de cet es-
prit qui traite de omni re scibili. Nous avons seulement
la liste de quelques sujets :
« Sur la doctrine de Monroë, les créations scolaires
» et scientifiques de la Révolution, les opérations de
> l'amiral Courbet dans les mers de Chine, la campagne
» du Tonkin, les opérations de la guerre de Sept ans,
» la paléontologie, le De natiira de Lucrèce, la coloni-
» sation, la politique européenne à la fin de l'ancien
» régime, la politique étrangère de la Révolution, la
» question d'Orient, etc. (2) ».
Etc. ! Reinach s'arrête, lassé, épuisé d'admiration. A
peine s'il retrouve des forces pour nous apprendre que
Dreyfus a dessiné le schéma d'une installation élec-
trique ! Car il a hâte d'arriver au morceau final :
« Enfin, il a une passion, une seule, l'histoire mili-
» taire, et un héros, Napoléon... »
Ses jugements en histoire militaire ne sont pas moins
profonds qu'en toute autre matière :
« Quel artiste fut plus génial en art militaire que Na-
» poléon ! (3) »
(1) ./. Reinach, II, 156.
(2) J. fieinach, li, 150, en note.
(3) J. Reinach, II, IfiO.
— 346 —
« Murât fut un chef idéal de cavalerie (i). »
Aussi s'irrite-t-il contre Thiers. « Ce capitaine dé-
» gradé dit son fait « à ce petit homme », qui pré-
» tend réduire en formules le génie de son grand
» homme (2). »
Ne nous 3^ trompons pas : Tâme de Napoléon revit
en Dreyfus qui » n'ose pas confier au papier tout le fa-
» natisme de son espérance ; mais il rêve encore qu'il
» conduira lui aussi, un jour, quand justice lui aura été
» rendue, une armée française à la victoire^ qu'il appli-
» quera les préceptes de son maître et qu'il remportera
» des victoires, rendra à la France sa limite naturelle,
» le Rhin (3). »
En attendant, il nous donne « ce conseil patrioti-
que » :
« L'image du Rhin ne doit jamais s'effacer de nos mé-
moires. »
Ce n'est pas pour le vain plaisir de nous attarder à
ces pauvretés que nous avons analysé ces pages ; c'est
pour signaler le procédé caractéristique de la race de
Dreyfus et de Reinach.
Un coreligionnaire est mis au ban de l'humanité
pour un crime infâme : l'abandonnera-t-on ? Bien au
contraire, tout sera mis en œuvre pour le sauver; mais
la tâche ne se bornera pas là. Du coupable, il n'a pas
suffi de faire un innocent : il faut en outre lui donner
toutes les vertus, toutes les qualités, tous les talents.
Est-ce fini ? Pas encore : c'est lui qui relèvera la Pa-
trie. Cet homme-là, un traître ? Mais si le Rhin est
(1) J. Reinach, II, 159.
(2) Ibidem.
(3; J. Reinach, II, 160.
- Hl -
encore allemand, c'est que Dreyfus a passé cinq ans
à l'ile du Diable !
2. Commencement de la campagne en faveur de
Dreyfus.
Nous arrivons maintenant au récit des premières ten-
.tatives faites par Mathieu Dreyfus, tandis qu'à l'île du
Diable son frère faisait de l'anglais, apprenant une cen-
taine de locutions usuelles, « comme à la veille d'un
voyage en Angleterre », nous apprend ingénument Rei-
nach (i) : réhabilitation ou évasion, il était prêt à
tout.
La campagne fut décidée dès le jour de la condamna-
tion, — on pourrait dire des le jour de l'arrestation —
de Dreyfus.
Tous ceux qui, dans la suite, ont le plus vivement
combattu en faveur du condamné de 1894, ont tenu le
même langage : « Nous nous étions inclinés devant le
jugement, devant la décision de sept officiers; nous
étions convaincus de la culpabilité de Dreyfus. C'est
seulement plus tard, quand les documents ont été pro-
duits, que nous avons constaté le vide de l'accusation-
Notre conscience s'est alors émue, notre sentiment de
la justice s'est révolté, notre amour pour la vérité s'est
enflammé, etc., etc. ». On se rappelle toutes les décla-
mations des révisionnistes en 1897 et 1898.
Mais Reinach n'a pas de ces pudeurs ; son ouvrage
remet tout au point. Dès les premiers jours de iSpy, un
(1)./. Reinach, II, 160.
- 348 —
israélite, qu'il qualifie d' « écrivain bonapartiste »,
M. Arthur Lévy, « entra en relations avec M'"^ Dreyfus
» et l'engagea à faire paraître une protestation ; il l'avait
» rédigée lui-même, non sans éloquence. M'"^ Dreyfus
» déchirait les voiles du huis-clos : Son mari n'a été
» condamné que sur une ressemblance d'écriture; en
» dehors d'une seule pièce, qui a divisé les experts, il
» n'y a rien au dossier (i) ».
Q^u'on remarque les mots : « entra en relations avec
M"'" Dreyfus ». Donc, ce bonapartiste ne connaissait
pas M'"'' Dreyfus, mais, en revanche, il n'ignorait rien
du dossier du procès. Comment a-t-il eu connaissance-
de ce dossier ? A nous de le deviner.
La protestation devait être adressée « à toutes les no-
» tahilités, sénateurs, députés, membres de l'Institut,
» officiers généraux et supérieurs, etc. (2) ».
En même temps, Salomon Reinach, frère de Joseph,
soumettait un projet analogue à un autre israélite,
cousin de Dreyfus, le « philosophe » Lévy-Brlihl.
Rappelons enfin les démarches de Joseph Reinach
auprès de Casimir-Perier, sa menaçante conversation
avec M. Dupuy (3), sur la « lutte de la vérité contre
» Taxiome de la chose jugée ».
Admettra-t-on que Dreyfus ait ignoré ces manœuvres,
le plan de cette campagne qu'on allait mener en sa fa-
veur ? Et voit-on pourquoi il n'a pas voulu « plaider
les circonstances atténuantes » dans son entrevue avec
le commandant du Paty de Clam, et pourquoi il a pré-
féré attendre le terme de trois ans, qu'on lui avait fixé
comme limite de son châtiment.^
Mathieu Dreyfus, dit Reinach, avait été désigné par
(1) J. Reinach, li, 164.
(2) J. Reinach, II, 164, en note.
(3) J. Reinach, I, 488.
— 349 —
sa famille pour « diriger les recherches ». Mais il ne
travaillait pas seul. Nous avons déjà vu entrer en scène
Arthur Lévy et Salomon Reinach : Joseph ne resta pas
inactif.
Il mit en mouvement M. Scheurer-Kestner : « L'atti-
» tude de Dreyfus à la parade d'exécution avait accru
» les doutes de Ranc et les miens... Scheurer, pressé par
» nous, sentit revenir ses inquiétudes, interrogea Fre}^-
» cinet (i) ».
« Quelques jours après » (le 7 février^ dit Reinach),
» Mathieu se présenta chez Scheurer ». Celui-ci, à qui
M. de Freycinet « avait confié que les juges avaient été
» convaincus en Chambre du Conseil », n'hésita cepen-
dant pas à renouveler sa démarche : « il s'adressa de
» nouveau à Freycinet. ainsi qu'à Berthelot et au géné-
» rai Billot (2). »
Néanmoins, au procès Esterhaz}^, M. Scheurer-Kest-
ner déclare le plus tranquillement du monde, et sous la
foi du serment : « Après la condamnation de Dreyfus,
» j'ai été, comme tout le monde, convaincu de sa culpa-
» bilité ; j'ai conservé cette conviction pendant un
» temps assez long. La première fois qu'il s'est produit,
» non pas un doute, mais une hésitation dans mon es-
^> prit, c'était au commencement de 1895, où j'ai reçu
» la visite de M. Mathieu Dreyfus... (3) ».
« J'ai conservé cette conviction pendant un temps as-
» 5^;f long... » : soit environ quinze jours ou trois se-
maines, puisque c'est pendant un des « déjeuners heb-
» domadaires du mois de janvier (4), où d'anciens amis
(1) J. Hcinacit, U, 169.
(2) Ibidem.
(3) Esterltazij ? par le capitaine Paul Marin 322.
(4) J. lieinach, II, 109.
— 35o —
)) de Gambetta se réunissaient » qu'il fut« pressé » par
M. Ranc et par Reinach.
(( La première fois qu'il s'est produit une hésitation
» dans mon esprit... » c'est à la visite de Mathieu Drey-
fus. Ainsi donc, M. Scheurer-Kestner fit sa première
visite à M. de Freycinet, uniquement pour faire plaisir
à Reinach : Sans avoir même la moindre hésitation sur
la culpabilité de Dreyfus, il accepte d'aller solliciter
en sa faveur!
Tels sont les champions de la lumière et de la vé-
rité !
Mais peut-être M. Scheurer-Kestner avait-il certains
motifs impérieux pour faire, sur la simple demande de
Reinach, une démarche contraire à ses convictions. 11
était en effet le hean-père de V ex-député Gobron, com-
promis dans le Panama, et qui avait été en relations
mondaines et d'aiTaires avec Jacques de Reinach, le
beau-père de Joseph Reinach (i).
Reinach rapporte que le général Billot et M. de Frey-
cinet conseillèrent à M. Scheurer-Kestner de ne pas
s'occuper de Dreyfus, qu'il y allait de la tranquillité de
son séjour en Alsace.
« On sait l'attachement passionné de Scheurer-Kest-
» ner pour l'Alsace, sa joie de s'y retrouver. On le me-
» nacedans sa plus chère affection (2). »
L'attachement passionné de Scheurer pour l'Al-
sace!
Remettons donc sous les yeux du lecteur l'article de
(1) On lit dans le rapport Vallé, déposition Gobron : « En dehors
» des relations du monde que j'avais avec M. de Reinach, j'avais avec
» lui des relations d'allaires... En 1880, je fus nommé directeur de la
» Société des fournitures militaires, Société dont M. de Reinach fut,
» pendant plusieurs années, un des actionnaires les plus importants w,
(2) J. Reinach, II, 170.
M™^ Adam, publié dans la Nouvelle Revue du i" dé-
cembre 1897, lors de l'intervention officielle du person-
nage en faveur de Dreyfus :
S'il vivait, son ami Bodenheimer, rédacteur en chef du Journal
d'Alsace, serait heureux. Ce Bodenheimer, que je n'ai cessé d'attaquer,
de son vivant, avait des attaches allemandes connues de tous, et son
rùle en Alsace était des plus suspects. Toutes les autorités allt-mandes
fréquentaient chez ce journaliste, dont le salon, prétendu neutre,
servait de trait d'union entre Alsaciens demi ou entièrement renéi^ats,
et immigrés allemands. M™« de Puttkamer et M™'^ Bodenheimer ne se
quittaient pas. C'étaient là les amis de M. et de Mi"» Scheurer-Kestner.
J'aftlrme que M""» Scheurer-Kestner, que toutes, nous, les femmes
du sièiie, les patriotes, nous aurions servie à genoux parce qu'elle était
alsacienne, j'aflirme, dis-je, qu'au moment ou personne à Strasbourg ne
frayait arec les Allemands, M™« Scheurer-Kestner était à une soirée à
laquelle assistaient les Hohenlohe et d'autres autorités civiles et mili-
taires allemandes. Cela je ne l'ai su que bien tard.
En même temps qu'elle était germanophile à Strasbourg, M"<' Scheu-
rer-Kestner, avec M"^'' Floquet, sa sœur, la femme du président du
Conseil qui fit bombarder AtchinofT, avec sa nièce, qui devint plus
tard M™** Jules Ferry, femme du partisan de l'alliance allemande, pré-
sidait aux Noëls des petits Alsaciens de Paris. A elles allaient nos
cœurs vibrants, nos larmes, nos acclamations, parce que nous croyions
leur haine de l'Allemand égale à la nôtre.
On ne vit jamais M™" Scheurer-Kestner, à Strasbourg, autrement
qu'en compagnie des renégats les plus compromis.
Toute la famille Kestner avait des attaches et des tendances alle-
mandes.
Mais la naïveté et la crédulité des Français, sont
telles qu'ils se laissèrent émouvoir par le titre de « der
nier représentant de l'Alsace », dont aimait à se parer
l'ami de Bodenheimer et de Dreyfus.
Reinach nous apprend que « l'intelligence de Scheu-
» rer était trop scientifique pour se satisfaire des ré-
» ponses » que lui firent le général Billot, M. de Frey-
cinetet M. Berthelot. Il comprit néanmoins sans doute
que le moment de faire de l'agitation n'était pas venu :
« il déclara dès lors à Mathieu, sans entrer dans aucun
» détail, qu'il ne pouvait pas faire d'autres démarches,
— 352 —
» mais qu'il était disposé à l'aider, à roccasion, de ses
» conseils. 11 l'engagea à poursuivre, sans bruit, ses re-
» cherches, à n'y pas mêler les journaux et à s'adresser
» à quelque ancien agent de la Sûreté ».
Et Reinach nous cite sa référence : « Mémoires de
Scheurer-Kestner (i) ».
Or, au procès Esterhazy, M. Scheurer-Kestner a dé-
posé (2) :
« Je lui ai dit (à M. Mathieu Dreyfus), que je ne pou-
» vais pas consentir à m'occuper de la réhabilitation de
» son frère... La vérité est que Je n avais pas changé
)) d'opinion. A partir de ce jour, je n'ai plus vu M. Ma-
» thieii Dreyfus; il n'est plus revenu, quoique je lui
» eusse dit que, s'il avait besoin de conseils, je serais
» toujours à sa disposition. »
On le voit, à l'audience, il n'a pas parlé de l'invita-
tion à poursuivre les recherches, à s'adresser à un an-
cien agent de la Sûreté, etc. Mais que penser de ce pa-
triote ardent, qui déclare d'une part être convaincu de
la culpabilité d'un traître (« la vérité est que je n'avais
pas changé d'opinion »), et d'autre part être toujours
prêt à donner des conseils pour préparer la réhabilita
tion du dit traître ?
L'avis donné à Mathieu Dreyfus, de ne pas mêler les
journaux à ses recherches, est la preuve que Mathieu
l'avait mis au courant de ses projets et de ses premières
tentatives.
Il avait déjà vu, avant M. Scheurer-Kestner, plusieurs
hommes politiques et journalistes : le sénateur Sieg-
fried, l'ancien député protestataire de Mulhouse La-
lance, qui viendra au procès Zola « protester » en fa-
(1) J. Reinach, II, 171.
(2) Esterhazy ? 323.
— 353 —
veur de Dreyfus, le général Yung, M. Pierre Lefèvre,
directeur du Rappel et du XIX^ Siècle, M. Fernand Xau,
directeur du Journal^ M. de Rodays, directeur du Fi-
garo, M. Yves Guyot, directeur du Siècle, qui « con-
seillèrent d'attendre que l'opinion fut revenue à plus
de sang-froid ».
Mathieu Dreyfus alla même voir, raconte Reinach,
M. Judet. Reinach n'ose pas aller jusqu'à dire que
M. Judet encouragea le frère du traître, mais il ne peut
pas s'empêcher de faire une insinuation absurde : « Il
parut ému, ne découragea point son visiteur ».
Il s'agissait en somme de préparer le terrain, de faire
comprendre à la presse que le jugement du Conseil de
guerre n'était pas accepté et serait attaqué.
Restait à trouver un moyen de l'attaquer.
Alors apparaît un certain docteur Gibert, surtout
connu (si l'on peut ainsi dire), par des expériences qu'il
faisait sur une somnambule nommée Léonie, « On sou-
» riait de ses travaux, dit Reinach ; on avait brûlé jadis
» ces alchimistes qui furent, selon le plus illustre des
» chimistes contemporains, les pères de la chi-
» mie (i). »
Cet « alchimiste », pour parler comme notre auteur,
— bien que l'alchimie n'ait que peu de rapports avec
l'hypnotisme — , était convaincu de l'innocence de
Dreyfus : sans doute Léonie avait éclairé sa conscience.
Mathieu Dreyfus en fut informé : comment ? pourquoi ?
Nous l'ignorons. Reinach nous dit seulement que le
docteur Gibert connaissait quelques-uns des membres
de la famille Dreyfus. C'était un homme « d'une ex-
quise bonté » : « Il avait jadis été volé par un juif, et il
» ne maudissait pas tout Israël ».
(1) J. Reinach, II, 173.
23
— 354 —
Mathieu alla donc trouver ce vieux nécromant, et
commença par flatter sa manie en lui faisant faire quel-
ques passes magnifiques sur Léonie : « il s'intéressa à
» ces expériences et y apporta son vigoureux esprit cri-
» tique. »
Or, le docteur Gibert (qui habitait le Havre), con-
naissait Félix Faure. Séduit sans doute par le « vigou-
reux esprit critique » de Mathieu, il se rendit à l'Elysée,
le 21 février 1895, et exposa au Président de la Répu-
blique que Dreyfus ne pouvait pas être coupable. Le
président lui apprit alors la communication secrète
faite aux juges. « Le vieux médecin s'indigna » ; mais
cette' indignation laissa impassible M. Félix Faure. Le
docteur Gibert « quitta, pour n'y plus retourner, TEly-
» sée où il venait pour la première fois », mais non
sans lancer en s'en allant cette sinistre prédiction :
« Prenez garde que ce crime ne retombe sur vous (i) ! »
Il v avait un mois que M. Faure était président.
Ce récit a d'ailleurs été contesté par M. Le Gall, an-
cien chef de Cabinet de TElysée, M. Gabriel Monod,
« peu après la mort du docteur et celle de Félix Faure »,
publia, dans le Siècle du 24 mars 1899, une lettre à lui
adressée par le docteur Gibert, le 2j novembre i8gjy
et dans laquelle l'entrevue était relatée. M. Le Gall ri-
posta par une note dans X Agence Havas du 26 mars :
« A la mort du Président, j'ai eu à opérer le classement
» de ses papiers ; j'ai alors retrouvé un article du Cri de
» Paris du 28 février 1898, relatant cette conversation.
» En marge de cet article, le Président a écrit de sa
» main : Ceci est un mensonge. »
M. Gabriel Monod répliqua que la sincérité du doc-
teur Gibert ne pouvait être mise en doute et fit appel
(1) J. liclnach, II, 173 à 175.
— 355 —
au témoignage de M. Siegfried, sénateur de la Seine-In-
férieure : « Mais celui-ci refusa d'intervenir dans la po-
» lémique ».
Reinach, qui cite tous ces documents (i), devrait se
tenir pour édifié. Mais il apporte un témoignage qui
est de poids, celui de Mathieu Dreyfus à qui le docteur
Gibert aurait raconté son entrevue avec le président, et
il ajoute : « Le récit du docteur Gibert fut confirmé par
» l'enquête delà Cour de cassation, qui établit la com-
» munication des pièces secrètes, et par l'aveu de Mer-
» cier à Rennes. »
Si nous nous sommes un peu attardés sur cet incident
en somme assez insignifiant, c'est pour plusieurs rai-
sons :
1° Pour relever la date de cette intervention du doc-
teur Gibert, le 21 février 1 89^, On voit quelle activité
déploya Mathieu Dreyfus et quelles influences furent
mises en jeu dès la première heure : pas une minute de
perdue pour mettre à exécution le plan de la campagne
auquel Alfred Dreyfus avait lui-même assigné une du-
rée probable de trois ans;
2° Pour montrer les procédés des partisans de Drey-
fus lors de la campagne de revision de 1899. Il s'agissait
d'obtenir une décision favorable de la Cour de cassa-
tion. M. Gabriel Monod attend un an et demi pour pu-
blier une lettre qui révèle une illégalité commise pen-
dantle procès de 1894 : lalettre est du 2^ novembre 1897,
M. Monod n'en parle que le 24 mars 1899, alors que
l'auteur de la lettre et le personnage mis en cause sont
morts. Néanmoins, il se heurte à un démenti et invoque
un témoin qui se dérobe ;
3" Enfin, pour faire ressortir la méthode historique
(1) J. Rciaach, II, 173 et 174, en note.
— 356 —
de Reinach, qui, devant ce" démenti, et le refus de dépo-
ser du témoin indiqué, devrait convenir que les souve-
nirs du docteur Gibert étaient inexacts. Loin de là, il
prétend audacieusement que le récit du médecin a été
confirmé; c'est-à-dire, sans doute, qu'il a été prouvé
que M. Félix Faure a bien tenu les propos qu'on lui
prêtait, que par suite la Cour de cassation a pu s'ap-
puyer sur ces propos pour établir Tillégalité commise
en 1894? Nullement : c'est parce que le général Mer-
cier a « avoué » avoir fait une communication secrète
aux juges du Conseil de guerre, qu'il est prouvé que
M. Félix Faure a raconté le fait au docteur Gibert !
Ainsi donc, Mathieu aurait appris par le docteur Gi-
bert que « la condamnation de l'innocent n'avait pu
» être obtenue que par un crime. Mais quelle preuve
» en donner (i) » ?
Cependant, s'il faut en croire Reinach, les témoi-
gnages ne manquèrent pas. Trois juges firent leurs con-
fidences : le lieutenant-colonel Echemann, à M. de Mai-
zière, rédacteur au Gaulois^ qui en informa son direc-
teur ; le capitaine Freystateter au capitaine Pi-
card (2), lequel relata l'incident à « un ingénieur d'un
rare mérite », — il s'appelle Lévy — ; le commandant
Florentin au capitaine Potier « qui le répéta à un
avoué... juif ».
« Au ministère, vingt officiers (Picquart, du Paty,
» Fabre, Bertin, d'Aboville, Boucher), connaissaient la
(1) J. Reinach, II, 17b.
^2) Ce capitaine Picard était, dit Reinach, le coreligionnaire de
Dreyfus et son camarade à l'Ecole de guerre. Ce fut lui qui prévint
Dreyfus qu'un général leur avait donné une note pour les écarter de
l'Etat-major parce qu'ils étaient juifs, et qui poussa Dreyfus à réclamer :
mais lui-même s'abstint {Rennes, II, 181), jugeant sans doute inutile
de se compromettre personnellement : tant il est vrai que la solidarité
de race cesse où l'intérêt personnel commence.
— 357 —
» communication secrète, la trouvaient de bonne
» guerre, en causaient entre eux ou avec leurs
> amis (i). »
Vingt est une figure : Reinach aurait aussi bien mis
cent. Il lui suffit d'en citer six, dont un seul certaine-
ment, le colonel du Paty, deux peut-être, le colonel du
Paty et Picquart, connaissaient le fait.
Reinach constate avec tristesse que, ni « Tingénieur
d'un rare mérite », ni l'avoué juif inconnu, ni MM. de
Freycinet, Berthelot, Scheurer, pas plus que le général
Billot, n'étaient émus de ces révélations : « fils de la Ré-
» volution et de V Encyclopédie^ ils ne connaissaient pas
» mieux l'un des principes du droit naturel ! >
Mais alors intervient M. Trarieux, qui était garde des
sceaux dans le cabinet Ribot : « Trarieux, dit Reinach,
» ne se demandait pas si Dreyfus avait été légalement
» condamné, mais s'il l'avait été justement (2) ».
Ecoutons M. Trarieux lui-même (3).
« Lorsque la condamnation de 1894 fut prononcée,
» j'ai, comme tout le monde, cru à la culpabilité de
» Dreyfus. »
Voilà qui est net ; mais continuons :
« Cependant, les polémiques violentes qui s'étaient
» déchaînées autour de son nom et à l'occasion de sa
» qualité d'Israélite, n'étaient pas sans m'avoir laissé
> quelque inquiétude. Je m'étais demandé si, à l'insu
» des juges eux-mêmes, l'atmosphère dans laquelle
» s'était instruite et jugée cette affaire, ne lui avait pas
» fait perdre du calme et de la sincérité que nécessite
(1) J. Reinach, II, 176.
(2) ;. Reinach, II, 177.
(3) Rennes, III, 411.
— 358 —
» toute affaire judiciaire. C'est sans, doute le motif pour
» lequel, étant arrivé au ministère de la justice, au mois
» de janvier 1895, c'est-à-dire peu de semaines après la
» condamnation, je crus devoir m'adresser... à M. Ha-
» notaux... pour lui demander s'il ne pourrait pas m.e
» fournir quelques renseignements sur les conditions
» dans lesquelles la condamnation avait été pronon-
» cée ».
N'est-ce pas admirable? « J'ai cru à la culpabilité...
» cependant... c'est sans doute pour ce motif... » Mais
si ce n'est pas pour ce motif, pour quel motif est-ce
donc ? M. Trarieux aurait bien dû préciser ses souvenirs;
il eût été intéressant de savoir pour quelle raison pré-
cise, convaincu de la culpabilité de Dreyfus, il avait
cherché à s'éclairer sur cette culpabilité. Est-ce la même
qui, pendant son ministère, le détermina à prononcer
la naturalisation en bloc de tous les coulissiers juifs de
la place de Paris }
M. Hanotaux, rapporte Reinach, « lui dit aussitôt
» qu'il avait été opposé au procès, qu'il avait fait son
» possible pour l'empêcher. » (M. Trarieux avait ajouté :
« qu'il croyait que ce procès avait été engagé sur des
» preuves assez légères », assertion que Reinach n'ose
pas reproduire) ; m.ais que Mercier lui avait montré
une pièce « où l'initiale de Dreyfus permettait de pen-
» ser que le Juif avait entretenu des relations coupables
» avec un agent de l'étranger. » Ce qu'il en disait,
» d'ailleurs, c'était pour rassurer Trarieux (i) ».
Reinach continue :
« L'idée ne vint pas à Trarieux que la pièce eût été
» communiquée aux juges ; il crut même comprendre
(1) ]. Reinach, II, 177. — M. Trarieux a, en effet, déposé ainsi à
Rennes.
— :>Dq —
» qu'elle avait été découverte depuis la condamnation,
» et // en pdî'la â quelques amis. L'un d'eux (Reitlin-
» ger, avocat, ancien secrétaire de Jules Favre), en
» avisa Démange, qui courut chez le ministre. Trarieux
» //// raconta ce qu'il savait. L'avocat affirma sa certi-
» tude que son client était innocent; au surplus, une
» initiale sur une pièce suspecte, n'est pas une preuve.
» Le garde des sceaux convint de ce dernier point ; mais,
» absorbé par d^autres affaires, il ne poussa pas plus
» loin son enquête (i) ».
Reinach affirme donc que M. Trarieux confia ses im-
pressions à quelques amis ; il cite l'un d'eux ; il raconte
une visite de >P Démange ; il n'a été démenti par per-
sonne, ni par M. Reitlinger, ni par M° Démange, ni par
M. Trarieux, qui était vivant lors de la publication du
tome II de 1' (^ Histoire de l'Affaire Dreyfus ». Et ce-
pendant, au procès Zola, le même M. Trarieux, racon-
tant « des divulgations graves qui lui avaient été faites
» dans le cours des années 1895 et 1896 », concernant
des pièces secrètes, avait déposé, sous la foi du ser-
ment :
« Cependant, Messieurs, je n'avais aucune certitude,
» et j'ai gardé pour moi ce secret. »
Et peu après, parlant d'une entrevue avec un des ex-
perts de 1894 :
« J'ai gardé encore mon secret (2) ».
Et à la Cour de cassation (3) :
« Je reconnais la parfaite exactitude du compte rendu
» sténo graphique qui a recueilli mes dépositions dans
(î) i. Itcinach, II, 177.
(i) Procès Zola, I, 176, 177.
(3) Cass., I, 463. ■
— 36o —
» les audiences de 9, 13 et 16 février dernier (aux
» pages 176, 196, 462 du premier volume du compte
» rendu sténographique du procès Zola) ».
Reinach dit d'ailleurs que ces confidences étaient
sans importance, car « la forfaiture (la communication
» secrète) fût apparue, sauf à quelques rares légistes,
» comme un vice de forme sans autre importance, oti,
» dans la patrie des Droits de l'Homme, il ne valait pas
» la peine de s'arrêter ».
Et en note il ajoute :
« C'est ce que Trarieux lui-même, de conscience si
» droite, si profondément loyal ^ légiste consommé, dira
» en 1897 à Scheurer-Kestner : « Quel que soit le rôle
» que ces pièces secrètes aient joué dans le procès, si
» cependant elles apportaient la certitude que Dreyfus
» est un traître, serait-il possible de nous arrêter aux
» questions de forme ? En aurions-nous le courage ?
» Moi, je ne l'aurais pas. Si cet homme était un traître,
» la forme eût-elle été violée pour lui, je n'oserais
» élever la voix et je ne le ferais pas. » (Procès Zola I,
180) (1).
La citation est exacte, mais M. Trarieux ne parlait
ainsi que pour laire croire aux jurés que M. Scheurer-
Kestner l'avait convaincu de l'innocence de Dreyfus :
c'était une simple formule oratoire pour grossir l'im-
portance des lettres échangées entre le général Gonse
et le colonel Picquart et « qui ne pouvaient (disait-il)
lui laisser aucun doute ».
Emporté par sa faconde méridionale, il avait oublié
(1) J. Reinach, II, 178. — Reinach ajoute, avec indignation : « Aucun
» Anglais, dans aucune circonstance n'eût tenu un pareil langage ;
» c'est un des bienfaits dont la France est redevable à Dreyfus qu'aucun
)> Français n'osera plus raisonner ainsi ».
— 36i —
les paroles prononcées par lui, quelques minutes aupa-
ravant, au sujet de l'impression que lui avaient faite les
confidences reçues ^;z i8ç^ (page 176).
« Si des pièces, en dehors de celles qui avaient été
» communiquées au prévenu et à sa défense, avaient pu
» en eftet être soumises aux juges, et influencer leur dé-
» cision, // ny avait pas de raison cCEtat, à mon sens,
» qui pût expliquer une illégalité pareille. Le premier
» principe et la base essentielle de notre droit pénal,
» c'est qu'un accusé, etc. »
Quelle droiture de conscience! Quelle lo3^auté! Et
comme Reinach en est bon garant ! (i)
Reinach introduit ensuite une petite digression sur le
refus qui fut opposé à M'"" Dreyfus d'aller retrouver
son mari. Deux ministères successifs furent du même
avis, celui de M. Ribot et celui de M. Bourgeois. Pour
M. Ribot, il (( se laissa circonvenir » (2) ; Reinach ne
nous dit pas par qui. Quant à M. Bourgeois, entouré
cependant de collaborateurs non suspects, tels que
MM. Combes, Guieysse, Berthelot, l'historien ne nous
apprend pas non plus à quelle influence il obéit : en-
core un trou d'ombre !
Nous revenons à Mathieu Dreyfus. Celui-ci, « de la
» conversation de Trarieux avec Démange, avait surtout
(1) La dialectique de M. Trarieux est d'ailleurs célèbre: le l'^'^juin 189o,
ayant à répondre comme garde des sceaux à une interpellation sur
l'affaire des chemins de fer du Sud. il s'exprimait ainsi :
« Je ne couvrirai pas ces faits d'une proscription qui est encore très
ionj^ue, je ne veux pas préparer une impunité, et je ne citerai pas les
noms des personnes (compromises), parce que, tant que je serai au
ministère de la justice, il n'y aura pas de poursuites contre elles, par
la raison qu'il n'y a pas de traité de loi qui le permette. »
Admissible logique comme on voit !
(2) ;. Remac/t,ll, i81.
0(j2
» tiré que le nom du vrai coupable commençait par un
» D. Ainsi, pour perdre son frère, la fatalité avait accu-
)) mule les coïncidences, similitude d'écritures, mêmes
» initiales ! (i) ». C'était beaucoup en effet, sans compter
toutes les autres qu'il fallait pouvoir établir, pour jus-
tifier la substitution.
Mathieu n'avait pas de fac-similé du bordereau : « il
» n'a entrevu l'original que l'espace d'une minute au
» greffe de d^Ormescheville » (2) ; de plus, « le dernier
» jour du procès, après la clôture des débats, le prési-
» dent du Conseil de guerre s'était fait restituer, par
» Démange, par le commissaire du gouvernement et par
» les juges, les photographies qui leur avaient été re-
» mises ». Et Reinach renvoie à la déposition de M'' Dé-
mange au procès Zola, ce qui ne l'a pas empêché d'affi-
mer tranquillement au tome I que la « photographie
» du bordereau n'était pas au dossier de l'avocat (3). »
Le véritable historien doit savoir choisir le moment où
il faut utiliser un document.
'-( Les soupçons de Mathieu se portèrent d'abord sur
» un ancien officier, Donin de Rosières, que son frère
» avait connu à l'Etat-major (4).» Ajoutons : et qui avait
des embarras d'argent. — Etrange coïncidence, vraiment
admirable ! c'est également sur le commandant Donin
de Rosières que se porta l'attention de Picquart lors-
qu'il devint chef de bureau des renseignements quelques
mois plus tard ! Et tout le monde sait que Picquart ne
connaissait pas Mathieu Dreyfus, qu'il agissait tout à
fait en dehors de lui !
(1) J. Reinach, II, 182 et 183.
(2) ;. Reinach. II, 183. Au tome I (392, en note), Reinach prétend
même qu'il ne l'entrevit que l'espace d'une demi minute. Et l'on se
souvient qu'il avait déjà fait la mSme plaisanterie à propos d'Alfred
Dreyfus lui-même.
(3) J. Reinach, I, 392.
(4) Reinach, II, 183.
o /- o
ÛDD
Cette surveillance exercée par Picquart sur le com-
mandant Donin de Rosières est affirmée dans une note
du ministre de la guerre, adressée au garde des sceaux
le 14 septembre 1898(1). Picquart s'est contenté de dé-
mentir, sans la moindre explication.
Mathieu, comme Picquart d'ailleurs, « ne découvrit
» rien qui pût autoriser une pareille accusation.
« D'autres pistes furent suivies (2). »
Lesquelles ? Il serait intéressant de savoir si Mathieu
se rencontra encore avec Picquart. On ne trouva rien
d'intéressant.
« Il y aurait eu un procédé plus simple, dit Reinach :
» envoyer M™® Dreyfus chez Schwarzkoppen. L'attaché
» allemand attendait cette visite, s'étonna de ne pas la
«recevoir: peut-être eùt-il parlé alors. Le patriotisme
» de ces Alsaciens s'y refusa (3). »
Reinach aurait dû ajouter une seconde fois son alors ;
car on se souvient qu'à Rennes, le patriotisme de ces
Alsaciens n'hésita pas à demander que Schwarzkoppen
et Panizzardi fussent entendus par Commission roga-
toire (4).
Quant au patriotisme de Reinach, on a pu en juger
par les sources auxquelles il s'est approyisionné'de
« renseignements inédits ».
3. Le plan de campagne.
« Et pourtant, il va falloir agir... Mathieu s'arrêta à
» l'idée d'une brochure où seraient résumées l'accusa-
(1) L'Affaire Picquart devant la Cour de Cassation, p. 231.
(2) /. licinach, II, 184.
(3) J, Reinach, II, 184 et 185.
(4) Rennes, III, 52o.
— 364 —
» tion et la défense. Mais qui l'écrira ? » (i) Le choix se
fixa sur Bernard Lazare.
« Bernard Lazare eût voulu publier tout de suite sa
w brochure. Mathieu pensa qii''il fallait attendre une
» occasion favorable (2). »
Ainsi, malgré les obscurités voulues de Reinach, le
plan se dessine : trouver un officier d' Etat-Major à
substituer à Alfred Dreyfus ; le choix. fait, — et ajoutons,
accepté par l'intéressé, — préparer l'opinion publique
par une brochure à sensation, puis lancer l'accusation
contre le « vrai coupable », et engager la campagne à
fond.
Comme on ne trouvera pas d'officier d'Etat-major, on
se rabattra, faute de mieux, sur un officier de troupes,
mais on s'emploiera à le faire entrer au ministère de la
guerre. Le comble de l'art eût été d'amener l'Etat-major
lui-même à engager les poursuites contre l'officier
choisi : c'est à quoi Picquart s'em.ploiera (3).
Nous allons donc assister à la marche parallèle de
Picquart et de Mathieu Dreyfus. Mais il est nécessaire
de ne pas perdre de fil conducteur, et de bien voir
comment les événements s'enchaînent. Pour cela, nous
allons mettre à contribution notre auteur, et copier
quelques passages de la table des matières de son
tome II, en suivant V ordre:
Recherches infructueuses de Mathieu.
Bernard Lazare. - Première esquisse de son mémoire, — Mathieu
en ajourne la publication. •
Picquart nommé chef du bureau des renseignements.
Arrivée an petit bleu. — Picquart informe Boisdefï're de ses soupçons
sur Esterhazy.
(1) J. Reinach, II, 187.
(2) J. Reinach, II, 192.
(3) « Je crois avoir fait le nécessaire pour que l'initiative vienne de
nous » (lettre de Picquart au général Gonse, procès Zola, I. 110).
— 365 —
Démarches d'Esterhazy pour entrer au mi)\istère de la guerre.
Mathieu décide de publier la brochure de Bernard Lazare.
Stratagème qu'il imagine pour rappeler l'attention sur son frère. —
Article du Dailij Chronicle annonçant l'évasion de Dreyfus.
La lettre à l'encre sympathique (faux Weyler).
Picquart rend compte de son enquête à Billot.
Article de l'Eclair « le traître ».
Suite de l'enquête sur Esterhazy.
Nouvelles démarches en faveur d'Esterhazy (pour le faire entrer au
ministère).
Publication du mémoire de Bernard Lazare.
Le Matin publie le fac-simile du bordereau.
Gonse demande à Billot le départ immédiat de Picquart. — Départ
de Picquart.
Fausse lettre « Speranza. »
Nouvelles tentatives d'Esterhazy pour entrer au ministère.
Confidences de Picquart à Leblois.
Leblois rencontre Scheurer-Kestner.
Scheurer, le 14 juillet (1897), se déclare convaincu de l'innocence
de Dreyfus.
a Je préviens M™^ Dreyfus. » (Reinach prouve ainsi l'indépendance
de tous les acteurs de la campagne).
Ce petit résumé chronologique, extrait de Reinach,
est saisissant: à chaque démarche de Mathieu, person-
nifiant l'action extérieure, correspondent une démarche
de Picquart et une d'Esterhazy.
La brochure Bernard Lazare est prête quand Picquart
entre au service des renseignements. Picquart prépare
son enquête sur Esterhazy, qui demande à entrer au
ministère. L'enquête commence: Mathieu décide de pu-
blier la brochure de Bernard Lazare.
Mais, auparavant", il faut « rappeler l'attention sur son
frère ». Le Daily Chronicle annonce l'évasion de Drey-
fus. On adresse à Dre3'fus une lettre compromettante,
mais d'une fausseté manifeste (le faux Weyler), dont
on attribuera la paternité à l'un des acteurs du procès
de 1894,1e commandant Henry ou le commandant du
Paty de Clam, de manière à le compromettre et à ruiner
— 366 —
son témoignage. On fait insérer, dans la presse hostile à
Dreyfus, un article contenant de grossières inexactitudes
(article: « le Traître »). En même temps Picquart con-
tinue son enquête sur Esterhazy; Esterhazy continue ses
démarches pour entrer au ministère. Le moment est venu
de lancer le mémoire de Bernard Lazare, et on publie le
fac-sim.ile du bordereau dans le Matin.
Seulement, au ministère, on a vu clair dans le jeu de
Picquart, et on lui retire le service des renseignements.
Le plan a échoué : il s'agit de le reprendre. Pour cela,
Picquart se posera en victime ; les «• machinations »
commenceront contre lui avec la lettre Speranza. Este-
rhazy ne peut arriver à se faire placer au ministère : on
passe outre et Ton fait intervenir Scheurer-Kestner par
l'intermédiaire de Leblois.
Tel est le résumé de la période dont Reinach va main-
tenant nous raconter 1' « histoire ».
CHAPITRE III
LE PETIT BLEU
I. Picqnart.
Le chapitre commence par de rapides considérations
sur le rôle du chef d'état-major général. Reinach pré-
vient ceux de ses lecteurs qui seraient désireux de con-
naître toute sa pensée sur ce point, qu'ils peuvent se
reporter à « son » Histoire du ministère Ganibetta.
« L'impulsion donnée par Miribel aux divers rouages
» de la grande machine était si forte qu'aucun trouble,
» sauf au service de statistique, n'apparut de longtemps
» dans leur travail (i). »
Quoique rendu de mauvaise grâce, sous torme dubi-
tative et avec une restriction, cet homm>age à l'état-
major est à enregistrer.
« Boisdeffre, pour indolent qu'il fût, n'avait pas
» attendu l'affaire Dreyfus pour prendre garde au dé-
» sordre de ce service (celui de la statistique)... Il fit
» offrir au commandant Picquart, alors professeur à
» l'Ecole de guerre, de passer à l'Eiat-major et de rem-
» placer Sandherr qui serait envoyé dans un régi-
» ment (2). »
(1) J. Reinach, II, 203.
(2) Ibidem.
— 368 —
(>'est la première fois que l'on entend dire que le dé-
sordre régnait au bureau des renseignements : tout le
mondeau contraire a admiré l'organisation du service de
contre-espionnage faite par le colonel Sandherr, qui,
« en grand patriote, avait construit un instrument de
» défense merveilleux (i). »
Mais comment le service qui a découvert la trahison
de Dreyfus pourrait-il avoir été un service bien dirigé ?
De plus, si le colonel Sandherr devait être « envoyé »
dans un régiment, c'était pour en prendre le comman-
dement, et être ensuite nommé général, et non pas,
comme l'insinue Reinach, par suite d'une disgrâce.
Suit une courte biographie de Picquart (2), originaire
de Strasbourg et dont la carrière militaire fut des plus
rapides et des plus brillantes ; il était chef de bataillon
à trente-trois ans ! Il fut attaché pendant cinq ans à
l'Etat-Major d'un commandant éventuel d'armée, le
général de Galliffet, et, dans cette position, fit la con-
naissance de Joseph Reinach, « attaché, comme officier
de l'armée territoriale, au même Etat-Major (3) ».
Picquart, comme professeur à l'Ecole de Guerre,
connut Dreyfus. Mais, dit Reinach, « il n'avait point
» de goût pour lui (4), parce que l'amitié ne se com-
(1) Rennes, 11, 70, lieutenant-colonel Gendron.
(2) A citer cette phrase : « L'âme française n'a pas été moins cruelle-
ment mutilée que le territoire par la perte de l'Alsace. L'admirable
équilibre a été rompu au profit du Midi, Gascogne et Provence, Tou-
louse et Marseille... n'ont plus le contre-poids du pays rhénan... »
(J. Reinach, II, 204).
Cette idée n'est pas de Reinach ; mais, MM. Lemaitre et Maurice
Barres l'ayant développée un jour, ont été violemment pris à parti et
traité de « séparatistes » par les amis de Reinach. MM. Jaurès, Cle-
menceau, etc., n'ont-ils donc pas lu son « Ilistoire » ?
(3) J. Reinach, II, 206.
(4) Cette singulière tournure de phrase veut dire, en français, que
Dreyfus le dégoûtait.
- 369 -
» mande pas, et aussi parce qu'il était alors antisé-
» mite (i). »
Reinach cite, en note, une exclamation de Zola, lors
de son procès {Procès Zola, II, 416) :
M^ Clemenceau. « C'est M. le colonel Picquart qui a
conçu les premiers doutes.
Zola. — Et il est antisémite ! »
Il rapporte ensuite une protestation de M. Anatole
France contre ce jugement de Zola :
« Il n'a de fanatisme d'aucune sorte, jamais aucune
» de ses pensées ne fut d'un sectaire, sa haute intelli-
» gence l'élève au-dessus des haines et des partialités,
» enfin c'est un esprit libre. {M. Bergeret à Paris,
» p. 195). »
Mais Reinach insiste sur cet antisémitisme de Pic-
quart, qu'il présente toutefois sous d'aimables cou-
leurs :
« Il était antisémite sans fanatisme d'aucune sorte,
» toute violence lui étant étrangère ; mais s'il était d'in-
> telligence trop haute pour ne pas sourire des loin-
» taines rancunes du chrétien qui reproche à Israël
» d'avoir crucifié son dieu, et de cœur trop droit pour
» ne pas mépriser les passions tapageuses des sectaires
» et les arrière-pensées sordides des maîtres-chanteurs,
» il avait, de naissance, le préjugé atavique qui a existé
» pendant longtemps en Alsace contre les juifs (2). »
Ce qui eût été admirable, c'est qu'il n'eût pas eu de
naissance un préjugé atavique : mais glissons sur les
beautés du style de Reinach, et remarquons que ces
{[) J. Reinach, U, 201 el 20s.
(2) ;. Reinach, II, 208.
— :)7^ —
lignes étaient écrites en 1902, avant que Picquart eut
traité d' « histoire » la belle invention de la complicité
du colonel Henry avec Esterhazy. Est-ce ce dédain pour
ses conceptions « historiques » qui a irrité Reinach ?
En tous cas, dans son tome IV, il nous a donné quel-
ques échantillons de cet antisémitisme qualifié avec
tant de bienveillance au tome II :
« Quelques heures après la parade de dégradation,
» Picquart avait demandé son sentiment à Tassin sur
» l'horrible spectacle : « Dreyfus, lui avait répondu
» l'officier, m'a paru d'un cynisme révoltant : sa marche
» au pas cadencé, en balançant les bras, m'a stupéfié.
» J'ai été surtout confondu de le voir suivre des yeux,
» comme avec intérêt, l'arrachage de ses galons. —
» Parbleu, avait riposté Picquart, il pensait à leur
» poids : tant de grammes à tant, ça fait tant! » Et en-
» core, sur l'observation de Tassin qu'il se sentait de la
» pitié pour les enfants de ce gredin » : « Allons donc,
» il n'y a pas un juif qui n'ait des forçats dans sa fa-
» mille (i) ! »
Reinach cite également un extrait de cette fameuse
« Confession (inédite) d'un juge » dont nous avons déjà
parlé :
» Il (Gallet) s'inquiéta toujours du mobile, en parla
(1) J. Reinach, IV, 248, eu note. : « Compte-rendu d'une conversation
») entre le commandant Picquart et le capitaine Tassin, le jour de la
» dégradation de Dreyfus... Certifié conforme à la vérité, Paris, le
» 6 septembre 1898. Signé : Tassin (Do>iùcr de la Cour de •Cassation). —
» Le récit de Tassin est mentionné au rapport de Bard {Revision, I,
» 57) », ajoute Reinach.
Mais voyons ce qu'a dit M. Bard, cet apôtre de la lumière : « Dans
» cette conversation, le commandant Picquart a montré des sentiments
» peu favorables aux juifs en général, et peu compatissants pour
» Dreyfus en particulier. ïNous ne vous lisons pas cette pièce, qui est
» sans intérêt, et qui semble s'être trompée de dossier. »
Sans intérêt, c'est discutable.
— ^71 —
» en 1895 à Picquart qui lui répondit « qu'il (Gallet) ne
» connaissait pas certains juifs de Mulhouse (i). »
On voit comme cet antisémitisme de Picquart était
bénin, et comme M. Bard donnait un résumé exact de
ses propos en disant qu'ils étaient peii, favorables « aux
» juifs en général et peu compatissants pour Dreyfus en
« particulier. »
On voit aussi comme Reinach rend fidèlement compte
des sentiments de Picquart quand il écrit : « il fut sourd
» à la protestation tragique de Dreyfus, pendant la su-
» prème parade, et il l'entendit sans frémir {2). »
Reinach nous fait ensuite un portrait du colonel
Sandherr, dont Picquart va prendre la succession : il
s'agit d'insinuer, d'une part, que le colonel Sandherr
était déjà très malade avant l'affaire Dreyfus, qui ainsi
aurait été engagée par un gâteux, et d'autre part que
Tattaque de paralysie qui le força à prendre sa retraite
fut provoquée par ses ^< angoisses », et peut-être par
ses « remords >.
« Déjà avant le procès de Dreyfus, Cordier s'était
» aperçu que l'intelligence de Sandherr faiblis-
» sait (3) ».
Aucune référence n'est donnée par Reinach, si pro-
digue pourtant en citations. Mais, plus loin, il parle de
« la paralysie générale qui couvait depuis longtemps,
» chez le colonel », et il renvoie à la déposition du co-
lonel Cordier à Rennes, où on lit : « Sandherr, à ce mo-
» ment-là (2 juillet 1895), était bien toujours nomi-
» nalement le chef du service, mais, depuis quelques
(1) J. Ueinach, IV, 225, en note.
(2) J. Reinach, II, 210.
(3) J. Reinach, II, 211.
— 372 —
» semaines, il était sur son lit, paralysé en grande par-
» tie... (i) »
Il est vrai que Picquart, parlant de la même époque
(i^"" juillet 1895), a dit : « Il était malade depuis de
» longs mois, je pourrais dire depuis un an ou
» deux... (2) ».
Et Reinach, pour qui rien n'est caché, décrit même
cette maladie dans tous ses détails : « Un autre mal le
» rongeait encore. Pendant que sa moelle se vidait et
» que ses membres devenaient de bois, sa figure, subi-
» tement terreuse, se couvrait de plaques blanches. Il
» cherchait les mots sans les trouver, la salive à la
» bouche, riait parfois d'un rire d'enfant; son cerveau
» s'obscurcissait... (3) ».
Là encore, aucune référence mais comment résister
au plaisir de montrer dans des crises de gâtisme l'ac-
cusateur de Dreyfus ?
Passons maintenant aux « angoisses » du colonel
Sandherr : « Il redouta l'acquittement et resta troublé
» jusqu'à l'arrêt de revision : « ii est heureux, disait
n du Paty, qu'il n'y ait pas eu de vice de forme, car on
» n'eût pas été sûr d'un second conseil de guerre (4) ».
Où et quand le colonel du Paty faisait-il ces décla-
rations ?
Reinach ne nous l'apprend pas, mais il l'affirme, cela
doit suffire.
De plus, « Boisdeffre, qui n'ignore rien, ne lui a-t-il
» pas exprimé l'absurde intention de revenir sur l'af-
» faire? Sans doute Boisdeffre croit Dreyfus coupable,
(1) hennés, II, 524.
(2) P,cnnes, I, 384.
(3) J. licinach, II, 2i2.
<4) J. Ilchmch. I!, "i I I .
— 373 -
» il n'est préoccupé que de découvrir de nouvelles
» preuves ».
Il ne s'agissait pas de 7'evenir sur l'affaire Dreyfus, ni
de chercher de nouvelles preuves. Le général Boisdeff"re
s'est expliqué sur ce pointa Rennes :
« Une des premières recommandations que je fis à
» Picquart, comme je l'avais faite avant lui au général
» Gonse et au colonel Sandherr, fut de continuer à suivre
» l'affaire Dreyfus.
» J'avais en effet un grand intérêt à savoir si les fuites
» étaient plus nombreuses et d'une autre nature que
» celles que nous avions vues dans le bordereau.
» J'avais en outre, je le déclare, trouvé que l'ins-
» truction judiciaire qui avait été faite, était insuffi-
» santé en ce qui concernait le jeu, la moralité, les
» femmes (i), etc. ».
Le fait de la trahison d'un officier d'Etat-major était
assez grave pour qu'on se préoccupât, dans l'intérêt de
la défense nationale, de savoir si la première enquête
avait bien tout dévoilé. Il n'était pas question d'établir
à nouveau la culpabilité de Dreyfus, mais de chercher
à parer au mal qu'il pouvait avoir fait en plus de ce
que l'on connaissait. On ne voit donc pas bien com-
ment les ordres du général Boisdeffre auraient pu affo-
ler le colonel Sandherr.
Celui-ci, en outre, était extrêmement discret : nou-
velle preuve de ses angoisses, peut-être de ses remords :
« Quand ses amis l'entretenaient de Dreyfus, ils étaient
» frappés de l'air avec lequel il balbutiait quelques
» mots ou refusait de parler (2) ». Cette observation,
d'une si pénétrante sagacité, est tirée, paraît-il, des Mé-
moires de ScJieitrer.
(1) Rennes, I, 522.
(2) /. Uelnach, II, 211.
— 374 —
« Cordier, qui était entré au bureau deux jours après
» Sandherr, avait résolu delà quitter avec lui... Il avait
» partagé la méfiance de Sandherr à l'endroit d'Henry,
» connaissait son intrigue avec Gribelin et Lauth. Le
» capitaine Matton avait obtenu déjà de s'en aller (i) ».
Nous avons déjà parlé de la prétendue méfiance du
colonel Sandherr à l'endroit du commandant Henry, et
cité une lettre bien caractéristique à cet égard : elle
montre au contraire la grande intimité qui existait entre
les deux officiers.
De plus, toutes les assertions du colonel Cordier sur
la prétendue intrigue dont parle Reinach, ont été dé-
menties à l'audience par le com.mandant Lauth, et, à la
demande du président : « Avez-vous une observation à
faire .^ » le colonel Cordier a répondu :
« Rien du tout.
En ce qui concerne le capitaine Matton, le comman-
dant Lauth a dit :
« Le capitaine Matton aurait (d'après le lieutenant-
» colonel Cordier), demandé à quitter le service pour
» éviter cette tension ».
Lé lieutenant-colonel Cordier. — « Non, non, non.
Le commandant Lauth. — « C'était une allu-
sion.
Le lieutenant-colonel Cordier. — « Non, pas le moins
du monde (2) ».
Reinach s'empare de l'allusion pour en faire une in-
sinuation.
Il ajoute : « Sandherr malade, CoyAxqv dégoûté... »
Le colonel Cordier a dit fatigué, ce qui n'est pas la
(d) J. Reinach, II, 212.
( (2) Rennes, II, 533.
même chose : « On finit par se fatiguer dans un service
comme celui-là... » a-t-il expliqué ; il y était depuis huit
ans et demi (i).
Mais le but de Reinach en déformant ainsi la vérité,
est de démontrer que la situation du service des ren-
seignements était telle que Picquart, malgré sa répu-
gnance, « se persuada enfin que son devoir lui com-
» mandait » d'en accepter la direction (2). A la vérité,
le général de Boisdeffre a dit, à Rennes, qu'il (Pic-
quart) accepta cette position avec beaucoup de satisfac-
» tion et beaucoup de reconnaissance pour la confiance
» qui lui était ainsi témoignée par ses chefs (3) ». Mais
Reinach tient de Picquart le récit inverse (4), et entre
les deux affirmations, il ne saurait hésiter.
2. Picquart prend la direction du service des renseigne-
ments.
« Cordier passa le service à Picquart; Sandherr se
» leva pour venir une dernière fois au bureau lui re-
» mettre les fonds ; il le reçut ensuite à son chevet pen-
» dant les quelques jours de lucidité qu'il eut encore,
» lui donna divers conseils. Il lui dit surtout que Bois-
» deffre se préoccupait toujours de la « question Drey-
» fus ». Pour lui, il était d'avis qu^il vaudrait mieux
» n'en plus parler : « D'ailleurs, dit-il, si l'on avait
» besoin de preuves pour convaincre les gens, vous
)) n'auriez qu'à demander à Henry le petit dossier qui
(1) Rennes, II, 516 et :i03.
(2) J. Reinach, H, 213.
(3) Rennes, I, 522.
f4) J. Reinach. II, 213.
— 376 —
» a été communiqué aux juges en chambre du conseil.
» Montrez-le au chef qui vous aura fait des objec-
» tions (i) ».
Reinach s'appuie ici sur la déposition de Picquart à
Rennes, et commence par la citer inexactement. Pic-
quart n'a pas rapporté de cette manière les paroles du
colonel Sandherr. Au lieu de : a il était d'avis qu'il
» vaudrait mieux n'en plus parler », il faut lire : « il
» était d'avis que c'était une question terminée ». Au
lieu de : <■ Montrez-le au chef qui vous aura fait des
» objections », il faut lire : « Vous l'ouvrirez et vous
» verrez là-dedans des preuves convaincantes. » 11 n\ a
pas non plus : « Si l'on avait besoin de preuves pour
» convaincre les gens... » mais : « Si l'on en avait be-
» soin pour convaincre les gens, vous n'auriez qu'à de-
» mander au commandant Henry le dossier... (2) »
La nuance est sensible, en ce sens que Picquart n'a
pas fait dire au colonel Sandherr que les seules preuves
de la culpabilité étaient au dossier secret. En outre,
Reinach cite en note, mais comme peu importante, et
dont il n'y a pas à tenir compte, la réponse du général
Roget à Picquart : « Le colonel Sandherr, qui, à ce mo-
» ment-là, était déjà malade, n'est venu qu'une fois au
» service des renseignements pour passer les fonds à
» M. Picquart. Il y est resté peu de temps, et il n'était
» pas en état de donner des renseignements (3). » Il
n'attache non plus aucune importance à une lettre de
M'"® Sandherr, lue à Rennes par le commandant Lauth
et démentant que Picquart soit venu, comme il l'a dit,
tous les jours chez le colonel pendant les premiers
temps : il est venu au plus deux Jois (4).
(1);. Reinach, II, 213 et 214.
(2) Bennca, I, 384.
(3) Rennes, I, 480.
(4) Rennes, II, 537.
- 377 -
Donc, Reinach, altérant même la déposition de Pic-
quart, négligeant les démentis du général Roget et de
M'"^ Sandherr veut faire croire que le colonel Sandherr
considérait le dossier secret comme seul capable de
prouver la culpabilité de Dreyfus. Il est très vraisem-
blable, au contraire, qu'il n'a pas parlé du dossier se-
cret à Picquart, et que celui-ci n'en a appris l'existence
que plus tard. Il a dit en effet : « Si j'étais arrivé au
» service des renseignements hanté par la question
» Dreyfus, quelle eût été la première chose que j'aurais
» faite ? C'eût été de demander ce Jameiix dossier, con-
» tenant \ts fameuses pièces comme j'en avais le droit,
» et conformément aux instructions du colonel San-
» dherr... Je ne l'ai pris que lorsque j'ai vu que l'écri-
» ture d'Esterhazy était identique à celle du borde-
» reau (i) », c'est-à-dire environ un an après son arri-
vée au service des renseignements. Mais, immédiatement
après, il raconte que, dès sa prise de possession du ser-
vice, il reçut du général de Boisdeffre l'ordre de s'oc-
cuper de l'affaire Dreyfus. On avouera que Picquart
n'était guère curieux : il sait, par le colonel Sandherr,
qu'il existe un dossier contenant des pièces convain-
cantes ; il doit, de plus, s'occuper de l'affaire Dreyfus,
et son premier soin n'est pas de se documenter à fond,
d'ouvrir ce dossier et de prendre connaissance de ces
pièces ? Comme c'est vraisemblable!
Picquart a bien dit, à Rennes (2), qu'à ce moment il
croyait Dreyfus coupable ; admirons la logique du per-
sonnage. On sait qu'il représentait le ministère de la
guerre au procès; il a donc assisté à tous les débats :
s'il croyait Dreyfus coupable, c'est donc que ces débats
l'avaient édifié, et qu'il eût condamné l'accusé sans
(1) Rennes, I, 384.
(2) Hennés, I, 3 84.
- 378 -
avoir besoin de prendre connaissance des pièces se-
crètes. Que signifie alors cette phrase de sa même dé-
position à Rennes : k L'impression qui se dégageait des
«débats n'a été qu'en s'accentuant d'un bout à l'autre...
» c'est que les charges n'étaient pas suffisantes et qu'un
» acquittement était possible ou probable. J^ai même
» dit au général de Boisdeffre et au ministre que je ne
» cro3'ais pas la condamnation certaine, si l'on ne tirait
» pas parti des pièces qu'il était convenu de montrer
» secrètement (i) ».
Ou bien il dit vrai, les débats l'avaient laissé indécis :
« Tout ce que je savais, ou plutôt tout ce que je croyais,
» c'est que ce dossier renfermait des pièces d'une clarté
» absolue et écrasante pour l'accusé... qu'il renfermait
» les choses les plus épouvantables pour l'accusé (2). »
Et comment admettre, alors, que son premier soin n'ait
pas été, quand il l'a pu, de prendre connaissance de ces
choses épouvantables et écrasantes ?
La vérité, c'est que Picquart savait peut-être. que des
pièces secrètes avaient été communiquées aux juges,
mais qu'il ne savait pas ce que ces pièces étaient deve-
nues : « Je me suis inquiété de la manière dont les
» pièces secrètes rentreraient au ministère. Il me semble
» en avoir parlé à M. du Paty qui m'a dit de ne pas
» m'en inquiéter (3). » Quant aux confidences du colo-
nel Sandherr, intercalées dans un récit dont plusieurs
points ont été démontrés inexacts par le général Roget
et par M'"® Sandherr, il est bien douteux qu'elles aient
existé.
Mais suivons Reinach.
« La nomination de Picquart, bien que prévue, causa
(1) Remics, I, 379, et de même, à la Cour de cassation {Cass., I, 131).
(2) Rennes, I, 381.
(3) Tieiincs, l, 381.
— 379 —
» une amère déception à Henry. Cependant, il était
» trop habile pour ne pas dissimuler. Il écrivit à Lauth
» que tout irait bien : « Ce nouveau chef voit juste et
» promptement, a beaucoup d'initiative, est sérieux,
» intelligent et actif. » Henr}' insista à l'excès : « Tout
» va très bien... tout ira bien... Nous sommes appelés
» à faire avec lui de bonne besogne... (i) ».
Cette lettre du commandant Henry n'est donc qu'un
nouveau trait de « fourberie », suivant Reinach ; mais
il oublie que, trois pages plus haut, il nous a parlé de
r « intrigue d'Henry avec Lauth » coalisés tout deux à
cette date même contre le colonel Cordier. Si le com-
mandant Henry dissimule avec tant de soins sa pensée
à son prétendu complice, où est l'intrigue ? Et s'il y a
intrigue, c'est dire qu'ils complotent ensemble, et que
par suite ils se parlent à cœur ouvert.
Mais une contradiction a-t-elle jamais embarrassé
Reinach .Ml lui suffît de dire que lecommandantHenr}^
se conduit comme lago, et de renvoyer le lecteur à l'acte
premier, scène première d'OtJiello ; cet étalage de forte
érudition répond à tout.
3. Comment Picquart continua à « suivre » Vaffciire
Dreyfus.
Picquart surveilla la correspondance de Dreyfus avec
sa famille : « Il fit chauffer les lettres avec des fers à
» repasser... pour y découvrir des traces d'écriture se-
» crête. On n'en trouva nécessairement aucune. »
(I) 3. Jlcinacli, II, 215 et en note.
— 38o —
C'est peut-être parce qu'il ne savait ne devoir rien
trouver que Picquart mettait une telle ostentation à
» chercher. « Il lisait sans émotion les lettres de l'inno-
» cent:« Il réclame de la lumière, disait-il à Gribelin;
» je vais lui en faire. » Le sens de cette phrase, d'une
V hostilté manifeste contre Dreyfus, a été dénaturé
» plus tard par Gribelin (i). »
« On apporta fréquemment à Picquart des preuves
« postérieures » de la culpabilité de Dreyfus. Son sens
» critique se retrouva pour en reconnaître la nullité ou
» la fausseté (2). »
La première de ces preuves fut la lettre dite du C. G.
G., datée du 16 juin 1895.
Elle fut remise à Picquart le 2 juillet 1895 par M. De-
laroche-Vernet (3). Elle émanait d^ine Italienne et était
ainsi conçue :
« La vérité est que le major... va deux fois par an à Toulon, Brest
et Havre et qu'il est ami depuis quatre ans du ex- capitaine Dreyfus ;
voilà la pure vérité. II y a chez le C. C. C (un officier supérieur ita-
lien) deux lettres de Dreyfus écrites à l'adresse du major avec la daffe
du 22 décembre 1892, et une lettre avec la date de mai 1893. Les deux
lettres en question le C. G. C. a chez lui dans son bureau » (4).
Reinach dit que le « correspondant de cette Italienne
» (un agent du ministère des affaires étrangères), ne
» communiquait la dénonciation qu'après bien des hési-
» tations et «sous les plus expresses réserves » ; il tenait
» la dame pour très romanesque et ses dires comme in-
» dignes de créance (5). »
Et en note, il cite un extrait de la note du dit corres-
(1) J. Reinach, II, 217.
(2)J. iîemac//, II, 218.
(3) lieiines, 1,52, 53 et. Cassation, I, 397.
(4) Cass., I, 397.
(5) J. Reinach, II, 219.
— 3Si —
pondant qui accompagnait la dénonciation : Citons
cette note eii entier.
«'Après bien des hésitations, je me décide à communiquer cette
lettre, mais sous les plus expresses réserves ; ma correspondante, sous
la poussée de ce qui lui a été envoyé, me paraît emballée dans une
voie où le zèle et l'imagination font les frais. Je lui ai écrit d'ailleurs
pour canaliser ce zèle sur les points précis qui ont été indiqués, en
lui signalant les jalons utiles pour contrôler C. C. C. Mais ce qui me
décide à communiquer la lettre, c'est que tout ou partie est possible, et
que je sais que l'invraisemblable approche parfois de près la vérité.
S'il y avait seulement un point de vrai 1 Et c'est sous cette impression
que j'envoie la missive » (1).
On voit que l'agent ne prétend nullement, dans cette
note, que les dires de sa correspondante « sont indignes
de créance ». Cette expression se trouve dans une autre
note du même agent. Mais cette note est du j mai i8po,
et n'a pu par suite influencer Picquart en 1895, comme
le dit Reinach.
Reinach accumule d'ailleurs les /)r^z/i'^5 pour démon-
trer que Picquart ne devait tenir aucun compte des dé-
clarations de l'Italienne: « Sandherr, déjà sollicité par
•» l'Italienne, avait fait prendre par le capitaine Matton
> des renseignements qui se trouvaient fâcheux (2). »
Et il renvoie aux dépositions du général Roget et du
commandant Lauth.
Malheureusement pour Reinach et pour Picquart, le
général Roget n'a rien dit de pareil ; il a déclaré qu'il
existait au Ministère de la guerre une note du colonel
Sandherr au capitaine Matton au sujet de cette femme,
qui, dès le 5 juin, avait fait des offres de service par
l'intermédiaire du Ministère des Affaires étrangères (3).
(1) Cass., I, .308. — L'autre note du même agent sur l'Italienne est
annexée au dossier de l'Enquête de la Cour de cassation et citée
par Uftinach (Cass., II, 336).
(2) /. lieinach, II, 219.
(3) ]\ennes. I, 209.
— 382 —
Quant au commandant Lauth, il n'a nullement dit
que les renseignements recueillis par le capitaine Mat-
ton étaient fâcheux; il a cité le texte de la note du co-
lonel Sandherr au capitaine Matton, ainsi conçue :
« Pour Matton, voir aux Affaires étrangères ce qu'on
» peut en tirer. » Ce qui démontre « que le colonel
» Sandherr disait à son subordonné de suivre l'af-
» faire (i). »
On conviendra que l'interprétation de Reinach, au
sujet de ces deux dépositions, est légèrement fantai-
siste.
La suite de son argumentation ne Test pas moins.
« Sandherr recommanda à Picquart de se méfier de
» cette sorte d'aventurière. » On vient de voir que le
colonel Sandherr avait recommandé de suivre l'affaire :
il est évident qu'il n'a pas conseillé de l'abandonner au
moment même où des renseignements intéressants arri-
vaient. On a vu aussi que Picquart n'a pas eu de rela-
tions suivies avec le colonel Sandherr, et que, par suite,
il n'a pu l'entretenir de tous les détails du service.
« Cordier, de même, ajoute Reinach, prémunit son
» camarade contre l'emploi des femmes dans l'espion-
» nage. » Or, à Rennes, le colonel Cordier, qui, dans sa
déposition, avait été peu affirmatif pour dire qu'il con-
naissait la lettre du C. C. C, a déclaré lors de sa con-
frontation avec le commandant Lauth qu'il ne se rappe-
lait pas avoir vu cette lettre (2). Suivant son habitude,
il s'est livré à quelques facéties plus ou moins spiri-
tuelles, ne voulant ni moines, ni femmes comme
espions, mais il n'a rien précisé sur le point en discus-
sion.
(1) Rennes, II, o3ô.
(2) Rennes, II, ti36.
— 383 -
« Picquart, conclut Reinach, dit simplement à Dela-
» roehe-Vernet quand il le revit, que la dame, qui avait
» réitéré ses offres, demandait trop cher (i). »
Or, comme on l'a vu, c'était le ministère des affaires
étrangères qui servait d'intermédiaire. Picquart ne s'est
pas servi de cet intermédiaire et a voulu entrer direc-
ment en relations avec Tltalienne, pour intercepter ses
renseignements. M. Delaroche-Vernet a fait, à ce sujet,
une déposition significative :
« La section de statistique avait demandé l'envoi de
» questionnaires » (évidemment avant la prise de service
par Picquart). « J'ai remis des réponses à ces question-
» naires. Il y avait notamment une adresse que l'on in-
» diquait en France et qiii^ d'ailleurs, n'a jamais été
» vérifiée. On nous disait : « Le G. C. G. va dans tel en-
» droit, chez un parent proche à lui, ce parent demeure
» dans telle localité, dans telle rue. » Mais on n'en sa-
vait pas davantage. Et je me rappelle très bien avoir dit
au colonel Picquart : « Ge serait intéressant à vérifier.
» Voilà une chose que l'on peut vérifier. Il y aurait
» même peut-être là l'occasion d'établir une surveillance
» qui pourrait mener à des résultats intéressants. Je n'ai
» jamais su quelle suite a été donnée à cette suggestion.
» Je suis bien sûr de ce que j'avance (2). »
Mais Picquart avait déjà déclaré à M. Delaroche-
Vernet qu'il « comptait ne rien faire du tout » (3).
Il y a mieux encore. Non seulement Picquart n'a pas
voulu suivre la piste qu'indiquait l'Italienne, mais il a
détruit la copie de la lettre du G. G. G. que lui avait re-
mise M. Delaroche-Vernet ; il n'a parlé de cette lettre à
personne au ministère de la guerre, aucun officier du
(1) ./. lieinach, II, 220.
(2) Rennes, I, 53 et 34.
(3) Raines, I, o3.
— 384 —
service des renseignements n'en a eu connaissance. Le
général Roget l'a déclaré à Rennes et n'a pas été dé-
menti (i). Le fait de la communication de la lettre à
Picquart a été affirmé par M. Paléologue à la Cour de
cassation (2), lorsqu'il est venu apporter le document
original retrouvé au ministère des affaires étrangères.
Néanmoins Picquart avait tranquillement déclaré peu
de temps avant, en réponse à une question du président
Loëw, que du i®*" juillet 1895 au 16 novembre 1896, il
n'était arrivé au bureau aucune pièce se rattachant à
Drevfiis ou nommaiit Dreyfus (3).Reinach qui cependant
reconnaît que Picquart a reçu la pièce, ne relève pas,
bien entendu, l'audacieuse affirmation que nous venons
de citer.
Ainsi donc, \t premier acte de Picquart, en arrivant
au bureau des renseignements, a été de supprimer clan-
destinement une lettre où des accusations graves étaient
portées contre Dreyfus, et de se refuser absolument à
vérifier ces accusations. Son rôle, dès le premier jour
de sa prise de service, est manifeste. On voit Timpor-
tance qu'il faut attacher au soin avec lequel il « sondait »
la correspondance de Dreyfus au moyen de « fers à re-
passer ».
Mais Picquart a riposté : « Une des preuves que je ne
» cherchais pas à détourner l'attention de Dreyfus, c'est
» que c'est tnoi qui ai soumis au général Gonse, lequel
» l'a montrée au général de Boisdeffre et au ministre,
■» la pièce... du dossier secret, qui commence par ces
» mots : Dreyfus, Bois... (4). :*>
Il ne dit pas que cette pièce, étant venue par le cor-
(1) Weanc^A, 299.
(1) Ca$è., I, 397.
(3) C'ass., I, 176.
(4) Rennes, I, 370.
— 385 —
net (i), était connue des officiels du service^ et que la
lettre du C. C. C. ne l'était pas ; que, par conséquent,
il ne pouvait supprimer ce document comme il avait
supprimé l'autre.
Reinach parle ainsi de cette pièce :
« On reconstitua ce chiffon, une centaine de mots en
» allemand, le nom de Dreyfus suivi des quatre premières
> lettres du nom de BoisdeftYe, puis un trou, des mots
» effacés, plus loin : « je ne peux pas ici », une nouvelle
V lacune, enfin : « la pièce est arrivée entre les mains
» de l'attaché militaire ou du grand Etat-major allemand :
» ce que je puis affirmer, c'est qu'elle est réellement
» arrivée entre les mains de l'un des attachés militaires
» et qu'elle a fait ensuite retour au bureau des rensei-
» gnements ». Sur les autres morceaux du canevas des
» noms propres (Berger, Constantinople, Giovaninelli,
>• Saussier, Négrier) et la principale phrase en français
» du toast porté par le général russe Bogolubof, le i8sep-
» tembre, au banquet de Mirecourt, à l'issue des ma-
» nœuvres : « Je porte un toast chaleureux à la réunion
» des drapeaux franco-russes sur le prochain champ de
» bataille.» — Schwarzkoppen a assisté à ces manœuvres ;
» il relate ce qu'il y a vu et entendu, le discours du
» général russe, les propos de Boisdeffre. Le mot dé-
» chiré qui suit le nom de Boisdeffre est bien certaine-
» nient le verbe sagt, « il dit » ; l'attaché militaire ne
» parle pas de lui à la troisième personne. D'ailleurs le
» mot « pièce » {Sclirijtstiïck, écrit), très imprécis, ne
» désigne pas forcément le bordereau que Schwarzkop-
» pen, en fait, n'a jamais vu. L'eùt-il reçu, il ignorait
» que Dreyfus avait été condamné sur cette seule pièce,
(1) En octobre 189j [Cass., I. 63, général Roget).
— 386 —
» encore inconnue du public, ensevelie dans la nuit du
» huit-clos (i). »
<< Le mot déchiré qui suit le nom de Boisdeffre est
» ce?'taineine7ît \e\erbe Sûgt », dit Reinach ; il est plus
probable que le fragment, très petit, ne porte que la
fin du nom de Boisdeffre, la pièce commençant par ces
mots: Dreyfus-Bois...
« Le mot pièce est trop imprécis pour s'appliquer au
» bordereau », prétend notre auteur. Mais, à cette
époque, le bordereau était désigné sous le nom, très
imprécis, de « lettre missive » ; le mot allemand Schrifts-
tûckYeutàire^ d'après Reinach : «écrit, document, pièce,
acte (2). » Il qualifie donc bien cette lettre étrange qu'a
écrite Dreyfus.
« L'attaché militaire ne parle pas de lui à la troisième
« personne » ; mais, comme l'a dit le général Roget, il
est vraisemblable que Schwarzkoppen parle de l'atta-
ché à Bruxelles, oi^i il existe un centre d'espionnage (3).
« Schwarzkoppen ignorait que Dreyfus avait été con-
» damné sur cette seule pièce » , il savait en tout cas
que cette pièce était la base de l'accusation, puisque
M. Casimir-Perier, le 6 janvier 1895, avait cru « habile »,
de révéler à M. de Munster « que la pièce que l'on a ap-
pelée le bordereau avait été trouvée à l'ambassade
d'Allemagne (4). »
« Schwarzkoppen rappelle les propos de Boisdeffre » ;
il est en effet fort vraisemblable que le général de Bois-
deffre prenait l'affaire Dreyfus comme sujet de conver-
sation avec les attachés militaires I
Comme l'a dit M. Cavaignac à Rennes, ce mémento
(1) J. Reinach, II, 221 et 222.
(2) J. Reinach, II, 222, en note.
(3) Cass., 1.63.
(4) Rennes, I, 63.
— 387 —
est la peuve que la question de la saisie du bordereau
préoccupait encore, à cette date, l'état-major allemand.
Interrogé à ce sujet, Schwarzkoppen répond qu'il ne
peut pas dire ici comment la pièce est arrivée aux mains
de l'attaché militaire, mais il affirme qu'elle 5' est bien
arrivée et qu'ensuite elle a fait retour au bureau des
renseignements. M. Cavaignac a vu, dans le brouillon
du rapport, la confirmation de l'authenticité du borde-
reau (i), authenticité qui n'est plas niée aujourd'hui
que par Reinach.
Une autre lettre était également caractéristique.
On y lit en tète le nom de Dreyfus : « Ce nom est
» suivi de celui d'un certain nombre d'agents travaillant
» habituellement dans le même local que A. (Schwarz-
» koppen), et pour son compte. C'est un de ses agents
» qui, précisément, a copié le cours deTEcole de guerre...
» Immédiatement après les noms de ces agents, A.
» évoque l'idée du concierge ; il spécifie qu'il a un fils
» français. Or, si Ton se rappelle qu'à l'époque où cette
» note paraît avoir été écrite, on se préoccupait en-
» core, dans la presse, de la condamnation de Dreyfus ;
» si l'on se rappelle surtout que la presse disait ouver-
» tement que Dreyfus avait été condamné à la suite de
» relations entretenues avec A., ne semble-t-il pas na-
» turel que A. recherche d'où a pu venir l'indiscrétion
» qui a permis de condamner Dreyfus ? Cette indiscré-
)) tion peut provenir de l'un des agents qui travaillaient
» pour lui et qui sont au courant de ses relations d'es-
» pionnage ; elle peut provenir aussi et plus vraisem-
» blablement, de ce concierge, qui a un fils français,
» qui est suspect, par suite, ou au moins qui a des rela-
» tions suspectes. »
Cette démonstration du commandant Cuignet (2)
(1) Rennes, I, 202.
(2; Cass., I, 366.
— 388 —
paraît naturellement absurde à *Reinach, qui ajoute :
« D'autre part, les fuites continuaient. Elles n'avaient
» pas cessé, même pendant le procès Dreyfus (i)... On
» a vu que l'état-major allemand reçut, l'an d'après, une
y> note sur l'ordre de bataille des armées et le nouveau
» plan de mobilisation (2). »
Et Reinach nous renvoie aux dépositions de Picquart
à la Cour de cassation et à Rennes (3). Mais il ne parle
pas, et pour cause, de la réfutation du général Ro-
get (4).
« M. Picquart a dit, dans sa déposition devant vous,
» que des fuites importantes s'étaient produites après la
» condamnation de Dreyfus... Je suis arrivé à des con-
» clusions tout à fait opposées à celle du colonel Pic-
» quart... Il n'en a cité qu'une, celle qu'il a citée se
» rapporte au fait suivant : En 1S96, un étranger a offert
» au ministère de la guerre, service des renseignements,
» un certain nombre de documents qu'il disait avoir en
» sa possession... et il avait envoyé comme preuve...
» une page d'un tableau. Cette page était la première
» page du tableau d'effectifs de guerre de corps d^armée
» mobilisés, ce qu'on appelle le tableau F...
)> M. Picquart est venu dire que ce tableau était un
«tableau du plan 13 fait très postérieurement à la
» condamnation de Dreyfus. C'est absolument inexact.
» Le tableau qu'on envoya avait été fait sur une minute
» des mois de janvier et février 1894, et envoyé ensuite
» à l'imprimerie au mois de mars 1894. »
Peu après, en 1896, continue le général Roget, l'Etat-
(1) Allusion aux documents sur les manœuvres de forteresse dont
nous avons parlé.
(2) J. Heinach, II, 224.
(3) Cass., 1, 188, — Remies, I, 41 o.
(4) lienncs, II, 547.
- 389 -
major reçut une notice établie par le grand Etat-major
italien, relative à la |Composition des corps d'armée
mobilisés ; cette notice était très exacte, mais les rensei-
gnement qui 3' figuraient étaient extraits du tableau
d'effectifs de guerre dont il a été parlé plus haut. Un
seul renseignement était inexact, mais ce dernier ne
figurait pas sur le tableau d'effectifs de 1894 ; il na été
inso'it sur ces tableaux qu'en /<5p5, et, dit le général
Roget : « Je constate avec étonnement que, si tous les
« renseignements possédés par cette puissance avant
» la condamnation sont exacts, ceux qui ont pu être
» donnés après ne le sont pas ».
On conçoit que Reinach n'ait pas fait allusion à ces
explications du général Roget. De même, s'il rapporte
que Picquartfit, dès son arrivée au service des rensei-
ments, surveiller un ancien officier, M. Hecquet d'Or-
val, cousin du colonel du Paty, il omet soigneusement
tout ce que le général Roget a dit au sujet de cette sur-
veillance. SuivantReinach, c'est «surles indications de
du Paty qu'Henry avait dénoncé d'Orval à la Sûreté »
et il cite sa référence : Affaire Picquart devant la Cour
de cassation, page 279. Or, on lit à cet endroit: «.. Ce
« n'est pas M. Picquart qui a commencé la surveillance
« sur d'Orval, c'est la Sûreté général...
« Quand Picquart prit le service des renseignements,
» il trouva la surveillance de Hecquet d'Orval organisée
» sur un très grand pied par la Sûreté générale. . .En 18^6 y
» du Paty signala un voyage qu'allait entreprendre Hec-
« quet. »
Donc, en admettant même que cette dernière alléga-
tion de Picquart soit exacte, c'est en 1896, et non avant
l'arrivée de Picquart au service des renseignements, que
le colonel du Paty a donné un renseigement sur son
cousin. De plus, Reinach ne cite pas ce passage de la
déposition du général Roget:
— Sgo —
« Cependant, lorsque M. Picquart est arrivé prendre
» le service des renseignements, l'enquête a marché très
» rapidement; il y a eu jusqu'à deux et trois rapports
» par jour. Dans chacun d'eux, on voit manifestement
» que ce n'est pas une surveillance exercée sur d'Orval
» au point de vue de la trahison possible de cet officier,
» mais que c'est unesurveillance au pointde vue de l'af-
» faire Dreyfus. Tous les rapports sont tendancieux a ce
» point de vue; il y est constamment question de Drey-
» fus et tout ce qui concerne Dreyfus est souligné au
» crayon bleu et fait l'objet de réflexions et de points
» d'exclamation en marge. On avait même soudoyé, je
» crois, le domestique de ce d'Orval; enfin, à entendre
» ces rapports, il ne parlait que de l'innocence de Drey-
» fut alors qu'il assure, lui, d'ailleurs, n'en avoir jamais
» parlé (i). »
La surveillance sur M. d'Orval cessa brusquement,
et, coïncidence bizarre, juste au moment où un officier,
M. Donin de Rozière, était renvoyé de l'Etat-major de
l'armée pour dettes.
« Le commandant Donin de Rozière, a dit le général
» Roget, cela est incontestable, pouvait avoir entre les
» mains les documents qui sont énumérés au borde-
» reau. Voilà l'explication de la coïncidence quejesi-
w gnale : cessation de la poursuite de M. d'Orval et
» renvoi du ministère de M. Donin de Rozière.
» Un autre fait, c'est que l'archiviste du bureau des
» renseignements a classé des renseignements person-
» nels sur le commandant Donin de Rozière. On ne
» s'explique pas qu'il y ait eu, au service des renseigne-
j> ments, à classer un dossier quelconque concernant cet
» officier. Je me suis assuré en effet que, ni la Direc-
» tion de l'infanterie, ni le troisième bureau de l'Etat-
(1) Rennes, I, 307.
— .^91 —
» major de l'armée n'avaient demandé de renseigne-
» ments sur le commandant Donin de Rozière.
» Mais il ne reste actuellement, je dois le déclarer au
» Conseil, aucune trace d'une surveillance exercée sur
» cet officier.
» Ce qu'il y a de curieux, c'est que le nom de chacun
» de ces officiers commence par un D (i). »
On lit, d'autre part, dans la note du ministre de la
Guerre au ministre de la Justice [Araire Picquart,
rp. 232) :
« M. l'archiviste Gribelin se rappelle avoir eu des
» rapports de police sur D. Ces rapports ont disparu, et
» les recherches faites pour les retrouver ont été in-
» fructueuses ».
Ainsi donc, l'attitude de Picquart, en arrivant au ser-
ivice des renseignements se précise : il commence par
faire disparaître un document compromettant pour
(1) Bennes, 1, 308. — Reinach dit : « L'accusation (contre Picquart)
» relative à Donin de Rozière, fut formulée pour la première fois, le
\>i 14, septembre 1898, dans une note du ministère de la guerre au
b) ministère de la justice, note inspirée par Roget, à qui l'idée avait
t» été suggérée par Cuignet qui s'en est vanté {Instruction Tavernier^
> 17 oct. 1898). » (J. Reinach, II, 22j, en note).
Reinach renvoie assez souvent aux enquêtes Tavernier, de Pellieux,
Ravary, etc. On se demande comment il a pu avoir ces documents
entre les mains. Picquart a pu lui communiquer les dossiers des en-
rquêtes dirigées contre lui, mais comment Reinach s'est-il procuré
l'instruction Tavernier contre le colonel du Paty ?
Ce dernier, le 13 janvier 1903, écrivait au Temps : « Je n'ai ni offert,
» ni fait offrir à qui que ce soit, l'instruction Tavernier, et à M. Joseph
» Reinach moins qu'à tout autre.
» Dès le printemps de 1901, en effet, je savais, par les œuvres histo-
)) riques de M. Joseph Reinach lui-même, que l'instruction Tavernier
» lui avait été communiquée au mépris de la loi. Voir Histoire de VAf-
yy faire Drei/fm, édition de 1901, page, .382, en note... »
Mais le général André, ministre de la guerre à cette époque, pou-
vait-il avoir des secrets pour Reinach ?
— 392 —
Dreyfus, il s'abstient soigneusement, malgré les avis
du ministère des Affaires étrangères, de poursuivre une
enquête qui pouvait lui fournir de nouvelles preuves
contre Dreyfus, et au contraire, fait surveiller des gens
lui paraissant susceptibles d'être substitués au traître.
A noter également la disparition, restée inexpliquée,
du dossier relatif au télégramme du 2 novembre 1894
(dépêche Panizzardi) (i), la disparition de la note du co-
lonel du Paty, du 7 octobre 1894, note dans laquelle
il faisait remarquer qu'il y avait assez de ressemblance
entre le bordereau et l'écriture de Dreyfus pour justifier
une expertise légale, la disparition du compte rendu
détaillé fourni le 31 décembre 1894 par le même officier
supérieur, donnant un récit exact de tout ce qui s'était
passé au Cherche-Midi, et qu'on n'a pu retrouver dans
les archives du bureau de la section de statis-
tique (2).
« Cependant, dit Reinach, Picquart continuait à
» croire au crime de Dreyfus (3) ».
4. Réforme apportée par Picquart dans le service des
renseignements.
Picquart introduisit, dès son entrée au bureau des
renseignements, une importante modification dans le
service. Du temps du colonel Sandherr, « Henry, qui
)> recevait les papiers, était chargé aussi d'en faire le
» triage; il conservait ceux qui étaient écrits en langue
» française et remettait directement à Lauth ceux qui
» étaient écrits en langue étrangère. On ne présentait
(1) Rennes, II, 228.
{2) Rennes, ill, 506 et 513.
(3) J. Reinach, II, 225.
— SgS —
» les documents au chef de service qu'une fois recons-
» titués (i) ».
Picquart prescrivit qu'à l'avenir les documents lui
fussent remis à lui-même, pour les transmettre ensuite
au capitaine Lauth. On se demande quel était le motif
de cette étrange décision.
D'après Reinach lui-même (2), Picquart avait con-
fiance dans le commandant Henry et le capitaine
Lauth ; il était « leur dupe » ; par conséquent, il ne
pouvait supposer que ses subordonnés cherchaient à
lui dissimuler des documents, et on ne comprend pas
pourquoi il voulait voir les papiers déchirés, avant de
les voir recollés. Reinach, qui a une explication à tout,
dit que Picquart voulait « rétablir la discipline » qu'il
nous dépeint comme gravement atteinte :
« La forte hiérarchie s'était effritée sous des usurpa-
» tions répétées... Il résolut de rétablir l'ordre; en pre-
)) mier lieu, de replacer l'autorité où était la responsa-
» bilité... Picquart sera le premier à examiner ces
» papiers. Il fera lui-même le tri, sous sa responsabilité
» de chef du service. Il remettra ensuite tous ces frag-
» ments à Lauth, qui les reconstituera et les recollera...
» Division rationnelle du travail, et la hiérarchie re-
w prendra ses droits (3) ».
Voilà de bien grands mots, et il faut avoir l'esprit mi-
litaire de Reinach pour voir de si graves questions de
discipline dans le dépouillement d'un cornet. Picquart
a été moins grandiloquent dans ses explications, mais
certes pas plus clair :
« J'ai voulu me rendre compte des choses. J'ai voulu
(t) Affaire Picquart, 271.
(2) J. Reinach, II, 227.
(3) J, Reinach, II, 228 et 229.
— 394 —
V que les documents me fussent remis à moi-même
» d'abord, pour les remettre au capitaine Lauth », a-t-il
dit au procès Zola (i).
Mais il lai était bien plus facile de se rendre compte
des « choses » en examinant les documents quand ils
étaient reconstitués.
Dans son mémoire pour l'affaire en règlement de
juges, il donne d'ailleurs une autre raison : il « a trouvé
» abusif que, dans un service comprenant trois ou
» quatre officiers seulement, il y eût une hiérarchie
» spéciale comme celle qui subordonnait Lauth à Henry
» pour le service des papiers, ce qui était d'autant plus
» absurde qu'Henry ne connaissait aucune langue
» étrangère (2) ». Il n'était cependant pas absurde que
l'officier sachant l'allemand fût chargé de recoller les
papiers écrits en allemand.
A la Cour de cassation, Picquart ne parle même pas
de la question ; mais à Rennes, il y revient pour donner
une troisième explication. Il ne s'agissait plus pour
lui de « se rendre compte des choses », mais d'empê-
cher que le commandant Henry ne reconstituât les pa-
piers « devant sa femme ou devant le domestique (3) »,
oubliant que, dans son mémoire déjà cité, il avait dit,
pour se justifier d'avoir voulu « rester maître des pa-
» piers » :
« Tel que le service était organisé » (depuis la ré-
fonne) « Henry, qui conservait quelquefois les papiers
» du soir au lendemain matin à dix ou onze heures, y
» jetait le plus souvent un coup d'œil en les rappor-
» tant chez lui ; il en triait même quelquefois complète-
» ment (4) ».
(1) rrocès Zola, I, 297.
(2) Affaire Picquart, p. TA.
(3) ncnnes, I, 423.
(4^ Affaire Picquart, 271.
-395 -
On conviendra qu'il est assez difficile de démêler la
véritable pensée de Picquart au milieu de toutes ces
différences. Remarquons, en tout cas, que le système
nouveau lui donnait toutes facilités « de faire dispa-
» raître des papiers (écrits en langue étrangère), ou
» d'en introduire d'autres (i) ».
Ce même système devait, de plus, dans l'esprit de
Picquart, empêcher le commandant Henry d'examiner
les documents écrits en français. C'est ce que dit bien
nettement Reinach :
« Picquart sera le premier à examiner les papiers. Il
» en fera lui-même le tri ». Et il poursuit : « Henry, ré-
» solument, désobéit... de son propre aveu... Avant de
» remettre des papiers à Picquart, il put continuera les
» examiner avec grand soin... Henry, prudent, l'oreille
» au guet, ne laissait rien au hasard ». tt il consacre
un long appendice à établir ces « désobéissances » à
Tordre de son chef (2).
Il est à peine besoin de faire remarquer que Picquart
n'a jamais dû donner l'ordre au commandant Henry de
ne pas regarder dans les cornets ; pareil ordre eût été
extraordinaire : il eût impliqué de la part de Picquart
une telle défiance vis-à-vis du commandant Henry, que
celui-ci eût certainement demandé des explications.
Cet ordre aurait de plus éveillé les soupçons, et Pic-
quart était trop habile pour le donner.
Il résulte d'ailleurs des dépositions du commandant
Lauth (au procès Zola et à Rennes (3) ), que ce dernier
s'est toujours considéré comme étant sous les ordres
du commandant Henry pour ces reconstitutions de pa-
(1) Dépositiou du général Roget à l'enquête Taveinier {Affaire Pic-
quart, 271).
(2) ;. Reinach, II, 229, et en note (4), 230, et Appendice I.
(3) Procès Zola, I, 341. — Rennes, I, 618.
- 396-
piers : « Il lui passait les pièces traduites, et c'est le
» commandant Henry qui les montrait à Picquart ».
Ainsi, la petite réforme introduite par Picquart a con-
sisté simplement à se faire remettre les cornets le plus
tôt possible après qu'ils avaient été reçus par le com-
mandant Henry, et à se charger de les transmettre lui-
même au capitaine Lauthqui devait en faire le dépouille-
ment et reconstituer les documents. Il a dû faire
remarquer au commandant Henry que cette manière de
procéder lui épargnait une besogne fastidieuse de re-
collage, mais le fait que le commandant Henry, d'une
part recevait les cornets de l'agent, d'autre part présen-
tait à Picquart les documents recollés par le capitaine
Lauth, montre bien qu'il avait toujours la haute main
sur cette partie du service, et par suite qu'on n'a pas pu
lui interdire de regarder ce qu'il y avait dans les cornets
au moment où il en prenait livraison.
Cependant, étant donné que, par la force des choses,
le commandant Henry gardait peu de temps ces cornets,
Picquart devait supposer que l'examen préliminaire
fait par son subordonné était très rapide : d'où la pos-
sibilité d'introduire après coup, dans les cornets, des
documents à sa guise.
Malheureusement, le commandant Henry veillait,
comme dit Reinach.
5. La découve)' te du « Petit Bleu ».
Nous arrivons à la découverte àw petit hleu.
Le capitaine Lauth, dans le courant du mois de
mars 1896, trouva, dans les cornets que lui remit Pic-
- Ô97 -
quart, les fragments d'une carte-télégramme. Il recons-
titua la carte-télégramme, qui était adressée à « Mon-
sieur le commandant Esterhazy, 27, rue de la Bienfai-
sance, Paris », et ainsi conçue :
<( Monsieur, j'attends avant tout une explication plus détaillée que
celle que vous m'avez donnée sur la question en suspens. En consé-
quence, je vous prie de me la donner par écrit pour pouvoir juger si
je puis continuer mes relations avec la maison R. ou non.
» Signé : C. »
Une grande indécision a d'abord plané sur la date
d'arrivée de cette pièce au bureau des renseignements.
Dans un rapport adressé au ministre, le i®"" sep-
tembre 1896, Picquartla fixait à la fin du mois d'avril (i),
puis à l'enquête de Pellieux, à l'enquête Ravary, au
procès Esterhazy, au procès Zola., il indiqua le milieu,
puis le commencement du mois de mai (2) ; à la Cour
de cassation, il croit que c'est fin mars (3), et à Rennes
fin ou milieu de mars (4) ; c'est à Rennes, en 1899, qu'il
se rappelle pour la première fois que le commandant
Henry a eu un rendez-vous entre le 13 et le 15 mars 1899
avec M"'® Bastian.
Le général Roget, puis le capitaine Lauth, ont prouvé
que les cornets avaient été remis à Picquart avant le
3 mars : « Le 3 mars, Henry est parti pour aller à Nancy
suivre le procès Boulot. Il est rentré au ministère le
» 14 mars au soir, est reparti le 15 mars au matin pour
» aller chez sa mère qui était malade, est retourné au
» procès Boulot, puis de là chez sa mère, qu'il a perdue
» le 28 mars, et n'est rentré au ministère que dans les
» premiers jours d'avril. Enfin, Lauth est parti en per-
> mission le 27 mars et n'est rentré que le 7 avril.
(1) Affaire Picquart, 20d.
(2) Affaire Picquart, 2G1.
(3) Cass., I, 144.
(4) Rennes, I, 416.
- 398-
» Or, les premières instructions données par Picquart
» à l'agent qu'il a chargé de la surveillance d'Esterhazy,
» sont du 8 avril. Par conséquent, il est constant,
» puisque Lauth n'était pas là le 27 mars et qu'Henry
» était parti le 3 mars, que le petit bleu est arrivé avant
» le 3 mars (i) ».
Le commandant Henr}^ était sûrement absent quand
le petit bleu a. été reconstitué, et il ne l'a connu qu'à
son retour; tout le monde est d'accord sur ce point.
Le petit bien était-il dans les cornets? En tout cas le
commandant Henr}^ ne Vy a pas vu, et cependant, « il
» regardait toujours morceau par morceau (2) ». Au
procès Zola, il a dit : « Je puis vous affirmer, moi, sur
» tout ce que j'ai de plus sacré au monde, que je n'ai
» jamais vu ce petit bleu ; jamais ce petit bleu n'a été
» reçu par moi, et j'étais le seul à recevoir « les pa-
» piers (3) ».
Reinach reconnaît qu'il est exact que le commandant
Henry n'a pas vu le petit bleu dans le cornet ; « car s'il
» l'avait vu, il l'aurait supprimé (4) ». N'oublions pas
la complicité Henry-Esterhazy.
Mais comment Reinach explique-t-il que le comman-
dant Henry qui, selon lui, examinait minutieusement
les cornets, malgré la défense de Picquart, et qui,
« l'oreille au guet, ne laissait rien au hasard », ait com-
mis l'invraisemblable négligence de laisser passer un
document si compromettant pour son complice }
Tout simplement par la version dePicquartà Rennes :
le commandant Henry, vers le milieu du mois de mars,
a eu avec M""* Bastian une entrevue entre deux trains,
(1) Rennes, I, 297 (général Roget).
(2) Enquête de Pellieuœ, citée par Reinach, II, 242.
(3) Procès Zola, I, 366.
(4) J. Reinach, U, 696 (Appendice I).
— 399 —
et, « pressé par l'heure, il ne jeta qu'un coup d'œil
rapide dans les cornets (i) ».
Cette version de Picquart a été démentie, et prouvée
fausse, comme nous l'avons vu. Mais Reinach a une
autre explication toute prête : « S'il aperçut les frag-
» ments, il les négligea, à cause de leur couleur. En ef-
fet, Schwarzkoppen recevait beaucoup de petits bleus
» qu'il déchirait, invitations banales... et d'autres mis-
» sives, encore, moins banales, mais qu'Henry connais-
» sait bien, d'une écriture féminine : « Encore des
» lettres de cette femme! » disait-il à Picquart, — Or le
» petit bien que Lauth a reconstitué, est précisément
» de l'écriture renversée, un peu déguisée, de cette
» femme... (2) ».
Encore une découverte historique de Reinach! A la
vérité, le général Gonse, le général Roget, le comman-
dant Lauth ont dit que l'écriture du petit hleii était in-
connue. Qu'à cela ne tienne : c'est qu' « Henry détruisit,
» par la suite, toutes les lettres de même origine qui
» avaient été conservées dans les dossiers (3) ». Il est
entendu que le général Gonse, le général Roget, le
commandant Lauth, sont complices d'Henry et ne font
que de faux témoignages. Mais enfin, il reste Picquart,
« la droiture même » : Pourquoi Picquart n'a-t-il ja-
mais attribué le ^^/z7 bleu k cette femme .^ Pourquoi à
Rennes encore, soutenait-il que le petit bleu était de
l'écriture de Schwarzkoppen (4) ?
Donc, le fait que l'écriture dupetitbleu était inconnue,
aurait dû frapper d'autant plus le commandant Henry ;
enfin le nom d'Esterhazy aurait dû attirer son attention.
(1) J. Reinach, II, 239.
(2) J. Reinach, 11,243.
(3) /. Reinach, II, 243, en note.
(4) Rennes, I, 467 et 472.
— 400 —
A quoi Reinach répond que « le nom avait été déchiré
» en trois fragments, Este...rhaz...y (i) ». Malheureuse-
ment, il donne un fac-similé du petit bien en tête de
son tome P', et il est facile de voir que le nom est seu-
lement coupé en deux : Este. ..rhazy. Cette finale « rhazy »
n'aurait-elle pas été caractéristique pour le complice
d'Esterhazy ?
Par conséquent, si le commandant Henry est le com-
plice d'Esterhazy, il est impossible que le petit bleu soit
venu par le cornet.
Mais Reinach est le seul aujourd'hui à admettre cette
hypothèse « dépure déduction ». Toutefois, le général
Roget a dit : « Henry est suspect depuis « son faux » (2).
Admettons que les déclarations qu'il a faites, lorsqu'il
a compris le but auquel tendait Picquart, c'est-à-dire à
substituer Esterhazy à Dreyfus, doivent être écartées;
mais, à cette date de l'arrivée du petit bleu, personne
ne soupçonnait les desseins de Picquart. Quelle que fût
l'animosité du commandant Henry contre Dreyfus, il
ne pouvait cependant admettre que Dreyfus eût mono-
polisé et épuisé la trahison, qu'aucun autre ne trahirait
plus jusqu'à la consommation des siècles. Pourquoi,
alors, aurait-il exprimé au capitaine Lauth son éton-
nement, dans les termes rapportés par Reinach : « C'est
» bizarre, je fais cependant mon triage avec assez de
» soin, et je n'avais pas remarqué cela... je regarde tou-
» jours morceau par morceau ». Ce dialogue avec le ca-
pitaine Lauth a été rapporté par le commandant Henry
à l'enquête Pellieux; Reinach letrouve vraisemblable(3).
(1) J. Reinach, II, 242, en note.
(2) Rennes, T, 296.
(3) J. Reinach, II, 242. — Nous répétons que cette enquête de Pellieux
n'a pas été publiée. En note, Reinach cite une phrase énigniatique du
commandant Lauth, qu'il discute, et qu'il nous est impossible de con-
trôler. Etant données les libertés que prend Reinach avec les textes
— 401 —
Il est d'ailleurs évident que le général de Pellieux a dû
interroger à ce sujet le commandant Lauth, et si ce der-
nier avait protesté, nul doute que Reinach s'empresse-
rait de signaler bruyamment ce démenti.
Il semble donc bien que le général Roget a eu raison
de dire que le petit bleu était d'origine suspecte, et
qu'il est venu au ministère dans des circonstances mal
définies (i).
Picquart, dit Reinach, fut très ému de cette décou-
verte ; il se demanda si Schwarzkoppen, en jetant au
panier un pareil billet, n'avait pas voulu lui tendre un
piège. Aussi résolut-il de procéder à une enquête per-
sonnelle avant de rendre compte à ses chefs.
Cette manière d'agirasurprisà bon droit : elle soulève
l'admiration de Reinach. Picquart ne veut pas être « un
» second du Paty. Si l'homme dénoncé par le petit bleu
» est innocent, il n'aura pas à se reprocher de l'avoir
» dénoncé à la légère... (2) »
Il n^ a qu'une réponse à faire à cette phraséologie :
le chef du bureau des renseignements est chargé spécia-
lement du service du contre-espionnage et de trans-
mettre au chef d'Etat-major les renseignements qu'il re-
cueille. Déplus, Picquart n'avaitpas qualité pour ouvrir
une enquête sans ordre.
Mais, étant donnée la singulière attitude de Picquart,
qui dès son arrivée au service, avait travaillé dans l'intérêt
de Dreyfus, comme nous l'avons vu, il est très vraisem-
blable, on pourraitpresque dire évident, qu'après l'échec
des enquêtes d'Orval et Donin de Rozière, Esterhazy
lui avait été signalé comme Thomme susceptible d'être
qu'on peut vérifier, il est facile d'en induire celles qu'il doit prendre
avec les « documents secrets ».
(1) Cass., I, 110.
(2) J. Reinach, U, 247.
26
— 402 —
substitué à Dreyfus. Il fallait un prétexte pour ouvrir
l'enquête contre Esterhazy ; le petit bleu le fournit.
N'oublions pas que, si Reinach ne nous parle plus de
Mathieu Dreyfus, il nous a prévenus que celui-ci ne
restait pas inactif. Nous avons trouvé trace de l'action
parallèle lorsqu'il s'est agi du commandant Donin de
Rozière ; Mathieu va maintenant laisser Picquart agir
seul, mais il saura l'aider sous main.
Il est en effet à noter qu'à cette même date (printemps
1896) (i), apparaît au ministère un nouveau personnage,
l'avocat Leblois, compatriote de Scheurer-Kestner, qui,
dès les premiers jours, s'était mis. on se le rappelle, en
campagne pour Dreyfus. Que venait faire Leblois au
ministère? Donner des consultations juridiques, a dit
Picquart. Comme si le ministère de la guerre n'avait
pas des conseils attitrés! En tous cas, les visites de Le-
blois au ministère, l'inspection par lui de certains dos-
siers coïncident avec l'arrivée du petit bleu.
6. Enquête de Picquart sur Esterlia:{y.
Sans perdre de temps, Picquart commença son en-
quête sur Esterhazy et s'occupa d'abord de rechercher de
son écriture (2). « Dans les affaires d'espionnage », dit
Reinach, « on cherche toujours à se procurer de Técri-
)) ture de Tindividu soupçonné, afin de la comparer avec
» celle des papiers conservés au bureau (3). » Or, a fait
remarquer le général Roget, « la première chose à faire,
» quand on reçoit une pièce d'écriture inconnue (le
(1) J. Belnach, II, 233.
(2) Cass., I, 408.
(3) J. Reinach, II, 249.
— 40:^ —
» petit bleu), est de chercher à savoir qu'elle 'est cette
» écriture. C'est donc cette écriture d'abord qu'il aurait
» fallu comparer avec celles qui existent au service.
» Picquart n'en a rien fait, et n"a jamais demandé à ses
» subordonnés les nombreux spécimens d'écriture exis-
» tant au dossier ; ce qu'il a cherché à se procurer, c'est
» l'écriture d'Esterhazy. ^opération est la suivante :
» étant donnée une écriture inconnue d'un document
» qui n'a même pas touché Esterhazy, il cherche à se pro-
» curer de l'écriture de ce dernier, pour la comparer à
» quoi ? A l'écriture du bordereau (i).
Picquart fait en effet venir un camarade de régiment
d'Esterhazy, le commandant Curé, et l'interrogea « sans
lui révéler le motif de son enquête, » dit Reinach. C'est
possible ; mais, comme Picquart demandait au comman-
dant Curé s'il n'avait pas remarqué chez Esterhazy des
allures louches et suspectes, si Esterhazy ne cherchait
pas à se procurer des documents confidentiels, comme
il précisait que ces questions étaient très importantes,
le motif de l'enquête n'était pas difficile à deviner. A la
fin de l'entretien, Picquart demanda au commandant
Curé de lui procurer de V écriture d'Esterhazy. Le com-
mandant répondit à Picquart de s'adresser au colonel
du régiment (2),
Picquart questionna aussi Henry et lui demanda s'il
connaissait Esterhazy : c Henry répondit qu'il l'avait
)) connu, mais sur un ton de parfaite indiff"érence », dit
Reinach (3). Dans sa lettre du 25 mars 1903 au direc-
teur du Siècle, dans laquelle il qualifie d' « histoire » la
complicité du commandant Henry avec Esterhazy, Pic-
quart a fait allusion à cet entretien : « Henry m'a dit
» très franchement qu'il avait connu Esterhaz}' en même
(1) Gass., I, 117.
(2) Cass., I, 408.
(3j J. Reinach, II, 2u0.
— 404 —
» temps que ^^'eil au bureau des renseignements, dix-
» huit ou vingt ans auparavant; il m'a cité divers inci-
» dents datant de cette époque, et, d'après tout ce qu'il
)) m'a raconté, on sentait nettement qu'il n'avait pu avoir
» depuis lors, avec Esterhazy, que des relations acci-
» dentelles fi). »
Picquart demanda au commandant Henr}" de lui dé-
signer un agent, autre que Guenee, pour faire une en-
quête secrète sur Esterhazy « ajoutant d'ailleurs qu'il
» s'en réservait exclusivement la direction... Henry
» lui désigna l'un des deux commissaires spéciaux de
» police qui étaient détachés au ministère de la guerre,
» Desvernine.
(1) A propos de cet entretien, Reinach souligne en note (p. 250) que
le commandant Henry n'émit pas le moindre doute sur la sincérité
d'origine du Petit bleu ; mais il cite un passage de l'enquête de Pellieux,
d'après lequel le commandant Henry déclare que « ses souvenirs ne
s sont pas assez précis pour affirmer qu'il a fait la remarque au co-
» lonel (Picquart) ».
En effet, à cette date, le commandant Henry, ne soupçonnant pas
le but auquel tendait Picquart, n'a pas dû exprimer son étonnement
en termes très vifs. Mais Reinach, dans la même note, prétend qu'à
Rennes le commandant Lauth se déclare « convaincu » que le Petit
bleu vient de l'ambassade d'Allemagne, et il indique la référence :
Rennes, I, 619. Or, voici ce que dit le commandant Lauth :
ic On m'aurait demandé à ce moment d'où provient ie paquet, j'aurais
» répondu : « Pour moi, il provient de l'ambassade ).. Et j'en suis
» encore conTaincu actuellement. »
11 est bien certain en effet que le paquet qui a été remis au com-
mandant Lauth et dans lequel se trouvait le petit bleu, venait de l'am-
bassade d'Allemagne. Mais reportons-nous au procès Zola (l, 342] :
iP Labori. — « Est-ce que le commandant Lauth accuse le colonel
Picquart d'avoir mis le petit bleu dans le paquet "?
M. le commandant Lauth. — Non.
J/* Labori. — Pourquoi ne l'en accusez-vous pas ?
U. le commandant Lauth. — Parce que je n'en ai pas la preuve.
M* Labori. — Le croyez-vous ?
3/. le commandant Lauth. — Oui, mais je n'en ai pas la preuve. »
On voit comme le commandant Lauth était « convaincu » que le
petit bleu venait de l'ambassade d'Allemagne !
— 40^ —
» Puis, sans tarder, Henn- prévint Esterhazy qu'il
» allait être surveillé, et par qui, et qu'il eût à agir en
» conséquence (i). »
Reinach n'est pas embarrassé pour justifier cette der-
nière assertion. « Les preuves ne manquent pas, dit-il,
» qu'Esterhaz}- fut averti par Henr}'. » Voici celles
qu'il donne et qui sont sans doute les plus convain-
cantes :
D'abord, l'agent Desvernine signale que « le caractère
d'Esterhazy s'est assombri depuis quelque temps » ;
c'est net.
Ensuite, Esterhazy « cessa brusquement tous rap-
ports avec Schwarzkoppen ». Pas la moindre référence,
même inédite, et pour cause.
Enfin, le colonel d'Esterhazy, sollicitant un passe-
port pour l'Alsace. Esterhazy se chargea de la dé-
marche.
Et c'est tout. Cette dernière preuve parait sans doute
décisive à Reinach : parmi toutes celles qui « ne
manquent pas », il juge inutile d'en citer aucune
autre.
Les rapports de l'agent Desvernine n'ont pas été pu-
bliés, mais Reinach en a eu connaissance. L'agent ne
recueillit d^ailleurs aucun renseignement permettant
d'échafauder la moindre présomption' relative à des
actes de trahison commis par Esterhazy ; il rendit
compte qu'Esterhazy avait des embarras d'argent, menait
une vie fort désordonnée, avait des relations avec des
gens « bien connus sur la place de Paris », et dont deux
portent des noms de noblesse bien française, Gabriel
deZoghaëb et de Coeln (2), mais il ne releva rien de
(c décisif », comme dit Reinach.
(1) J. Reinach, II, 25!.
(2) Ca*s., I, 730.
— 4o^ —
Cette enquête, paraît-il, n'avait d'ailleurs pour but
que de fournir des charges « morales » :
« J'ai continué », a expliqué Picquart à Rennes (i),
« à faire surveiller Esterhaz}^ par l'agent dont je vous
» ai parlé ; et de façon à ne pas faire porter sur cet offi-
» cier le soupçon d'espionnage, j'ai seulement chargé
» cet agent d'observer sa vie privée, me disant que, si
» des actes d'espionnage venaient à être commis par
» lui, l'agent les découvrirait de lui-même. Mais je ne
» voulais pas lui dire : « Je crois que cet homme est un
» espion, surveillez-le à ce point de vue. »
Admirable logique! Le CheJ du Bureau des Rensei-
gnements met un policier aux trousses d'un officier su-
périeur, et le policier ne comprendra pas l'objet de la
surveillance qu'il a mission d'exercer!
7. Plioto graphie « du petit tien. »
« Pendant que l'enquête continuait, Picquart chargea
» Lauth de photographier \q petit bien... Les premières
» épreuves de la carte-télégramme, avec ses souillures,
» présentent l'aspect d'un plan en relief, hérissé de
» masses noires et zébré de lignes bizarres. Picquart
» commanda à Lauth d'en tirer d'autres, mais en effa-
» çant ces traces sur le cliché, « tout ce qui n'est pas le
» texte écrit (2). »
Le motif pour lequel Picquart a voulu faire dispa-
raître les traces de déchirures est assez obscur.
Reinachj résumant ses explications, dit :
(1) nennes, I, 421.
(2) J. [leinach, II, 2o3.
— 407 —
» On avait trop parlé du panier de Schwarzkoppen à
» propos du bordereau, qui lï'en venait pas. Ces épreuves .
» « retouchées » seront plus discrètes, quand elles cir-
» culeront dans le ministère ; elles ne crieront pas l'ori-
» gine du document (i). »
Mais pourquoi les épreuves auraient-elles « circulé
dans le ministère » ? Les photographies du bordereau
avaient circulé parce qu'il s'agissait de trouver qui
l'avait écrit ; pour le petit hleu^ pareille enquête n'avait
nulle raison d'être. Il ne pouvait être questionde cher-
cher l'expéditeur au ministère !
Picquart a-t-il voulu substituer une photographie au
petit bleu original? dire qu'il avait intercepté le petit
bleu à la poste, l'avait photographié, puis rendu à la
poste pour expédition au destinataire?
« Cela a été prétendu par Junck {Cass. I, 428), dit
Reinach, et par Roget (Instruction Tavernier, 4 no-
» vembre) qui eut Junck sous ses ordres directs, au ca-
» binet Cavaignac. Mais ni l'un ni l'autre n'expliquent
» comment Picquart eût pu s'y prendre pour substituer
» une photographie (grise ou noire), à un petit bleu (2). »
L'explication a été parfaitement donnée, au contraire :
c'est celle que nous venons de reproduire.
« Mais, ajoute l'historien, un petit bleu déplié a
» 15 centimètres de long sur 13 de large, soit 195 cen-
» timètres carrés. Il manquait à la carte-télégramme...
» un certain nombre de fragments... environ 36 centi-
» mètres carrés. Le soleil véridique ne peut reproduire
» sur la plaque sombre que ce qui existe. L'épreuve
w retouchée pourra figurer un document net, mais non
» intact (3). »
(1) J. Reinach, II, 255 et 256.
(2) J. Reinach, II 257, en note.
(3) J. Reinach, II, 256.
— 4o8 ^-
Seulement, après cette judicieuse observation, Rei-
nach se garde' bien de reproduire les explications du
capitaine Junck :
« Pour le côté de l'adresse, on avait pris une carte-
» télégramme neuve, dans laquelle [on avait découpé
» des fenêtres correspondant à la suscription de la
» carte-télégramme ; en appliquant les deux cartes l'une
» sur l'autre, on arrivait à photographier les deux, la
» carte neuve n° i, en même temps que la suscription
» de l'adresse du petit bleit original : il ne restait plus
» que, par uae retouche facile, à faire disparaître le
» bord de ces fenêtres.
» Pour le côté intérieur, le côté de l'écriture, le tra-
» vail était plus difficile, puisqu'on risquait d'atteindre
» l'écriture et de changer les caractères de cette écri-
» ture (i). »
En tout cas, il a été établi que Picquart a demandé à
M. Gribelin et au capitaine Lauth s'il n'était pas pos-
sible de faire apposer un timbre à date par la poste (2).
(1) Rennes, I, 645.
(2) Cela résulte des dépositions de M. Gribelin {Cass., I, 432 ; Rennes,
I, 594), du commandant Lautli {Proci'sZola, 1, 283, 331 ; Inst. Fabre29;
Cass., I, 416 ; Rennes, I, 619), du capitaine Junck (Inst. Fabre 25 ; Cass.,
I, 427 ; Rennes, I, 646).
Reinacli prétend (II, 259) que « cette pratique frauduleuse (faire
timbrer une lettre qui n'est pas venue par la poste) avait été en usage
sous Sandherr )>, et il renvoie à l'instruction Fabre (déposition de
M. Gribelin), où l'on ne trouve absolument rien de semblable. Bien
mieux, à la page 126, indiquée par Reinach, on lit la déclaration sui-
vante de Picquart : « Lorsque j'ai pris possession du service, j'ai
trouvé dans les mœurs du bureau bien des habitudes singulières pou-
vant se justifier plus ou moins par Ja nécessité de tromper le service
d'espionnage d'une autre puissance. Il est possible, je le répète, qu'en
me renseignant auprès de Gribelin sur des faits de ce genre, /aie parZt'
d'apposition de cachets de la poste, mais jamais de la vie, je ne me
serais servi, etc. » De même dans son mémoire pour le règlement de
juges [Affaire Picquart, 274) : « J'ai peut-être demandé à Gribelin,
si du temps du colonel Sandherr... » Nous n'en sommes plus qu'à
une interprétation des paroles adressées à M. Gribelin.
— 409 —
L'apposition d'un timbre à date enlevait alors au
petit bleu sa prétendue authenticité d'origine, puisqu^il
devenait manifeste qu'il n'était pas venu par le cornet.
Aussi Picquart, à cette objection que lui présenta le ca-
pitaine Lauth, répondit-il : « Mais vous serez toujours
» là pour certifier que c'est l'écriture de A. (Schwarz-
koppen) (i). »
Picquart a d'ailleurs reconnu s'être ainsi expri-
mé (2).
Et cet aveu de Picquart rend bien inutile une longue
discussion de Reinach sur les « variations » du capi-
taine Junck qui a rapporté ces paroles, aux diverses
enquêtes, en remplaçant successivement origine par
provenance, -puis pj'ov en an ce par ecritiirel
En tous cas, l'insistance de Picquart pour obtenir des
photographies sans déchirures, sa question suspecte sur
l'apposition après coup d'un timbre de poste, sa demande
au capitaine Lauth de certifier l'écriture, rendent assez
vraisemblable l'hypothèse qu'il a voulu substituer une
photographie à l'original.
Peut-être, et ceci n'est encore, bien entendu, que très
hypothétique, Picquart n'a-t-il fait prendre tant de cli-
chés du petit bleu à l'origine que pour avoir des épreuves
sans grattage. On sait, en effet, que plus tard, on a
relevé un grattage du nom d'Esterhazy sur l'adresse, ce
nom ayant été rétabli avec une autre encre (3). Qui a
fait le grattage ? On l'ignore ; mais cette falsification a
permis plus tard à Picquart d'arguer d'une machination
dirigée contre lui.
(1) Cass., I, 416.
(2) Procès Zola, ï., 298, 325.
(3) Rennes, I, 465. — Picquart ajoute : « Je crois que si les encres
» (à la noix de galle et au bois de carapèche) avaient été les mêmes,
» la constatation des experts aurait été moins facile, moins probante. »
On lit en effet, dans le rapport Tavernier (i) :
Du rapport des experts, il ressort :
1° Que le mot « Esterhazy » a été l'objet d'altérations dont la plupart
sont 250s du
service des renseignements français, qui avait sur lui des documents
compromettants.
Singulière façon d'apaiser le service des renseignements que de ne
vouloir raconter que des balivernes !
(4) J. Reinach, II, 280, en note.
— ' 4iS —
Rennes, montre simplement que Richard Cuers avait
été assez satisfait, à son point de vue personnel, du ré-
sultat de ses démarches de 1896, et qu'il ne demandait
qu'à recommencer. Mais on dédaigna ce dévouement.
9. Picquart accuse Esterha;v.
Pendant ce temps, Esterhazy, qui, suivant Reinach,
avait été prévenu par le commandant Henry de la sai-
sie du petit bleu, des enquêtes policières faites contre
lui, de l'entrevue de Bâle, faisait démarches sur dé-
marches pour être affecté... au bureau des renseigne-
ments et placé sous les ordres de Picquart !
Reinach est un peu ému de la contradiction. Il tente
bien de s'en tirer en disant qu' « il n'y a pas, dans la co-
» médie italienne, d'idée plus grandiose », mais il n'est
pas tranchant comme à l'ordinaire :
« Esterhazy sait que Billot (ministre de la guerre), s'il
)> cède à tant de sollicitations, consultera Picquart ;
» celui-ci sortira aussitôt la carte-télégramme. On vou-
» drait savoir la riposte qu'il tenait en réserve... (i) »
Reinach lui-même ne sait pas !
Ici encore, nous en sommes réduits aux hypothèses.
On est en présence de plusieurs faits certains : Picquart
s'occupant, dès son arrivée au service des renseigne-
ments, de l'affaire Dreyfus, supprimant des pièces à la
charge du condamné et dirigeant plusieurs enquêtes
pour trouver quelqu'un à substituer à Dre3'fus ; Este-
rhazy, de moralité déplorable, toujours à court d'ar-
(I) J. Reinach, II, 285.
— 4^^ —
gent, en relations intimes avec des juifs, s'attachant
toujours à compromettre l'Etat-major, à trahir ceux qui,
le croyant persécuté par les partisans de Dreyfus, ont
tout fait pour le sauver, et aussi à rendre vraisemblable
l'accusation de trahison portée contre lui, particulière-
ment en imitant l'écriture du bordereau (i).
Comment faut-il relier entre eux ces faits ? On ne
peut que faire des conjectures. Picquart et Esterhazy
étaient-ils d'accord ? C'est assez peu vraisemblable, car
Picquart aurait attendu, pour ouvrir son enquête,
qu'Esterhazy fût entré au ministère. Il est plus probable
que chacun d'eux travaillait de son côté, sans se douter
qu'ils tendaient au même but.
Le général Billot l'a dit à Rennes (2) :
« J'ai dit au colonel Picquart... : « je suis l'objet de
» sollicitations étranges qui me viennent de tous côtés...
» M. Weil que vous m'avez signalé comme suivi et
» observé par votre service, M. Picquart! il remue ciel
« et terre ; le marquis de Maison, M. Jules Roche, le
» comte de Montebello, le baron de Lareinty, le général
» Giovaninelli, le général Saussier, gouverneur de Paris,
» veulent faire entrer au ministère de la guerre le com-
» mandant Esterhazy, au service des renseignements,
» dans un bureau quelconque. »
« ...Il y a des choses que je ne sais pas ; il y a des
» choses que tout le monde ignore ; il y a les variations
» du commandant Esterhazy î »
Picquart avait fait part de ses soupçons sur Esterhazy
au général de Boisdeffre peu avant l'entrevue de Bâle,
le 5 août 1896. Le général de Boisdeffre rentrait de
(1) Voir la brochure déjà citée : Le Bordereau, par un ancien élève
de l'Ecole polytechnique.
(2) Rennes, I, 178 et 179.
— 417 —
Vichy ; il trouva Picquart à la gare, reçut son rapport
sur Esterhazy, et lui prescrivit « de continuera le sur-
» veiller avec la plus grande prudence, la plus grande
» réserve, du moment qu'il s'agissait d'un officier supé-
» rieur de l'armée française » (i). Picquart, — et natu-
rellement Reinach suit sa version, — "rétend qu'il pria
le général de Boisdeffre de ne rien di re au générai Gonse,
qui, en fait, ne fut pas prévenu. Mais le général de
Boisdeffre a dit qu'il y avait là une vrreur absolue de
la part de Picquart, attendu que le général Gonse étant
le chef de Picquart, ne devait pas être tenu à l'écart, ce
qui aurait été «antimilitaire, antihiérarchique etantiré-
glementaire >> ; que, de plus, il avait la plus grande con-
fiance dans le général Gonse qui était « un viel ami de
trente ans », et que, si celui-ci n'a pas été instruit immé-
diatement, c'est qu'il était à la campagne, malade et
sur le point de subir une opération assez grave (2). Le
général de Boisdeffre partit peu après pour le camp de
Chàlons et ne rentra à Paris que vers le 20 août.
Picquart reçut, vers la même date, du chef du Cabinet
civil du ministre, M. Calmon, -^eux lettres d'Esterhazy :
on se demande, encore une fois, pourquoi cette persis-
tance de sa part à se procurer de l'écriture d'Esterhazy,
s'il n'avait pas eu l'idée de la comparer à celle du bor-
dereau, puisque le seul document en cause était le petit
bleu, qui, sûrement, en tout cas, n'émanait pas, on
l'avouera, d'Esterhazy.
Picquart, ayant enfin deux lettres, prit des fac-similé
du bordereau qu'il avait à sa disposition dans son bu-
reau (3), et les compara aux lettres. « Il fut épou-
vanté ».
« 11 fit photographier les deux lettres par Lauth, mais
{{) Rennes, I, o24.
(2) Rennes, I, 523 et 524.
(3) ;. Reinach, II, 290.
27
— 41» —
» après en avoir supprimé sous des « caches » la signa-
» ture, les dates et quelques mots trop révélateurs (i) »,
et alla montrer ces photographies au colonel du Paty,
puis à M. Bertillon.
Reinach prétend que tous deux reconnurent l'identité
de l'écriture avec celle du bordereau.
En réalité, le colonel du Paty dit qu'il trouvait des
analogies frappantes, mais aussi certaines dissem-
blances, et il engagea Picquart à se défier d'un piège,
« l'écriture ayant aussi une analogie » avec celle de
Mathieu Dreyfus (2).
M. Bertillon fit une déclaration analogue, ajoutant
qu'il pouvait y avoir là une imitation d'écriture, et con-
seillant aussi à Picquart de se méfier (3).
Mais Picquart, profitant d'une absence du comman-
dant Henry (4), se fit remettre par M. Gribelin le dossier
contenant les pièces secrètes relatives à l'affaire Drey-
fus, pour se convaincre de la culpabilité de Dreyfus, dit
Reinach, en réalité pour être prêt à toute objection ;
puis il rédigea un rapport (i^"" septembre 1896) « où il
> résuma les charges contre Esterhazy : la carte-télé-
» gramme, la déclaration de Cuers à Foucault... le
» bordereau, d'une similitude d'écriture qui frappe-
» rait l'œil le moins exercé, les tares, le désordre de
» l'homme... (5) »
Il se rendit ensuite chez le général de Boisdeffre et
lui fit sa démonstration de l'innocence de Dreyfus, con-
damné pour le crime d'Esterhazy.
Le général de Boisdeffre, explique Reinach, fut pris
(1) J. Reinach, \l, 290.
(2) Cass., I, 447.
(3) Procès Zola, I, 409 ; Cass., I. 155.
(4) Le commandant Henry fut absent du 20 août au 18 septembre
(J. Reinach, II, 286).
(5) J. Reinach, II, 296.
— 419 —
au dépourvu, n'ayant pas prévu cette affaire, et n ayant
pas eu « le temps de consulter son directeur (le Père
> du Lac) (i) ».
Aussi, « pour gagner du temps », il prescrivit à Pic-
quart d'aller voir le général Gonse à la campagne,
mais en même temps écrivit à ce dernier, dit Reinach,
« lui prescrivant la réponse à faire », qui évidemment
était dictée par le Père du Lac.
Le général de Boisdeffre envoya certainement une
pareille lettre, affirme Reinach, puisqu'après avoir reçu
la visite de Picquart, le général Gonse écrivit au géné-
ral de Boisdeffre pour lui dire qu'il partageait son
avis.
« Si Gonse écrit à Boisdeffre qu'il partage son avis,
» c'est qu'il le connaît déjà, que Boisdeffre lui a dicté
» la réponse à faire, que Boisdeffre n'a pas envoyé Pic-
» quart chercher l'indispensable avis de Gonse, mais
» lui rapporter une réponse convenue d'avance (2). »
A la vérité, on pourrait répondre qu'il est assez na-
turel que le général Gonse ait demandé à Picquart s'il
avait parlé de l'affaire au général de Boisdeffre, et que,
sur la réponse affirmative de Picquart, il se soit enquis
de l'avis du grand chef.
Mais ceci est sans doute trop simple pour un histo-
rien de l'envergure de Reinach.
Quoi qu'il en soit, l'avis du général de Boisdeffre était
le suivant: «Dreyfus est un traître, mais, d'après ce que
vous me dites, Esterhazy peut en être un autre. Cher-
chez les preuves de la trahison d'Esterhazy, mais sans
lui attribuer a priori le crime de Dreyfus. »
« Cette réponse, dit Reinach, parut à Picquart dénuée
(i) J. Reinach, U, 297.
(2) J. Reinach, II, 299, en note.
— 420 —
» de sens (i). » Il aurait fallu évidemment sur ce petit
hleu des plus suspects, sur la louche démarche de Ri-
chard Cuers, sur deux ou trois rapports de police, dé-
clarer immédiatement Esterhazy coupable de trahison,
et en outre, sur le vu de quelques lignes de son écriture,
lui attribuer la livraison des documents énumérés au
bordereau, documents qu'il n'avait jamais pu avoir en
sa possession.
Toutefois Picquart, bien qu'un peu étonné de « cette
» consigne imbécile (en apparence) », ne s'émut pas.
Consigne imbécile, enapparenceseulement,fait observer
Reinach ; car, en réalité c'était « un calcul profond,
> comme il y en a beaucoup dans la politique des Jé-
» suites (2) ».
Mais Picquart a encore confiance : « il tient pour
» certain que les chefs ne laisseront pas sciemment un
» traître dans l'armée, un innocent au bagne (3) ».
(1) ;. Reinach, II, 299.
(2) J. Reinach, II, 300.
(3) Ibidem,
CHAPITRE IV
LA DOUBLE BOUCLE
I. Fâcheux l'ésultat d'une ingénieuse manœuvre.
Ce chapitre est intéressant parce que nous y trou-
vons, naïvement — ou cyniquement — exposées quel-
ques-unes des machinations employées par les partisans
de Dreyfus pour affoler l'opinion publique.
« Depuis un an », raconte Reinach, Mathieu gardait
» dans son tiroir le mémoire de Bernard Lazare... Il dé-
» cida alors de le publier. »
« Alors », c'est-à-dire au moment précis où Picquart,
de son côté, était prêt. Mais continuons :
« Mathieu réfléchit qu^avant de faire paraître le mé-
» moire, il était nécessaire de rapprendre au public le
» nom de son frère, de forcer la presse hors de ce si-
» lence aussi mortel aujourd'hui qu'autrefois ses fureurs.
» Mais comment? L'idée lui vint de faire annoncer par
» un journal étranger l'évasion du prisonnier de l'île
» du Diable. Quand éclatera cette nouvelle, les plus in-
» différents se retourneront, il faudra bien que les
» aboyeurs recommencent à hurler. A cette explosion
— 422
» répondra alors, audacieux défi à la meute, la protes-
» tation documentée, que Dreyfus est innocent... (i) »
Le lecteur reconnaît là le procédé, toujours le même,
que nous avons déjà signalé à l'occasion du procès de
1894. Nous le retrouvons encore une fois, et ce ne sera
pas la dernière. On lance un mensonge, à la charge de
Dreyfus; — car l'évasion n'équivaut-elle pas à un nou-
vel aveu du crime ^ — la presse s'empare du mensonge,
le commente, en tire de nouveaux arguments contre le
traître ; le public s'émeut ; alors on crie à la calomnie,
à la machination'infàme, on rétablit les faits et on en
tire un argument en faveur de l'innocence.
Mathieu « s'aboucha donc avec un journaliste anglais
» qui, pour une grosse somme, et aussi, parce que les
» esprits réfléchis et impartiaux chez les autres peuples
» avaient toujours douté du crime de Dreyfus, consen-
» tit à lancer la fausse nouvelle de Tévasion (2) ».
Il est toutefois permis de voir dans la grosse somme
la cause déterminante du mensonge de ce journaliste
ami de la Justice et de la Vérité.
Quoi qu'il en soit, « le jour inéine (5 septembre) où
» Picquart alla rendre compte à Gonse » (de ses décou-
vertes relatives à l'innocence de Dreyfus et à la culpa-
bilité d'Esterhazy). « le Daily Chronicle (de Londres)
» annonça l'évasion de Dreyfus d'après le South-Wales
» Argus, de Newport... (3) »
La coïncidence entre la publication de cette nouvelle
et la démarche de Picquart, coïncidence signalée par
Reinach lui-même, est en effet assez caractéristique pour
qu'on la souligne.
(1) J. Reinach, II, 304.
(2) /. Reinach, II, 305.
(3) J. Reinach, II, 306.
— 4^3 —
Le ministre des colonies, M. Lebon, télégraphia à la
Guyane, d'où il reçut un démenti qui fut communiqué
à la presse.
« En réponse au démenti du gouverneur de la Guyane,
» Lebon lui câbla de maintenir jusqu'à nouvel ordre
j) Dreyfus dans sa case, avec double boucle de nuit, et
» d'entourer le périmètre de son promenoir, autour de
); la case, d'une solide palissade avec une sentinelle
» extérieure, en plus de celle du tambour. » D'autres
prescriptions suivaient...
« Tel fut le premier résultat de la fausse nouvelle
» lancée par Mathieu Dreyfus », conclut mélancolique-
ment Reinach (i).
Suivent douze pages sur les tortures que cette me-
sure de rigueur infligea à Dreyfus : « Son corps n'était
» plus qu'une plaie, ses chevilles écorchées, en sang.
» Chaque matin, après avoir dégagé ses pieds de la double
» boucle, il fallait les panser... Ses gardiens n'y purent
» tenir, firent plainte sur plainte, déclarant que leur
» crâne éclatait (2). »
Et Reinach renvoie en note à... Cinq années de ma
vie. La référence est faible. En outre, à Rennes, M. Le-
bon a déclaré n'avoir jamais su que Dreyfus se tût
plaint des conséquences de la mise aux fers (3), qui,
d'ailleurs, prit fin dès que la palissade fut construite.
De plus, à Rennes, également, on a lu un « rapport offi-
ciel sur le séjour de Dreyfus à l'île du Diable », rédigé
par le chef de Cabinet du ministre des colonies, M. Jean
Decrais, non suspect départi pris contre Dreyfus. M. De-
crais a analysé les rapports des gardiens de Dreyfus
et n'a signalé aucun éclatement de leur crâne (4). Quant
(1) J. neinach, II, 310, 311.
(2) J. Reinach, II, 319.
(3) Ren72es, I, 240.
(4) Rennes, I, 248.à 258.
- 424 —
à Dreyfus enfinj 4 cette même audience, il s'est drapé
dans sa dignité et n'a pas voulu parler des « tortures et
des souffrances atroces » qu'on lui avait fait subir pen-
dant cinq ans, désirant sans doute ne pas déflorer le
succès du livre qu'il devait publier peu après (i).
2. Le faux Weyler.
Après cette poignante digression, Reînach reprend
son récit.
« Le lendemain du jour où Lebon ordonna de mettre
» Dreyfus aux fers, un incident singulier se pi'oduisit.
» Une lettre à l'adresse de Dreyfus, mise à la poste
» dans un bureau parisien, fut envoyée au ministère
>) des Colonies... Ecrite en caractères bizarres et con-
(1) Reinach se demande gravement (p. 320, en note) si M. Lebon, —
le tortionnaire Lebon, — ne tombe pas sous le coup de l'article il5 du
Code pénal « qui punit du bannissement le ministre coupable d'un
» acte arbitraire » (quel admirable article, malheureusement trop peu
appliqué !) « Le caractère arbitraire de la mise aux fers résulte de
» l'article 614 du Code d'instruction criminelle qui précise « qu'un
» prisonnier ne peut être mis aux fers et enfermé plus étroitement
)> qu'en cas de fureur ou de violence grave, s'il use de menaces, in-
» jures ou violences, soit à l'égard du gardien ou de ses préposés, soit
» à l'égard des autres prisonniers. »
Le jurisconsulte Reinach commence par maquiller le texte de cet
article 614, qui dit, non pas qu'un prisonnier « ne peut être mis aux
fers qu'en cas de fureur ou de violence grave... », mais bien « sera mis
aux fers en cas de fureur ou de violence grave... » Il y a une nuance,
on en conviendra.
Mais ce petit lapsus calami est d'ailleurs insuffisant pour rendre
sérieuse la question posée par Reinach. Car l'article 614 s'applique
exclusivement aux prisonniers enfermés dans les « Prisons, maisons
d'arrêt ou de justice », et non aux forçats des bagnes. Donc Dreyfus
n'a pas été victime d'une nouvelle violation de la loi, comme on vou-
drait nous le faire croire.
— 425 —
» tournés, signée d'un nom volontairement illisible —
» Weill ou Weiss ? — elle était banale ; l'envoyeur ra-
» contait à Dreyfus qu'il allait marier sa fille à un juif
» de Bàle. Seulement, entre les lignes espacées, il avait
» écrit trois phrases à Tencre sympathique, mais de fa-
» çon si grossière, avec une attention si manifeste d'at-
» tirer l'œil, qu'on pouvait les lire sans faire chauffer
» le papier. — « Impossible, disait-on, de déchiffrer
» dernière communication ; reprendre ancien procédé
» pour répondre. Indiquer avec précision où se trou-
» valent les documents intéressants et les combinaisons
» faites pour armoire. Acteur prêt à agir aussitôt (i). »
C'est la lettre connue sous le nom de « faux We}--
1er ».
« Ce nouveau faux », dit Reinach, « commença par
tromper tout le monde », y compris Picquart, qui ce-
pendant, depuis une semaine, « avait découvert l'erreur
judiciaire. »
Il est bien invraisemblable, on en conviendra, que
Picquart, convaincu, comme on nous dit qu'il l'était
alors de l'innocence de Dreyfus, ait cru à l'authenticité
d'une pareille lettre, qui eût été dans ce cas bien grave
pour le « martyr de l'île du Diable ». Les explications
qu'il a données valent d'être reproduites : on y retrouve
l'accent particulier de sincérité qui éclate dans toutes
ses déclarations.
« Ce faux m'a troublé, mais j'ai accordé cela parfai-
» tement avec la découverte que je venais de faire. Je
y me disais : La famille cherche un moyen quelconque
» pour délivrer le condamné. Elle emploie un homme
» de paille. Le moyen est ridicule. Le moyen n'aboutira
(1) J. Reinach, II, 323, 324.
— 4^6 —
» qu'à un scandale. Mais enfiU; c'est un moyen déses-
)) péré qu'elle emploie...
»... D'autre part, j'avais la conviction, à ce moment,
» qu'Esterhazy était l'auteur du bordereau, et alors,
» vous voyez :
)> D'un côté, la famille faisant des tentatives qui
» étaient dirigées dans un but évidemment louable, en
» ce qui concerne le sentiment de la famille, mais un
» but bien extraordinaire : celui de substituer un
» homme au condamné.
» Et de l'autre, la question Esterhazy se présentant.
» Eh bien ! ces choses-là en face l'une de l'autre vous
» donnent l'explication de cette phrase de ma lettre au
» général Gonse :
» — Il va y avoir un gros bruit, un scandale. Ces
» gens ne paraissent pas informés comme nous le
» sommes.
» Ces gens, c'est-à-dire la famille Dreyfus, ces gens
» qui veulent délivrer par le procédé de l'homme de
» paille un homme qu'ils croient innocent peut-être, ou
» non, mais qu'ils veulent délivrer à tout prix. Alors
» que nous, de notre côté, nous sommes mieux ren-
» seignés, puisque nous savons que c'est Esterhazy qui
» est l'auteur du bordereau (i). »
La logique n''est décidément pas la qualité maîtresse
de Picquart, car enfin, si vraiment il croit à l'authenti-
cité de la lettre Weyler, s'il est convaincu que la famille
Dreyfus a fait choix d'un homme de paille à substituer
au condamné, il doit bien penser que ce choix a dû
porter sur quelqu'un dont l'écriture ressemblât à celle
du bordereau ; et comme lui, Picquart, n attribue la
paternité du bordereau à Esterhazy que sur une ressem-
blance d'écriture, sa méfiance aurait dû immédiatement
(1) Rennes, I, 436, 437.
— 427 —
être mise en éveil, et il aurait dû se demander si cet
homme de paille n'était pas justement Esterhazy, sur la
piste duquel on l'aurait aiguillé. Cette aisance avec
laquelle Picquart se rallie à deux hypothèses contra-
dictoires : substitution d'un faux coupable à Dreyfus et
culpabilité d'Esterhaz}' pour le crime de Dreyfus, est
d'autant plus invraisemblable que le jour oij, pour la
première fois, il présenta l'écriture d'Esterhazy à
M. Bertillon, celui-ci s'écria : « Les Juifs ont exercé
» quelqu'un depuis un an pour imiter l'écriture du bor-
» dereau ! » (i). Cette phrase de M. Bertillon est àQ fin
août (2) ; le faux A\'eyler est du 4 septembre, et Pic-
quart, se ralliant au principe de Tidée de M. Bertillon,
n'a pas même un doute sur celui qui lui a été désigné
comme mettant l'idée à exécution !
La filandreuse explication que nous avons rapportée
plus haut n'est donc pas sincère : elle n'a été donnée
que pour justifier une phrase très malheureuse de Pic-
quart, phrase qui prouve, avec la dernière évidence,
qu'il était au courant des projets de la famille Dreyfus.
« Il va y avoir un gros bruit, un scandale », avait-il
écrit au général Gonse. Et Reinach nous apprend que
« Gribelin prête à Picquart ces propos : « Vous allez
» en avoir une campagne de presse ! Ils ne savent pas
» ce qui les attend là-haut ». Et encore : « S'ils ne
» veulent pas marcher là-haut, je leur forcerai la main »
{Inst. Fahre^ 22, 48) (3).
Le général de Boisdeffre a déposé, à Rennes :
« Il (Picquart) déclarait que nous allions être en face
(1) PiCnnes, I, 431 (décposition de Picquart).
(2) Rennes, I, 430. La lettre d'Esterhazy présentée par Picquart à
M. Bertillon est datée du 25 août.
(3) J. Reinach, II, 332, en note.
— 428 —
» d'une campagne de presse épouvantable, qu'un scan- j
» dale énorme allait se produire. »
Et le général ajoutait :
« Je me demande comment il pouvait être sûr qu^un
» scandale énorme allait se produire... Je ne vois pas
» dans le faux Weyler un motif pouvant faire croire à
» la naissance d'un scandale épouvantable (i). »
Cette opinion du général de Boisdeffre sera certaine-
ment partagée par tous les gens sans parti pris, et la
maladroite explication de Picquart ne sert qu'à prou-
ver à quel point il était renseigné sur les projets des
amis de Dreyfus.
Quant au faux Weyler en lui-même, Reinach l'attri-
bue tout simplement à « l'Etat Major », insinuant qu'elle
pourrait émaner du commandant Henry, d'ailleurs ab-
sent, qui avait déjà adressé une « lettre semblable » à
Dreyius (2).
« A quel moment cette lettre est-elle interceptée .''
» Quatre jours après que Picquart a porté à Boisdeffre
» la preuve de l'innocence de Dreyfus, le lendemain du
))jour où il l'a portée à Gonse! Cette coïncidence
» échappe à Picquart » (3).
Mais une autre coïncidence, non moins frappante,
échappe au pers^picace Reinach. La lettre est interceptée
cinq jours après que M. Bertillon, ayant vu l'écriture
d'Esterhazy, a dénoncé celui-ci comme l'homme de
paille que l'on substituera à Dreyfus. N'est-il pas per-
mis de supposer que le faux Weyler fut la réponse à la
phrase de M. Bertillon } Toujours suivant l'immuable
(1) Rennes, I, 523, 526.
(2) J. Reinach, II, 324, voir plus haut page 418, note 4.
(3) J. Reinach, II, 526.
— 429 —
méthode, ou fournit à la thèse adverse un document ve-
nant la corroborer ; seulement, ce document est faux.
S'il est utilisé, on en démontrera la fausseté, et la thèse
sera ainsi ruinée. Mais cette fois le piège était trop
grossier...
^. Démarches de Picquart auprès, du ministre
Dreyfus, dans une de ses lettres de l'île du Diable,
avait indiqué le plan de campagne à suivre : faire en-
tamer la procédure de revision par le gouvernement.
« Seul, le gouvernement a tous les mo3'ens »... « La
» lumière pourra être faite quand on voudra bien la
» faire (i). »
Le général Billot, ministre de la guerre, qui « avait
» vécu longtemps avec les meilleurs du parti républi-
» cain (2) », le général Billot, « vieil ami de Scheurer-
» Kestner » (3), semblait assez désigné pour cette be-
sogne. Dès son arrivée au ministère (30 avril 1896), i|
avait essuyé une démarche de Scheurer-Kestner «venant
» lui demander confidentiellement s'il ne voudrait pas
» s'occuper de l'affaire Dreyfus » (4). Il l'avait écon-
duit, mais sans brusquerie.
Picquart fît « le nécessaire pour que l'initiative (de
» la révision) vînt du gouvernement » (5). « A plusieurs
» reprises », il demanda au général de Boisdefifre l'au-
{\) J. Reinacli, II, 304.
(2) Reinach, II, 337.
(3) « Le général Billot, qui est mon vieil ami de vingt-cinq ans »
{Procès Zola, I, 116, M. Scheurer-Kestner). — « II vint s'asseoir à ma
» table en vieil ami de vingt-neuf ans » [Rennes, I, 168, général Billot).
(4) Rennes, I, 167, — A rapprocher cette déclaration du général Billot
de celles de Scheurer-Kestner disant qu'après ses dernières démarches,
en 1895, il n'avait pas voulu s'occuper de Dreyfus.
(5) Pi'occs Zola, I, HO, lettre de Picquart au général Gonse : « Je
» crois avoir fait le nécessaire pour que l'initiative vienne de nous. »
— 4-^0 —
torisation d'exposer l'affaire au ministre. « Boisdeffre
finit par y consentir (i). »
Cette entrevue de Picquart avec le ministre est ra-
contée par Reinach d'après le récit de Picquart qui
« a très présent le souvenir ^> qu'à la vue du bordereau
et de l'écriture d'Esterhazy, le général Billot dit nette-
ment : « Le bordereau n'est pas de la main de Dreyfus. •>
Dans son «testament » (écrit par lui en 1897, quand on
Teut envoyé « à la mort », en Tunisie), Picquart rap-
porte que « le ministre a admis toutes ses preuves et lui
» a dit qu'au besoin il ferait mettre le « grappin » sur
» Esterhazy » ; il ajoute d'ailleurs : « En attendant, je
devais continuer mes recherches (2) ». Cette dernière
recommandation ne confirme guère ce qui précède. A
quoi bon de nouvelles recherches, si le ministre admet-
tait toutes les preuves }
Le général Billot a déposé qu'ayant, à cette date,
toute confiance dans le colonel Picquart, il avait été
ému par ses rapports, parles ressemblances de l'écri-
ture d'Esterhazy avec celle du bordereau, mais qu'il
avait insisté sur ce point « qu'Esterhazy fût-il cou-
» pable, l'innocence de Dreyfus n'en résultait pas ipso
y> facto;... qu'Esterhazy, fût-il même Tauteur du bor-
» dereau, était incapable d'avoir par lui-même les do-
» cuments énumérés dans le bordereau (3) ».
Pour Reinach, le général Billot a eu peur, peur de
» Drumont, Rochefort, ameutant la canaille contre le
» ministre vendu aux Juifs (5) », peur du général de
Boisdeffre. Peu après, Reinach reproche au général
Billot de n'avoir informé ni le président du Conseil,
(IW. Reinach, 11, 333.
(2) J. Reinach, II, 334 et 703 (appendice III).
(3) Cass., 1, 12, 550; Rennes, I, 178.'
(4) ;. Reinach, II, 339.
■ — 4^1 —
M, Méline, ni le président de la République, M. Félix
Faure. « Ce fait si grave : le chef du service des Ren-
» seignements qui découvre une erreur judiciaire — et
» quelle erreur! — et qui a surpris à nouveau, en fla-
)) grant délit, le véritable auteur de la trahison, — et
» quel crime ! le monde entier en a retenti ! — ce fait
» si grave, Billot le garde pour lui...! (i). »
Rappelons que ces « preuves » étaient un document
suspect, le petit bien, et une ressemblance d'écriture.
C'est avec cela que le ministre de la Guerre aurait dû
aller trouver le président du Conseil et le président de
la République!
Repoussé par le ministre, Picquart talonne le général
Gonse, alors absent de Paris ; le général lui répond par
ces lettres qui ont fait tant de bruit et dans lesquelles il
lui recommande la prudence (2).
(1)7. Reinach, II, 340.
(2) On lit dans le tome III de VHistoire de Caffaire Dreyfus (p. 347) :
« Scheurer (à l'audience du 8 février, procès Zola) eût voulu donner
» lecture des lettres de Gonse et de Picquart ; le président s'y opposa.
» Je les publiai le lendemain. »
Et en note :
a Picquart avait autorisé Sciieurer à en donner lecture à la barre.
)) Pour la publication dans les journaux, il lui dit de faire à sa guise,
» qu'il n'interviendrait pas. C'est ce que me dit Scheurer après l'au-
» dience. J'envoyai aussitôt des copies au Siècle, à ÏAurore, à la Petite
» République, au Radical, etc. Picquart, en effet, ne protesta pas. »
Or, au procès Zola (I, 318), à l'audience du 11 février, deux jours
après la publication des lettres, M^ Labori demandait à Picquart :
« J'arrive aux lettres du général Gonse... Est-ce que M. le colonel
« Picquart ne s'est pas opposé toujours à leur publication? » — Et
Picquart de répondre : k Oui, de la façon la plus absolue ». Peu après,
insistant encore : « J'ai agi de la façon la plus énergique auprès des
» personnes qui en avaient pris copie, pour qu'elles ne publient pas
» ces lettres... »
« En réalité », dit Reinach, « s'il (Picquart) dit plus tard qu'il s'était
» opposé de la façon la plus absolue à cette publication, cela était
» vrai pour la période qui avait précédé le procès de Zola. »
Reinach oublie le toujours de M« Labori ; la restriction mentale et le
— 4^2 —
Au procès Zola, le général Gonse s'est d'ailleurs expli-
qué nettement sur cette correspondance (i) :
« Ces lettres avaient été provoquées par une visite
» que le colonel Picquart était venu me faire à la cam-
» pagne. Par conséquent ces lettres étaient la suite
» d'une conversation, et, pour les comprendre, il faut
» savoir quelle était cette conversation. Elle était la
» suivante :
« Le colonel Picquart était venu m'apporter des soi-
» disant preuves de la culpabilité du commandant Es-
» terhazy. C'étaient des présomptions, ce n'étaient pas
)) des preuves; c'est pour cela que je lui avais dit:
» continuez votre enquête dans l'ordre d'idées que vous
» avez commencé.
« Je lui avais dit : ne réunissez pas les affaires Es-
» terhazy et Dreyfus... ne faites pas faire d'expertises
» d'écritures, ce n'est pas votre droit : vous n'êtes pas
» officier de police judiciaire, vous ne pouvez pas cons-
» tituer des experts assermentés. Mais recherchez la
» culpabilité auprès des officiers qui ont connu M. Es-
» terhazy, sur les champs de tir qu'il a pu fréquenter,
» où il a pu demander des renseignements confiden-
» tiels, aux officiers d'artillerie...
(( Je voulais distinguer et disjoindre les affaires
» Dreyfus et Esterhazy... Je donnais au colonel Pic-
» quart le conseil de continuer à rechercher la culpabi-
» lité du commandant Esterhazy, qui pouvait être le
» complice de Dreyfus — je n'en savais rien — qui
» pouvait être un autre coupable — il pouvait y en
» avoir plusieurs — ; c'était à lui à rechercher dans
distinguo qu'il prête à Picquart ne lèvent donc pas la contradiction.
Qui mettra d'accord ces « âmes de cristal » ? Lequel de Scheurer, de
Reinach ou de Picquart, dit la vérité ?
(1) Procès Zola, I, 218.
— 433 —
» l'ordre d'idées qu'il m'avait indiqué. Et nous étions,
» je crois, complètement d'accord à ce sujet. »
C'est ce que Reinach appelle « savoir ruser avec un
» gêneur, avant de le perdre. Ainsi Gonse ne heurte pas
» Picquart^ il cherche surtout à écarter de cet esprit
» soupçonneux, en éveil, toute idée que Boisdeffre et
» lui-même seraient hostiles à l'œuvre de réparation et
» de vérité (i) »,
Seulement moins de quarante pages plus loin (2), il
cite cette déclaration de Picquart à l'instruction
Fabre : « Ce que je compris des explications de Gonse,
» c'est qu'il n'y avait plus lieu de s'occuper de Dreyfus »,
et il insiste : « Picquart ne connaissait que sa consigne.
> Gonse et Boisdeffre lui ont prescrit de ne plus s'oc-
> cuper de Dreyfus », renvoyant à une déclaration du
général Gonse au procès Zola, précisément au sujet de
la correspondance échangée avec Picquart au début de
septembre.
Mais, suivant les besoins de la cause, Picquart dira
qu'il a ou qu'il n'a pas compris, et Reinach reprochera
aux généraux de Boisdeffre et Gonse, soit leurs ordres
impératifs, soit l'ambiguïté de leurs instructions. Il lui
suffit d'ailleurs d'admirer « la netteté, la précision des
» dires de Picquart, corroborés souvent par les
» faits (3) ».
Souvent... quel délicat euphémisme !
(1) J. Reinach, JI, 346.
(i) J. Reinach, l\, 380, en note.
(3) .1. Reinach, 111, 373. — Remarquons d'ailleurs qu'à la Cour de
cassation (1, 220), le juge IJertulus, dont Reinach cite les paroles, avait
dit ; « toujours corroborés par les faits )>. La rectilication de Reinach
est un hommage à l'impartiale histoire.
434 —
4- V article de V « Eclair ».
Cependant la campagne de presse que Picquart avait
« prévue » ne tarda pas|à commencer.
Elle fut amorcée par un article de M. Calmette dans
le Figaro sur la vie de Dreyfus^à l'île du Diable et, na-
turellement, on y parlait^du condamné avec « une sym-
pathie à peine dissimulée (i) ».
Cet article provoqua un incident assez curieux il'au-
« teur de rarticle[ajoutait[^que Chautemps, ministre des
» Colonies en 1895, désireux « d'adoucir le sort dudé-
» porté », aurait voulu permettre à M'"*" Dreyfus de le
«rejoindre; il avait demandé avis, par dépêche, au
» gouverneur de la Guyane, mais la réponse avait été
» négative (2) ».
« L'ancien ministre », poursuit Reinach, « s'affola à
» la pensée de quelque^comité électoral qui lui ferait un
» crime d'avoir, eu la velléité d'être humain, et d'avoir
» été respectueux^de la loi, — donc vendu aux Juifs et
» complice du traître. Pendant plusieurs jours, il mul-
» tiplia les désaveux indignés, menaçant de poursuivre
» les auteurs « d'une aussi odieuse calomnie »... Le Fi-
» garo riposta en publiant le texte de la dépêche niée
» par Chautemps (3) ».
On voit leîmépris non dissimulé de Reinach pour la
bande des politiciens qui, par la suite, devaient s'enrô-
(1) J. Reiiiacli, II, 328.
(2) /. Hcinach, II, 329.
(3) Ce qui fit dire à M. Rochefort, dans l'Intransigeant (12 septembre
1896) : « En France, pi suffit à un homme, jusque-là véridique, de
)) passer ministre, pour devenir subitement plus menteur que le der-
» nier des arracheurs de dents. »
— 4^5 —
1er sous sa bannière. Nous avons déjà souligné, au
tome P"", l'ironie avec laquelle Reinach a parlé de l'atti-
tude de MM. Millerand, Jaurès et Clemenceau en 1894.
Au tome III, il ne négligera pas de mettre sous nos
yeux des extraits d'articles fulminants de M. Camille
Pelletan contre le syndicat et en laveur d'Esterhazy ; il
n'aura garde d'omettre un article de M. Gérault-Ri-
chard, intitulé Vimmonde (L'Immonde, c'est Rei-
nach) (i) ; il relatera l'apostrophe fameuse de M. Mille-
rand à celui qui, « au lieu d'essayer de réhabiliter un
» nouveau Calas, aurait peut-être, dans sa famille,
» d'autres réhabilitations à poursuivre » ; il n'oubliera
pas l'appréciation de M. Anatole France sur Zola, dans
la Vie littéraire : « la Terre, ou les Géorgiques de la
» crapule... Il a comblé cette fois la mesure de l'indé-
)) cence et de la grossièreté... (2) »; puis, magnanime
et généreux, il félicitera doucement ces pauvres aveuglés
d'avoir ouvert enfin les yeux « à la Justice et à la Vé-
rité ».
L'article du Figaro eut un écho dans V Autorité :(i Cas-
» sagnac osa dire le doute qui, de nouveau, obsédait les
» consciences... (3) ». M. Drumont, dans un article in-
titulé « Dreyfus et Deutz (4) », protesta contre la « clas-
sique manoeuvre juive ». M. Castelin, député de l'Aisne,
écrivit à M. Méline, président du Conseil, qu'il Tinter-
pellerait à la rentrée.
L'opinion publique étant ainsi à- point, le 14 sep-
tembre, VEclair publia le fameux article « Le Traître »,
pour lever tous les doutes et donner « la preuve, la
(1) PclUe liépuhliqxe du 11 février 189S. Reinach (III, 362) cite cette
phrase de l'article, on il est fait allusion aune condamnation encourue
par M. Uochefort pour l'avoir diiïamé, lui, Reinach : « Comme si l'on
pouvait diffamer linfamie faite homme ! >>
(2) ;. Itcinach, III, 31, 70, 73, 144, 304, 362.
(3) J. Reinach, 11, 332.
(4) Libre l'arole du II septembre 1890.
— 436 —
preuve irréfutable, la preuve en toutes lettres de la trahi-
son ».
Cette preuve était une dépêche chiffrée, adressée par
l'attaché militaire allemand à l'attaché militaire italien,
que le service des renseignements avait interceptée et
qui contenait cette phrase : « Décidément, cet animal
de Dreyfus devient trop exigeant ».
Peu après, expliquait l'article, on avait saisi le bor-
dereau, qui avait servi de base à l'accusation ; deux
experts sur cinq l'attribuèrent à Dreyfus. Le général
Mercier, ne voulant pas verser aux débats la dépêche
chiffrée, résolut de la communiquer secrètement aux
juges. « Elle fut donc communiquée aux juges seuls,
» dans la salle des délibérations. Preuve irréfutable,
» elle acheva de fixer le sentiment des membres du
» Conseil. Ils furent unanimes lorsqu'il s'agit de pro-
» noncer sur la culpabilité du traîlre... »
Cet article était, en apparence, écrasant pour Drey-
fus. Une fois de plus nous rencontrons l'application de
la méthode déjà signalée. Une preuve formidable est
fournie contre le traître, l'opinion publique est rassu-
rée. « La certitude d'hier », dit Reinach, « n'avait
» d'autres assises que la foi...; la certitude d'aujour-
» d'hui repose sur des bases de granit, sur le roc des
» laits (i). » La réaction ne sera que plus vive, lorsque
la fausseté de la preuve sera fournie : ce sera unique-
ment l'opinion de deux experts sur cinq (2) qui aura
emporté la condamnation.
De plus, l'article, révélant la communication illégale
faite aux juges en Chambre du Conseil, fournit matière
aux protestations indignées des juristes. En fait, deux
jours après, M*"^ Dreyfus adressait une pétition aux
(1) J. Reinach, II, 3^v .
(2) On a vu, au tome P"", la fausseté de cette assertion.
— 43? —
Chambres pour leur « faire constater qu'un officier a
» été condamné sur une pièce produite à son insu et
» qu'il n'a pu discuter ».
Il est évident qu'un ennemi de Dreyfus, bien docu-
menté sur l'affaire, n'aurait pas ainsi fourni des armes
aux partisans de celui dont il voulait « sceller la con-
damnation ». Aussi Reinach n'hésite-t-'l pas une mi-
nute à attribuer l'article... au commandant Henry, le
lecteur l'a déjà deviné.
« Il y en a dix preuves », dit-il (i).
Voyons ces preuves.
i" « Guénée avait été chargé par Henry à la fois de
» surveiller Picquart et de le tromper. (Quelques jours
» avant que paraisse l'article de V Eclair, Guénée rap-
» porte à Picquart, qui le croit, que ce journal est ac-
» quis aux Dreyfus. »
2"" « L'article à peine a paru que Gribelin, autre
» homme d'Henry » {sic), s'essaye à effrayer Picquart :
» « C'est vous qu'on va accuser! » Et le bruit s'en ré-
» pand.,. »
3" « Picquart s'irrite. Crédule à Guénée (à Henr}-), il
» a soupçonné d'abord Mathieu Dreyfus d'avoir inspiré
» l'article. Plus tard, il suspectera du Paty... »
« ...Ainsi Henry a orienté Picquart d'abord sur les
» Dreyfus, puis sur du Paty... Henry, à son ordinaire,
» reste dans l'ombre. »
4" « L'article avait été apporté par un rédacteur du
» Petit Journal, grand ami d'Henry. »
5" « Deux ans plus tard, un juge d'instruction inter-
» roge Guénée sur l'article de V Eclair : « Je ne veux
» rien dire. — Pourquoi? — Parce que je me considère
» comme lié par le secret professionnel. » Il tenait
(1)./. Ileinach, II, 373.
— 438 —
» presque tous les secrets d'Henry, qui le payait gras-
» sèment (i). »
Telles sont les dix preuves. Qui oserait les discuter ?
Et voilà encore un point établi. De même que le com-
mandant Henry a écrit en 1894 à la Libre Parole pour
lui révéler l'arrestation de Dreyfus, de même, en 1896,
il a inspiré l'article de VEclair.
De ces cinq « preuves » — qui comptent pour dix (on
voit bien que ce ne sont pas des preuves ordinaires) —
examinons plus spécialement la quatrième : « l'article
» a été apporté par un rédacteur du Petit Journal, grand
» ami d'Henry (2) ».
En 1899, pendant le procès de Rennes, on ouvrit une
instruction contre VEclair au sujet de cet article. Le
Figaro à\i 30 août publiait, à ce propos, un article où
l'on lit : « M. Sabatier, directeur de VEclair, a dit au
)) juge d'instruction que l'article visé avait été écrit par
» M. Georges Montorgueil, sur les renseignements four-
» nis par M. Lissajoux, alors rédacteur au Petit Journal.
» Comme M. Lissajoux, a ajouté M. Sabatier, affirmait
» que la pièce portait bien le nom de Dreyfus, nous in-
» sistâmes. Il nous dit être certain de ses souvenirs sur
» ce point .»
Cette dernière phrase se retrouve identique dans la
déposition de M. Sabatier à l'instruction Tavernier, pu-
bliée dans le Figaro du 28 août : « Comme M. Lissa-
» joux affirmait que cette pièce, dont il n'avait entendu
» parler que par ouï dire, portait le nom de Dreyfus en
(1) /. Ueinach, II, 373 à 37o.
(2) Reinach ne cite aucune référence comme preuve de cette amitié.
Cependant M. l'ierre Giffard, ancien rédacteur en chef du Petit Journal,
a raconté, en 1899, dans le Vélo, du 12 Août que M. Lissajoux se vantait
d'être très lié avec le générai (ionse, le colonel Henry, le greffier Vall e-
calle, etc. Pourquoi Reinach ne cite-til pas cette autorité ? La trou-
verait-il suspecte ?
— 4:>9 —
» toutes lettres, nous insistâmes pour lui demander s'il
» en était bien certain. Il nous dit être sûr de ses sou-
» venirs sur ce point .»
Ainsi lorsque M. Lissajoux a porté son article au di-
recteur de V Eclair, il n'a donné comme référence de ses
affirmations que des souvenirs. Et en effet, le Figaro du
50 août rapporte ainsi une de ses déclarations : « Mon
» article, a-t-il dit, a été fait avec';des renseignements
» de seconde main, fournis par plusieurs personnes, et
» dont j'ignore l'origine précise ».
Reinach rapporte cette déclaration de Picquart à
Rennes (i) : « Je sais qu'Henry était au mieux avec le
Petit Journal. Et il ajoute : « Il était également
» au mieux » avec V Eclair, qui, le i®"* novembre 1894,
» avait, en même temps que la Libre Parole^ livré au
» public le nom de Dreyfus. »
Ainsi le commandant Henry a deux journaux à sa
disposition, et, voulant publier un article dans l'un, il
s'adresse à un rédacteur de l'autre! On conviendra
qu'il était peu habile à ménager les susceptibilités des
gens avec qui il était au « mieux. »
Au procès Zola, M. l'avocat général van Cassel a lu-
mineusement exposé le but qu'on se proposait avec cet
article de VEclair, et a mis en évidence sa véritable
origine; nous ne croyons pas pouvoir mieux faire que
de reproduire cette partie de son réquisitoire (2) :
« La publication de VEclair, du 15 septembre, a paru
» à M. Trarieux une manœuvre : ce fut, pour lui, un
» trait de lumière.
» Le document x«enait, nous a-t-il dit, de ceux qui
» avaient intérêt à le produire. J'en tombe d'accord
(1) Rennes, I, 454 ; J. Reinach, II, ^lîj, en note.
(2) Procès Zola, II, 202.
— 440 —
» avec lui. Qui avait intérêt à proclamer qu'une pièce
» décisive avait été communiquée aux seuls juges ? Eh
» bien ! c'est M""® Dreyfus qui va se charger de faire la
» réponse car l'article porte la date du 15 et, c'est le
» 16 septembre, c'est-à-dire le lendemain, qu'elle a
» adressé sa requête|à la Chambre des députés pour
» faire tomber le jugement qui condamnait son mari.
» Je crois qu'il y a là une coïncidence suffisamment
» frappante pour montrer quel était l'intérêt de la com-
» munication qui avait été faite. C'est le lendemain
)) qu'on attaque ainsi, immédiatement, avec l'arme qui
» venait ainsi d'être fournie par le journal.
» Qui avait alors le dossier renfermant la pièce,
» puisque M. Trarieux indique qu'il fallait avoir le dos-
» sier pour le communiquer.^ Eh bien! depuis la fin
» d'août iSgô jusqu'au milieu de novemhre, le dossier
» est resté entre les mains du lieutenant-colonel Pic-
» quarts chej du service.
» ...Cette pièce n'a pas été communiquée, puisqu'elle
» n'a pas été reproduite dans le journal. La citation
» du journal V Eclair lui avait été inexactement rap-
» portée ; car le journal donne un texte inexact; il y
» avait dans la pièce authentique : « Cette canaille
» de D... », mais il n'y avait pas le nom tout entier, et
» le journal, je me fais bien comprendre, donnait le
» nom tout entier, c'est-à-dire qu'/Z dépassait la por-
» tée de la pièce.
» Eh bien! Messieurs, celui qui avait ajouté ce nom
» tout entier voulait avoir un argument décisif, sans
» lequel l'attaque de la décision de 1894, la pétition qui
» commençait cette attaque n'aurait pas pu se pro-
» duire.
» ...Et je dis que, plus vous soutiendrez que le minis-
» tère de laGuerre considère la décision de 1894 comme
» inattaquable, et moins vous ferez admettre par un es-
— 441 —
» prit sensé que ce ministère a fait lui-même une com-
» munication qui permettait de l'attaquer.
» Il en était tout autrement pour ceux qui voulaient
» faire tomber cette décision : ils en sapaient le Jonde-
» ment, ils ont eu Vhahileté de faire faire cette comniu-
)) fiication à un journal qui croyait en tirer argument
» utile contre le condamné . »
Il semble en effet que la question soit tranchée pour
tout « esprit sensé » — ajoutons : et de bonne foi.
Picquart, comme on l'a vu, avait, dès le 8 septembre,
annoncé par lettre au général Gonse un gros scandale.
Le jour même de la publication de l'article, il lui écri-
vait, tout fier de sa perspicacité :
« Mon général, le 8 septembre, j'avais l'honneur d'attirer votre
attention sur le scandale que certaines gens menaçaient de faire
éclater sous peu... » (quelle sûreté d'information!) « ... L'article de
VEclaxr, que vous trouverez ci-joint, me confirme malheureusement
dans mon opinion. Je vais rechercher avec soin qui a pu lancer la
bombe.
» Mais je crois devoir affirmer encore une fois qu'il faut agir sans
retard. Si nous attendons encore, nous serons débordés, enfermés dans
une situation inextricable, et nous ne trouverons plus les moyens
fVétablir la vérité vraie. »
Il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud.
« Gonse, le lendemain, rentra de congé, reçut Pic-
» quart dans son cabinet... L'entretien porta d'abord
» sur l'article de V Eclair... On aborda ensuite la ques-
» tion capitale de l'erreur judiciaire. Picquart ayant re-
» pris, avec une nouvelle force, son raisonnement (?) et
» ses objurgations : « Mais qu^est-ce que cela vous fait,
» demanda Gonse, que ce Juif reste à l'île du Diable ? »
» Picquart, stupéfait de ce cynisme, répond : « Mais,
» mon général, il est innocent... » Gonse hausse les
» épaules ; il ne conteste pas que Dreyfus soit innocent.
» « Cela ne fait rien, dit-il ; ce ne sont pas des considé-
— 442 —
» rations qui doivent entrer en ligne de compte... Si
» vous ne dites rien, personne ne le saura. »
» Alors Picquart, ce soldat discipliné et respectueux,
» si maître de lui, mais pris d'indignation : « Ce que
» vous dites là est abominable, mon général ! Je ne sais
» pas ce que je ferai, mais en tout cas je n'emporterai
» pas ce secret dans la tombe ! »
» Et il quitte la pièce brusquement, sans attendre la
» réponse de Gonse (i). »
Ce récit funambulesque est fait d'après la lettre que
Picquart écrivit au garde des sceaux en septembre 1898,
lorsqu'après la mort du colonel Henry, l'instance en re-
vision fut introduite par la famille Dreyfus.
Picquart a repris son roman à Rennes (2).
Le général Gonse, à la Cour de cassation (3), a dit :
« Je ne l'ai (Picquart) jamais entendu prononcer
» cette phrase : « Ce que vous dites là est abominable,
» et je n'emporterai pas ce secret dans la tombe ». Je ne
» lui ai pas parlé en termes méprisants de Dreyfus, en
» lui appliquant l'épithète de juif... »
A Rennes, le général Gonse a été non moins catégo-
rique et encore plus dédaigneux (4) :
« Les conversations qu'il m'a prêtées sont absolument
)) erronées et, comme il fait des erreurs continuelles de
» dates, qu'il change à tout instant, qu'il fuit, qu'après
» avoir dit telle chose à tel procès, aujourd'hui il dit
» autre chose, moi, je n^attache pas plus d^importance
» que cela à ses dires en ce qui me concerne .»
Picquart, après la déposition du général Gonse, est
venu contester un ou deux points de détail, mais n'a pas
(1) J. Bcinach, II, 358, 359.
(2) Rennes, I, 441.
(3) Cass.,\, 249.
(4) PkCnnes, \, ooi.
— 443 —
relevé le démenti relatif à ces conversations si étranges.
Cependant Picquart revint à la charge contre Este-
rhazy (i) : « son esprit est ingénieux ». Il propose de
tendre un piège à Esterhazy, de lui envoyer, « en se ser-
» vant des termes et des conventions du petit bleu, un
» télégramme l'invitant à venir à Paris. S'il accourt, son
» affaire est claire (2) ».
Le général Billot repoussa ce mo5^en avec indigna-
tion. D'ailleurs, « à ce moment, on était à la fin des ma-
» nœuvres ; il était très vraisemblable qu'Esterhazy allait
» venir à Paris », a dit le général Roget. C'eût donc été
interpréter une démarche naturelle comme provoquée
parce faux télégramm.e.
Le général de Boisdeffre, mis au courant, ne trouva,
selon Reinach, qu'une solution : consulter le P. Du Lac.
« Que lui dit Du Lac ? » demande Reinach avec le ton
distingué qui lui est habituel ? Une chose bien simple :
« Sacrifier Picquart après avoir sacrifié Dreyfus ».
Comme cela, «on évitera tout embêtement (3) ».
Reinach ne garantit pas le texte, mais il garantit le
sensdela réponse; et s'il l'exprime « en termesignobles »,
c'est pour « la traduire avec la fidélité qu'exige « l'his-
» toire ».
11 reprend d'ailleurs le style noble pour clore son
chapitre :
« Un immense engrenage, fait de lâchetés qui s'en-
» chaînent, c'est toute cette histoire ».
(1) Reinach dit (p. 367) que le général Gonse refusa de mander Este-
rhazy au ministère, parce qu'il c eût pris la fuite, confessant ainsi son
crime. »
C'est peu probable : il aurait cru, au contraire, qu'on voulait l'in-
terroger sur sa demande qu'il avait faite pour être classé au ministère.
Cette phrase de Reinach est bien étrange. Y avait-il, à cette époque,
un plan échafaudé sur une fuite d'Esterhazy?
(2) J. Reinach, U, 361,302.
(3) J. lieinach, II, 366.
CHAPITRE V
HENRY
I. Suite de la campagne. — Une pièce « suspecte ».
« Boisdeffre, comme Picquart, s'était attendu à voir
» les polémiques renaître des révélations de VEclair...
» Au contraire, le silence se fît de nouveau dans la
» presse (i). »
Mais Reinach ne pouvait pas rester inactif: il était à
ce moment à Contrexéville, et s'empressa, dès le len-
demain de l'article, d'écrire au garde des sceaux Darlan
pour lui demander, soit un démenti, soit une enquête
sur la communication secrète faite aux juges, faute de
quoi (( il saisirait la Commission de l'armée d'une de-
» mande collective d'interpellation (2) ». Car Reinach
faisait partie de la Commission de l'armée. Nous avons
tout vu !
Le croirait-on? Le ministre de la Justice laissa la
lettre — une lettre de Joseph Reinach ! — sans ré-
ponse.
De son côté, M™^ Dreyfus, le 16 septembre, adressait
aux Chambres la pétition dont nous avons parlé plus
(1) J. Reinach, II, 376.
(2) J. Reinach, II, 377.
— 445 —
haut. De cette façon, le Parlement se trouvait saisi de
deux manières différentes, parReinachet par M'"^ Drey-
fus. Reconnaissons que, pourdes gens « qui ne s'étaient
jamais vus » (i), leurs démarches concordaient d'une
façon bien remarquable.
De son côte, Picquart agissait. Il interrogea un an-
cien secrétaire d'Esterhaz}^, nommé Mulot, qui déclara
avoir copié pour le commandant diverses pièces rela-
tives à l'artillerie et au tir, mais ne reconnut pas le
Manuel. Il convoqua aussi à son bureau le capitaine
Le Rond, qui, à des écoles à feu, avait piloté un groupe
d'officiers d'infanterie dontEsterhazy faisait partie. « Le
Rond », dit Reinach, « raconta qu'Esterhazy lui avait
» posé, verbalement et par écrit des questions sur l'ar-
» tillerie et sur un obus (2). Mais Reinach n'a garde
d'ajouter que ces questions mêmes « témoignaient d'une
» compétence médiocre » (^3), à l'inverse des points re-
latifs à l'artillerie, visés dans le bordereau, et qui dé-
notent chez l'auteur de cette pièce une compétence spé-
ciale en artillerie.
D'autre part, si c'est Esterhazy qui a écrit le borde-
reau, il sait, par l'article de l'Eclair que « c'est son
œuvre qui a servi à faire condamner Dreyfus » (4). Il
devait donc être « absolument sur ses gardes », comme
a dit Picquart à Rennes.
Or, c'est à cet instant précis qu'il renouvelle avec la
plus vive instance ses démarches pour entrer au minis-
tère : il écrit à M. Jules Roche lettres sur lettres, s'adresse
à M. de Montebello, au général Giovaninelli, fait agir
auprès du général Saussier par son ami Weil, auprès
du général Millet, directeur de l'infanterie, etc. (5).
(1) Reinach, II, 370.
(2) J. Reinach, II, 380.
(3) Cass., I, 618.
(4) J. Rennes, I, 444, Picquart.
(o) J. Reinach, II, 383.
— 446 —
A cette époque (octobre 1896) le fac-similé du borde-
reau n'avait pas encore été publié par le Matin, et l'on
pourrait dire qu'Esterhazy ignorait la similitude de son
écriture avec celle du document, base de l'accusation
en 1894. Mais après le 10 novembre, date de la publi-
cation par le Matin, le doute n'est plus permis. Kste-
rhazy a déclaré qu'il y avait, entre son écriture et celle
du fac-similé, une « similitude épouvantable » (i), et
cependant il persiste à vouloir un poste au ministère de
la guerre (2), c'est-à-dire à mettre sous les yeux de
ceux qui ont vu le bordereau original, une écriture
révélatrice ! Bien mieux, Esterhazy reçoit, vers le 16 no-
vembre, comme on le verra plus loin, une lettre ano-
nyme, le prévenant qu'à la tribune de la Chambre,
M. Castelin le dénoncera comme complice de Dreyfus,
et il tient à aller se jeter dans la gueule du loup !
Reinach ne s'émeut pas de ces contradictions et ne
les signale même pas, quoiqu'elles aient une importance
capitale : elles suffiraient à constituer la preuve absolue
qu'Esterhazy n'a point participé au crime pour lequel
Dreyfus a été condamné.
Mais, d'autre part, M. Bertillon a prouvé qu'Esterhazy
s'est attaché à imiter l'écriture du bordereau ; et d'une
manière tellement servile, qu'il a pris comme tics gra-
phiques, à lui personnels, toutes les tares de reproduc-
tion qu'a pu contenir le calque défectueux de l'original
qu'il avait à sa disposition, tares qui se retrouvent
d'ailleurs dans le fac-similé du Matin, par suite du cli-
chage. Il en résulte manifestement qu'Esterhaz}^ cher-
chant à entrer au ministère de la Guerre, voulait sim-
plement mieux jouer son rôle, le bordereau ne pouvant
émaner que d'un officier d'état-major, ou d'un officier
(1) Eclio de Paris du 19 novembre 1897.
(2) Des lettres à M. Jules Roche sur ce sujet sont datées des 21 no-
vembre, IJ et 15 décembre 1896 (Casa., I, 703, 704, 70j).
— 447 —
ayant accès dans les divers bureaux de V état-major. On
se rappelle avec quelle insistance il a affirmé plus tard
avoir été un agent secret permanent du colonel San-
dherr. Ces allégations fantaisistes ont été démenties;
mais quel poids n'auraient-elles pas eu sur l'opinion pu-
blique, si Esterhazy avait été attaché officiellement, en
1896, à ce bureau de renseignements oia il avait déjà
passé quelque temps vers [880 !
En résumé, si M. Bertillon n'avait pas démasqué l'im-
posture, les dém.arches d'Esterhazy, postérieures à la
publication du Matin, dans laquelle il a vu une épou-
vantable similitude d'écriture avec la sienne, pourraient
être regardées comme une preuve de sa bonne foi : fort
de sa conscience, il est prêt à affronter une accusation
absurde, qu'il ruinera dès qu'elle sera portée.
Mais, depuis que M. Bertillon a prouvé que cette
« effroyable similitude » était voulue et cherchée dans les
moindres détails, ces démarches d'Esterhazy n'éclairent
que mieux la comédie qu'il a jouée.
C'est vers cette époque que le commandant Henry
remit au général Gonse la pièce cataloguée 371 au dos-
sier secret. C'est une lettre de Panizzardi à Sch\\'arzkop-
pen :
« Hier au soir, j'ai fini par faire appeler le médecin, qui m'a dé-
fendu de sortir. Ne pouvant aller chez vous demain, je vous prie de
venir chez moi dans la matinée, car... m'a apporté beaucoup de choses
intéressantes et il faut partager le travail, ayant seulement dix jours
de temps. »
« Schwarzkoppen », dit Reinach (i), « nommait dans
(1) ./. Reinach, II, .388. — On voit que l'impeccable Reinach commet
ici une petite erreur assez ingénieuse, l.a lettre est adressée par Pa-
nizzardi à Schwarzkoppen, et il la présente comme étant au contraire
adressée par Schwarzkoppen à Panizzardi. La confusion semble insi-
gnifiante ; mais, comme Heinacli a toujours dit qu'Esterhazy ne ren-
seignait pas Panizzardi, cette légère inversion est nécessaire pour lui
permettre de pouvoir, au besoin, appliquer la pièce à Esterhazy.
- 44S -
» ce billet l'individu qui lui avait porté « beaucoup de
» choses intéressantes ». Mais Henry avait effacé ce
» nom à la gomme et lui avait substitué l'initiale D. »
Et Reinach ajoute, en note : « Le caractère fraudu-
» leux de la lettre fut établi par Cuignet devant la Cour
» de cassation. »
Ce dernier point est exact, ce qui n^a pas empêché le
général André de présenter, en 1903, cette falsification
comme un fait nouveau, inconnu des juges de Rennes.
De plus, le commandant Cuignet n'a pas dit que le
commandant Henry fût l'auteur de la falsification. Il y
a là une simple « induction » de Reinach. Car rien ne
prouve que le grattage n'ait pas été fait justement pour
frapper la pièce de suspicion (i).
Enfin, le procureur général Baudoin, en 1904, s'est
cru autorisé à dire, non pas qu'il y avait un nom à la
place du D, mais bien une autre lettre, un P, et que,
par suite, la pièce ne s'appliquait pas à Dreyfus.
Or, reportons-nous au raisonnement de Reinach,
pour la pièce ce canaille de D. : u les attachés italiens
» avaient pour habitude de démarquer les noms de
» leurs espions et d'en changer les initiales, quand ils
» ne leur donnaient pas un pseudonyme. Il était donc
» certain que le nom de l'espion ne commençait pas
» par un D (2). »
On voit le dilemme :si une pièce contient l'initiale D.,
elle ne s'applique pas à Dreyfus, car les attachés mili-
taires démarquaient les noms de leurs espions ; et si
elle contientune initiale autre que D, elle ne s'applique
pas davantage à Dreyfus, puisque le nom de Dreyfus
(1) Reinach nous apprend qu'il eut « le soupçon {Siècle du 3 avril
» 1899), que cette pièce avait été falsifiée >>. Quelle admirable intui-
tion !
(2) J. Reinach, I, 33.
— 449 —
commence par un D. Il n'y a qu'à choisir, suivant le
cas, celle des deux formes de raisonnement qui con-
vient.
Reinach ajoute, à propos de cette pièce, présentée
en 1896 au général Gonse : « Et comme Dre5'fus, pri-
» sonnier à l'île du Diable, ne pouvait pas être à la fois
» (septembre 1896) sur son rocher et à l'ambassade
» d'Allemagne, Henry date la pièce de mars 1894 (i). »
N'en déplaise à l'historien, la pièce est bien de mars
1894. On lit en effet dans le réquisitoire du procureur
général Baudoin prononcé le 4 mars 1904 :
« Un procès-verbal du 6 octobre 1903 a été dressé
» par le capitaine Targe, Gribelin, archiviste, et Dau-
» triche, officier d'administration, qui, ayant eu à faire
» à cette date les recherches prescrites par le ministre
» de la Guerre, ont trouvé un cartonnier qui portait
» cette inscription: Bordereaux... n° i à 48, et parmi
» ces bordereaux, un n°' 33 daté du 21 mars 18^4, signé
» du colonel Sandherr et contenant deux documents
w secrets et huit autres documents. L'un de ces docu-
» ments secrets est la copie, à la machine à écrire,
» de la pièce qui nous occupe (la pièce 371) ; elle est
» conforme au texte, seulement au lieu de la lettre D,
» il y a la lettre P... : « Car P. m'a apporté beaucoup de
» choses intéressantes. »
Une copie faite à la machine à écrire n'est d'ailleurs
pas, remarquons-le en passant, une preuve très forte ;
sans parler des coquilles si fréquentes avec cet instru-
ment qui garantit l'authenticité de la copie. En 1898, la
Cour de cassation a fait expertiser la pièce par M. Ber-
tillon. Cette expertise n'a donné aucun résultat,
« M, Bertillon reconnaissant avec le capitaine Cuignet
(1) J. Reinach, II, 389.
29
— 45o —
» qu'il y a eu retouche du document, mais croyant aper-
» cevoir sous le D les restes d'une autre lettre D (i). »
Et M^ Mornard ajoutait :
« Si, comme tout le monde le reconnaît, le document
» a été maquillé, ce ne peut avoir été pour le plaisir de
» substituer un D à une autre lettre D. »
Qui sait ? Car cette opération rendait, en tous cas,
le document suspect, ce qui était déjà un résultat inté-
ressant (2).
En résumé, la pièce est bien de 1894. Et elle prouve
(1) Cass., III, 499, — Mémoire de M^ Mornard.
(2) Voilà déjà deux exemples de grattage que nous rencontrons,
celui du petit bleu et celui de la pièce 371.
Nous l'avons dit : Il y aurait toute une théorie à faire sur le grat-
tage dans l'afTaire Dreyfus.
On peut, en effet, par ce procédé, soit rendre suspecte une pièce
authentique (exemple : la pièce 371), soit authentiquer une pièce
fausse (exemple : ie petit bleu).
Ainsi, prenons la pièce 371, qui porte l'initiale D. Effaçons cette
initiale, et remplaçons-la par un autre D. Il est manifeste dès lors
que ce deuxième D a été ajouté après coup. Donc la pièce est fausse.
Inversement, le grattage fait sur le pc^ï bleu rend, a pr/or/, ce do-
cument suspect. Mais, comme on prouve que le grattage a été fait
après l'arrivée de la pièce au service, il n'a pu être fait que pour
rendre suspect le document. Donc le document est authentique.
Enfin, le grattage est susceptible d'une autre application, encore plus
ingénieuse. Il peut servir à prouver, soit la mauvaise, soit la bonne
foi d'un individu.
Ainsi, le grattage de la pièce 371 n'a pu être fait que pour charger
Dreyfus. Donc il a été fait par quelqu'un qui avait intérêt à charger
Dreyfus, Henry par exemple. Donc Henry est un faussaire.
Inversement, le grattage du petit bleu tendrait à prouver que Pic-
quart a substitué sur la pièce le nom d'Esterhazy à un autre nom.
Donc Picquart serait un faussaire, qui a voulu perdre Esterhazy. Mais
si Picquart arrive à faire croire que ce n'est pas lui, mais Henry, qui
a fait le grattage, il en résulte qu'il n'est plus un faussaire, mais une
victime d'Henry, qui a voulu le faire passer pour un faussaire. Danc
la bonne foi de Picquart est « établie ». Ce n'est pas plus difficile que
cela !
— 4^1 —
que Panizzardi recevait d'un espion des « choses inté-
ressantes ». Or, M. Trarieux a déposé, à la Cour de
cassation, que M. Tornielii ne lui avait parlé que de
deux espions, un sieur Dubois, qui ne fournissait que
des renseignements insignifiants, et Esterhazy (i). Donc,
la pièce en question, visant des « choses intéressantes »,
ne s'applique pas à Dubois : Mais si cette pièce con-
tient l'initiale P, pourquoi cette initiale désignerait-elle
Esterhazy plutôt que Dreyfus ? Esterhazy qui, d'ailleurs,
d'après M. Tornielii, n'était pas en rapports directs avec
Panizzardi (2)?
2. Picqnart et Lehlols.
Reinach nous inflige ensuite neuf pages de pur rem-
plissage sur la psychologie de Picquart, l'homme « à la
conscience rigide », mais qui cependant, retenu encore
par sa prudence, se borne, pour le moment, à être un
« honnête homme ». Ce n'est que plus tard qu'il attein-
dra à r « héroïsme » et qu'il « gravira les hautes ré-
gions du sacrifice » (3).
Au milieu de cette phraséologie sonore, relevons
seulement cette allégation que, contrairement aux dires
des généraux de Boisdeffre et Gonse, l'affaire Dreyfus
n'absorbait plus Picquart. A peine si pendant le mois
d'octobre, il y consacra quelques heures (4). Pourtant,
au procès Zola, Picquart a reconnu que, s'il « s'occu-
» pait de beaucoup d'autres choses, il s'occupait beau-
(1) Cass., I, 'm.
(2) Ibidem.
(3) J. Reinach, II, 391, 392.
(4) J. Reinach, II, 389,
— 45 i —
» coup de cette affaire, avec persévérance, mais non
» d'une façon absolue (i) ».
« Son service normal », dit Reinach, ^ consistait à
)f recueillir des renseignements sur les armées étran-
» gères ; il obtint même, à cette époque, un résultat
» considérable (z). »
Lequel ? Reinach ne nous l'apprend pas, et pour qui
connaît sa manière de respecter les secrets de notre
service des renseignements, ce silence est bien étrange.
Nous passons sur une pénétrante analyse de l'état
d'âme de Picquart, « convaincu désormais de l'inno-
» cence du juif, comme d'une véritable mathéma-
» tique (3) », sur des considérations relatives à l'in-
fluence dans l'armée « de la Société d'Ignace qui
façonna « trop ^"^ chefs à son image » (4), et nous
arrivons aux moyens que le général de Boisdeffre em-
ploya pour se débarrasser du « gêneur ».
Plusieurs s'ofirai^^nt à lui : d'abord, l'assassinat. Mais
« cette énergie n'est pas d'un siècle amolli ». Aussi,
« Boisdeffre demandera simplement à Billot le renvoi
» de Picquart » (5). Est-ce le Père Du Lac qui a con-
seillé cette modération ? C'est douteux, car il semble
bien que le disciple de Loyola aurait plutôt préconisé
le poison. Reinach, qui n'avance rien à la légère, est
muet sur ce point.
Pour atteindre son but, le général de Boisdeffre va
« lâcher » sur Picquart a des subalternes » du bureau
des renseignements, chargés de l'espionner. « Et Henry
devint l'âme du complot (6). »
(1) Procès Zola, I, 32f.
(2) J. Reinach, II, 38f
(3) J. Reinach, II, 39
(4) J. Reinach, II, 39
(5) J. Reinach, II, 395.
(6) J. Reinach, II, 397.
— 4^3 —
On sait que, pendant une absence du commandant
Henry, Picquart s'était fait remettre par iM. Gribelin le
dossier secret de l'affaire Dreyfus.
« Un jour », dit Reinach, « en entrant dans le ca-
» binet de Picquart, Henry aperçut le dossier sur la
» table du colonel. Celui-ci causait avec un visiteur,
» probablement le commissaire spécial Mittelhauser,
» mais de tout autre chose... Pour incriminer Picquart,
» il va suffire de faire de ce visiteur l'avocat Leblois,
» l'ami intime du colonel, son conseiller juridique.
» Leblois n'est pas à Paris ; il est en Allemagne. Mais
» qui le saura ? (i) »
Et Reinach ajoute, en note :
« L'alibi de Leblois ne fut formellement établi qu'à
» Vinstruction Fahre^ par les témoignages concordants
» de Risler, maire du septième arrondissement..., des
» concierges de la maison qu'il habitait à Paris, du
» bourgmestre et des hôteliers d'Oppenau et de Gerns-
» bach, où l'avocat passa ses vacances, à proximité de
» Strasbourg, d'un voiturier strasbourgeois et de diffé-
» rents voyageurs. Leblois produisit également des
» notes d'hôtel des 13, 20, 27 août, 3, 9, 16, 23 sep-
» tembre, 7, 14, 21, 28 octobre, 4 et 6 novembre (1896). »
Remarquons que l'accusation d'avoir pris connais-
sance du dossier secret fut portée contre M. Leblois,
au procès Esterhazy, c'est-à-dire le 10 janvier 1898, et
reprise au procès Zola, par le colonel Henry. Au procès
Esterhazy, >L Leblois répondit au colonel Henry qu'il
ne pouvait lui donner un démenti. Au procès Zola, il
a reconnu cette parole, en essayant de l'atténuer (2),
mais il est en tout cas bien extraordinaire qu'il n'ait
(1) J. Reinach, H, 403.
(2) Procès Zola, I, 361.
— 454 —
pas, à cet instant, répondu péremptoirement par ces
témoignages, soi-disant décisifs, qu'il n'a songé à in-
voquer que six mois plus tard, en juillet, à l'instruction
Fabre ! Sans faire venir les hôteliers d'Oppenau et de
Gernsbach, ou le voiturier de Strasbourg, il aurait au
moins pu produire ses notes d'hôtel si précieusement
conservées pendant deux ans... Ce qui est encore plus
extraordinaire, c'est qu'à la suite de l'instruction Fabre,
où, d'après Reinach, l'alibi aurait été établi de façon
si « formelle », le procureur de la République dressa
un réquisitoire définitif, où on lit : // demeure certain
que le dossier secret Dreyfus se trouvait sur le bureau
du colonel Picquart alors que M. Lehlois était assis à
côté, et que la pièce « ce canaille de D... », sortie de
V enveloppe^ était placée entre eux deux, à quelques cen-
timètres de leurs yeux (i). La même instruction avait
d'ailleurs établi « charges suffisantes » contre Picquart
d'avoir communiqué à Leblois le dossier Esterhazy (2).
De même le 24 novembre 1898, à la suite de l'instruc-
tion Tavernier, le gouverneur de Paris signait un ordre
de mise en jugement contre Picquart, sous « prévention
» suffisamment établie d'avoir, en 1896, à Paris...,
» communiqué à une personne non qualifiée pour en
» prendre connaissance, le sieur Leblois, un dossier
» secret de trahison concernant l'ex-capitaine Drey-
» fus (3).
On voit comme l'alibi a été établi d'une façon « for-
melle », et comme les dépositions de M>L Risler et
autres, comme les notes d'hôtel produites par Leblois
ont paru probantes aux magistrats instructeurs, au
procureur de la République et au gouverneur militaire
de Paris î
(i) Affaire Picquart, 215.
(2) Affaire Picquart, 7, 224.
(3) Affaire Picquart, 11, 300.
— 4^5 —
Deux instructions distinctes, Tune civile, l'autre mi-
litaire, établissent le fait que Reinach nie tranquille-
ment.
Ayant appris ces indiscrétions, le général Gonse,
d'accord avec le général de Boisdeffre, retira à Picquart
le dossier secret. La sanction était vraiment bénigne.
3. Le faux Henry.
Nous arrivons à la date (i®"" novembre 1896) où le
colonel Henry fabriqua la pièce connue depuis sous le
nom de « faux Henry ».
Le texte de cette lettre (de Panizzardi à Schwarzkop-
pen) est le suivant :
Mon cher ami, j'ai lu qu'un député va interpeller sur Dreyfus. Si ou
demande à Rome nouvelles explications, je dirai que jamais je n'avais
des relations avec ce Juif. C'est entendu. Si on vous demande, dites
comme ça, car il ne faut pas qu'on sache jamais personne ce qui est
arrivé avec lui. — Signé : Alexandrine (1).
Le faux a été constaté en 1898 par le capitaine Cui-
gnet, qui, examinant le document à la lueur d'une
lampe, constata que « les fragments de l'en-tête portant
» les mots « mon cher ami », et les fragments du bas
» portant, comme signature, un nom de convention,
» étaient sur papier quadrillé en gris bleuté, alors que
» tous les autres fragments formant le corps de la pièce
» étaient quadrillés en rouge lie de vin ». Se reportant
à une pièce arrivée au service des renseignements en
1894, écrite comme la première, au crayon bleu sur
papier quadrillé, et pouvant servir de terme de com-
(1) /. lieinach, II, 413.
— 4^6 —
paraison pour authentiquer l'autre, le capitaine Cui-
gnet constata « des anomalies du même ordre que celles
» déjà relevées sur la pièce de 1896 ; les fragments de
» l'en-tête et la signature étaient quadrillés rouge lie
» de vin, alors que ceux du corps de la pièce étaient
» quadrillés gris bleuté ». Il y avait donc eu échange,
entre les pièces de 1894 et 1896, des fragments de Ten-
tête et de la signature : les deux pièces avaient, par
suite, été reconstituées en même temps, « ce qui était
•» en contradiction formelle avec les affirmations du
» chef du service des renseignements (le lieutenant-co-
» lonel Henry), disant que l'une des pièces était ar-
» rivée et avait été reconstituée deux ans avant la se-
» conde » (i).
Dans l'interrogatoire que lui a fait subir M. Cavai-
gnac en 1898, le malheureux colonel Henry a expliqué
comment il avait opéré (2) :
Il avait reçu (en 1896, la veille de la Toussaint) les
fragments d'une lettre insignifiante de Panizzardi ; il en
avait conservé l'en-tête et la signature et, sur les frag-
ments de papier blanc, avait écrit le texte faux. Puis
il avait décollé Ten-tête et la signature de la lettre de
1894, et s'en était servi pour la lettre qu'il venait de
fabriquer, reportant, sur la lettre de 1894, l'en-tête et
la signature de la lettre insignifiante qu'il venait de
recevoir, la différence de couleur des deux quadrillages
n'étant pas sensible (3).
Reinach prétend que l'auteur matériel du faux fut un
(1) Cass., I, 339, 340, capitaine Cuignet.
(2) Révision du procès Dreyfus à la Cour de cassation, 98 à 103.
(3) Telle est à peu près la version admise par Reinach au t. Il,
p. 414. Au t. IV, p. 189, il prétend qu'un examen ultérieur permet de
penser que l'une des signatures « Alexandrine » aurait été calquée
sur l'autre. Examen ultérieur fait par qui? Et qui en a communiqué
le résultat à Reinach ?
— 4^7 —
louche agent secret, nommé Leeman, connu sous le
nom de Lemercier-Picard, mort mystérieusement en
1898. Ce Lemercier-Picard aurait déclaré le fait à
Schwarzkoppen : c'est un renseignement inédit de Rei-
nach.
Mais, d'autre part, à Rennes, le général Roget a dé-
claré que Lemercier-Picard n'a jamais été un agent du
ministère, qu'il n'y a jamais apporté un document. Le
général s'est fait fort de prouver qu'on ne connaissait
pas Lemercier-Picard au ministère de la Guerre (1).
Toutefois, le nom de Lemercier-Picquart a été mêlé
à l'histoire du faux Henry. Dans un article de V In-
transigeant du 7 janvier 1904, M. Henri Rochefort
écrivait :
« Le colonel Henry n'a fait en réalité qu'obéir aux sutrgestions de
l'agent juif Lemercier-Picard, qui. pour déconsidérer et annihiler les
pièces vraies, avait intérêt à ce qu'il y en eût de fausses. Il convainquit
Henry que résumer en une lettre toutes les imputations portées contre
Dreyfus par des témoins honorables et les attribuer à une seule per-
sonne, n'était pas commettre un faux...
Et M. Rochefort ajoutait :
« Le fait est tellement certain que, dès le début de l'agitation (en
1897)... le Figaro, très au courant de ce qui se préparait dans la cou-
lisse, publia un entrefilet dont le rédacteur affirmait que le dossier
contenait au moins un document faux. »
Il n'est pas niable que les partisans de Dreyfus fureut
au courant du faux. Comme on le sait, la pièce ne fut
connue qu'au procès Zola, où le général de Pellieux la
divulgua, le 17 février 1898. Or, le 9 janvier, M. Yves
Guyol publiait, dans le Siècle, sous le titre : Tonte la
vérité, un « exposé complet de l'affaire Dreyfus-Este-
rhazy », où on lit :
[i) Rennes, 1,283.
— 4^S —
« On a trouvé des preuves... postérieures à la con-
» damnation ï) [souligné dans le texte). «On a commencé
» à trouver de ces preuves postérieures » (souligné)
» au mois de septembre 1896, dès que la presse recom-
» mença à s'occuper de Dreyfus...
» Chaque fois qu'il fut question de Dreyfus, on cher-
» cha et on trouva de nouvelles preuves postérieures »
(souligné).
»... Nous suggérons respectueusement à M. le mi-
)) nistre de la Guerre de faire une enquête sérieuse sur
» l'origine de ces pièces et de les soumettre ensuite à
» une expertise.
» M. le ministre de la Guerre se convaincrait ainsi
» sans trop de peine que, parmi ces pièces, les unes
» n'ont aucune valeur et que les autres sont suspectes »
)) (souligné), « tranchons le mot, qu'elles sont fausses »
(souligné).
« ... On trouvera certainement au fond de toute cette
» affaire un fou malfaisant. Ce sera le secret doulou-
» reux entre tous de cette effroyable affaire, et on ne
>^ pourra plus le cacher bien longtemps. Le ministre de
^> la Guerre ne voudra certainement pas attendre un
» éclat public, car, à tarder ainsi, il risquerait de pa-
» raître lui-même victime des artifices compliqués et
w ténébreux dhin criminel ou d'un Jou. »
Il est difficile d'être plus clair. Mais qui avait ren-
seigné M. Yves Guyot ? puisque Picquart n'a jamais eu
connaissance du faux Henry, comme nous allons le
voir.
A la vérité, Reinach dit bien que le général Billot
énonça un jour le contenu de la pièce à Picquart, sans
toutefois la lui montrer ; et il renvoie à la déposition
du général de Boisdeffre à la Cour de cassation (i).
(1) Cass., I, 264.
— 459 —
Mais dans cette déposition, le général de Boisdeffre dé-
clare simplement « que le ministre a dit à Picquart
» qu'il avait reçu une pièce prouvant nettement et de
» nouveau la culpabilité de Dreyfus ». Reinach ajoute
en note (i) :
« A l'enquête Bertulus (ij février i8g8), Picquart
» dépose que Billot lui dit le texte approximatif de la
» pièce ; il la reproduit de mémoire. »
I } février \ c'est-à-dire quatre jours avant la déclara-
tion du général de Pellieux à la Cour d'assises, où il
fit connaître l'existence et le sens de la pièce. N'est-ce
pas péremptoire, et n'est-il pas établi que, si Picquart
a pu parler, le i-^ février, du texte de cette lettre, c'est
qu'il la connaissait par le général Billot?
Seulement la vérité est que la déposition de Picquart
à Tenquête Bertulus n'est pas du 13 février. Reinach
est toujours bien servi par son imprimeur ; c'est une
heureuse coquille qui a fait mettre i } février. C'est
19 février qu'il faut lire, car c'est la date réelle (2).
D'ailleurs, malgré l'aide de Reinach et de son im-
primeur, Picquart n'arrivera pas à nous faire croire que
le général Billot lui a cité le texte delà lettre, comme
il l'a prétendu à l'enquête Bertulus. Car nous allons le
prendre en flagrant délit de contradiction avec lui-
même, en nous reportant à son « testament », daté du
2 avril iSçy^ et cité par Reinach (3). Nous y lisons :
« Il (le ministre) me dit très ostensiblement {et je me
» permets de croire que ce n était pas vrai) que, par sa
» police particulière, il avait des preuves de la culpa-
» bilité de Dreyfus, sans me dire lesquelles. »
(1) J. Meinach, II, 437.
(2) Ca&s., II, 215 et 217.
(3) i. Reinach, II, 703 (appendice III).
— 4^0 —
Ainsi, il résulte des déclarations mêmes de Picquart,
en 1897, que le général Billot ne lui a rien dit de
précis, ne lui a jamais cité le texte de la lettre ; et aussi
que Picquart, loin de soupçonner qu'une pièce fausse
avait été montrée au ministre, était convenu que celui-
ci mentait en faisant allusion à une nouvelle preuve de
culpabilité.
Néanmoins, après la séance de la Chambre du
7 juillet 1898, au cours de laquelle M. Cavaignac donna
lecture de la pièce de 1896, Picquart écrivit au prési-
dent du Conseil :
« M. le ministre de la Guerre ayant cité, à la tribune
de la Chambre des députés, trois documents, je consi-
dère comme un devoir de vous faire connaître que je
suis en état d'étahlij^^ devant toute juridiction compé-
tente, que les deux pièces qui portent la date de 1894
ne sauraient s'appliquer à Dreyfus et que celle qui
porte la date de i8p6 a tous les caractères d'un faux. »
Pour établir qu'une pièce à tous les caractères d'un
faux^ il faut s'appuyer sur des constatations maté-
rielles (i). Or, Picquart n'avait jamais vu le document,
(1) En dépit de cette nécessité, de toute évidence, de graves critiques
ont prétendu que l'énoncé seul du texte de la pièce, lue à la tribune
par M. Cavaignac, suffisait à prouver qu'on était en présence d'un
faux. Le bon sens français a emprunté pour leur répondre la plume
de M. Charles Maurras {Action française du 1^' novembre 1900) :
« Il s'est trouvé quelques intellectuels fanfarons pour se vanter
d'avoir découvert le faux par la savante application de leur méthode
historique et critique... Qu'on ne fasse pas de stylistique hors de
propos, qu'on ne nous dise pas que telle ou telle phrase de la pièce
litigieuse était d'un français trop barbare pour pouvoir être attribuée
à un officier diplomate, même crayonnant à la dérobée ; ou qu'on
prenne la peine de lire la phrase suivante :
« Elle (cette lettre) ne m'est inspirée que par le souci d'écarter tout
incident pouvant rejaillir même plus lard d'une manière fâcheuse sur
— 461 —
nous le répétons. C'est ce que disait M. Cavaignac, le
12 juillet, en réponse à une demande d'interpellation
de M. Fournière sur la lettre de Picquart, lorsqu'il
parlait « d'un individu qui a affirmé qu'un document
« qu'il n'avait jamais vu, et qu'il a avoué n'avoir ja-
» mais vu, présente les caractères d'un faux ».
Ainsi, et pour nous résumer, les partisans de Dreyfus
ont su, dès la première heure, que le dossier secret
renfermait un faux et ont su aussi par quel mo) en on
pouvait prouver le faux. De là à conclure que le colonel
Henry est tombé dans un piège, on avouera qu'il n'y a
pas très loin. Nous avons déjà vu qu'une première ten-
tative avait été faite avec le faux We3ier ; elle avait
échoué, une manœuvre plus savante a réussi.
Le colonel Henry a reconnu, il est vrai, avoir fa-
briqué la lettre ; le procès-verbal des aveux en fait foi :
«Vous avez reçu, en 1896, une lettre insignifiante;
» vous avez supprimé la lettre et vous avez fabriqué
» l'autre. — Oui (i). »
Mais ce qui reste inexplicable, c'est qu'en fabriquant
ce faux, il ait mélangé ces deux pièces, l'une de 1894,
l'autre de 1896 ; on ne saisit pas l'utilité de cette ma-
ies i^apports que je m'attache constamment à rendre de plus en plus
meilleurs avec mon pays et le vôtre. »
« De qui est cette phrase, ajoutait M. Gh. Maurras? Du comte Tor-
nieîli, de l'ambassadeur d'Italie. Mais sans doute tirée de quelque note
secrète, confidentielle, hâtive? Nullement, c'est extrait d'un instru-
ment officiel, de la lettre du 28 décembre 1897 à M. Hanotaux, mi-
nistre des AfTaires étrangères (Copie de cette lettre a été versée à la
Cour de cassation par M. Paléologue, Cass., I, 398). Tous les contrô-
leurs, tous les vérificateurs, tous les correcteurs de l'ambassade ita-
lienne ont usé là-dessus leurs besicles et leur attention avant que de
faire le pli et d'y mettre le sceau à la croix de Savoie. D'après la
teneur de ce document public, rédigé par l'ambassadeur, on juge de
ce que doivent être les marginales de la correspondance privée. Henry
connaissait le style de la maison. »
(1) lieiision, 103.
— 4^2 —
nière de procéder, et l'on en voit, au contraire, tout le
danger. Il devait sembler évident, a priori, que des
fragments de papier provenant de deux lettres diffé-
rentes, écrites à deux années de distance, ne pouvaient
pas avoir exactement la même apparence, et qu'un
examen attentif décèlerait la fraude.
Reinach met cette singularité sur le compte d'une
étourderie. Le commandant Henry, en effet, aurait pro-
fité de la circonstance pour falsifier également la pièce
de 1894, de telle façon qu'elle pût être interprétée
contre Dreyfus, et se serait trompé ensuite en rappor-
tant les en-têtes et les signatures sur chacune des
pièces.
C'est contre toute évidence que Reinach soutient
cette étrange théorie d'un deuxième faux, car le corps
de la pièce de 1894 a été reconnu authentique par
M. Gribelin et par le commandant Lauth, M" Labori a
admis l'authenticité de la pièce {Rennes^ II, 220).
Par conséquent, la pièce de 1894 étant authentique,
le fait de l'avoir décollée implique bien, de la part du
commandant Henry, l'idée d'avoir voulu utiliser cer-
tains de ses fragments dans la fabrication de la fausse
pièce de 1896.
Ainsi cette dernière pièce a été fabriquée — et cela,
nous le répétons, sans aucune utilité apparente — de
telle sorte qu'elle portait une tare qui devait permettre
plus tard de démontrer sa fausseté d'une façon indé-
niable.
Le colonel Henry a nié que personne autre que lui
eût eu part à ce faux. Mais le commandant Cuignet a
déposé, à la Cour de cassation : a M. Cavaignac, qui
» m'a souvent parlé de divers incidents de cet interro-
» gatoire, m'a dit à ce sujet : « Quand j'ai posé à Henr}'-
» la question : « Avez-vous agi seul? » j'ai senti une
» hésitation dans son regard. Il m'a répondu d'abord
— 463 —
» en hésitant et en assurant peu à peu sa voix : « Oui,
» j'étais seul (i). »
Le mystère n'a pas été complètement éclairci, mais,
ce que l'on sait aujourd'hui, ce sont les motifs qui ont
déterminé le colonel Henry. Il voyait de près les ma-
nœuvres de Picquart, et à la fraude, il a répondu par la
fraude. « J'ai agi dans l'intérêt de mon pays, j'ai agi
» pour le bien du pays », répète-t-il dans son inter-
rogatoire devant le Ministre (2).
La publication récente de la correspondance échangée
entre lui et M""® Bastian (3) a montré aussi avec quel
zèle il couvrait son agent, quelle ardeur il mettait à re-
cueillir ces renseignements, quelles précautions il pre-
nait pour éviter toute indiscrétion.
(1) Cass., I, 341.
(2) On lit dans la déposition du général Roget à la Cour de cassation
{Cass., I, 121, 122) :
« Henry, qui connaissait ces agissements (de Picquart) et qui con-
naissait bien aussi son chef direct (le général Gonse) et les scrupules
de sa conscience, a pensé sans doute qu'il n'opposerait pas une résis-
tance suftisante à ce qu'il croyait être une machination dangereuse et
il a fait cette pièce, sans se rendre compte de i'énormité de l'acte,
pour rasséréner ses chefs, comme il l'a dit dans son interrogatoire ; et
il ne croyait pas commettre un si grand crime, parce que son acte,
postérieur de deux ans au procès Dreyfus, ne changeait en rien la
situation du condamné (pour lui), parce qu'il croyait, le malheureux,
que la pièce ne sortirait jamais de son service, et enfin (et de cela je
suis sur) parce qu'il croyait ne faire que consigner par écrit la conver-
sation qui s'échangeait à ce moment entre les deux correspondants.
Il me l'a dit en propres termes et voici sur quoi il se basait : il savait,
par le rapport d'un de ses agents, qu'il y avait échange de vues jour-
nalières, entre les deux correspondants ; ou avait une lettre qui prou-
vait l'intérêt qu'ils avaient à se rencontrer et à se concerter; on en
avait une autre qui semblait encore plus significative, bien qu'aucun
nom n'y fût prononcé ; il a vu, dans ces indices, un état d'esprit qui
correspondait à la lettre qu'il a fabriquée, et qui s'encadrait d'ailleurs
tellement bien dans la correspondance, (ju'elle a trompé M. Cavaignac,
qui avait pourtant étudié la question avec soin. »
(3) Eclair du 4 mai 1904, Gaulois du 23 et du 2'.> mai 1904.
— 4^4 ~
En fait, à quoi devait servir son faux? Il n'y a plus
que Reinach, aujourd'hui, pour prétendre qu'il a été
fait dans un intérêt personnel. Etait-ce pour sauver
Esterhazy, qu'il connaissait à peine ? Convaincu, et
pour cause, de la culpabilité de Dreyfus, le colonel
Henry a voulu couper court à une campagne qu'il pré-
voyait devoir être néfaste pour l'armée et pour la
France. Qui nierait, en tous cas, aujourd'hui, son sens
prophétique ?
« Dans la vie comme dans la mort, il est allé en
» avant », a dit M, Charles Maurras dans son célèbre
article de la Galette de France du 6 septembre 1898.
Reprenons l'historique des faits.
Le commandant Henry, après avoir confectionné la
lettre, la porta au général Gonse, qui la communiqua
au général de Boisdeffre : celui-ci la présenta au mi-
nistre.
Ni les uns ni les autres n'eurent de soupçons. Firent-
ils des réflexions sur ce document ? C'est probable.
Furent-elles du genre de celles que leur prête Reinach ?
C'est possible, mais Reinach n'en sait rien, pas plus
que nous : ces officiers généraux crurent à l'authenticité
de la pièce parce qu'ils avaient pleine confiance dans
le commandant Henry, et